Lucrèce

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Philosophe épicurien et poète, Lucrèce est aussi le plus moderne de tous les savants de l'antiquité. Dans l'explication des phénomènes par leurs causes naturelles, il est allé aussi loin que le permettaient les connaissances de son époque, sans toutefois prendre prétexte de son matérialisme pour reléguer la sagesse au second plan. Il s'apparente ainsi à des savants contemporains comme Jean Rostand, Konrad Lorenz ou René Dubos. Il trouve parfois pour évoquer la sagesse, qui est le premier objet de sa quête passionnée, des accents qui rappellent ceux des mystiques, de Simone Weil par exemple. Voici ce qu'il dit sur l'attitude devant la mort: «Ah! C'est dans les dangers qu'il faut observer l'homme, c'est dans l'adversité qu'il se révèle: alors seulement la vérité jaillit de son coeur; le masque tombe, le visage réel apparaît». En latin, cette dernière phrase se dit ainsi: et eripitur persona, manet res. Littéralement: le masque arraché, reste la chose. Nos mots «personne», «personnalité», «personnage», viennent de ce mot latin persona, qui signifie masque.



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Lucrère d'après Victor Hugo
«L'autre, Lucrèce, c'est cette grande chose obscure, Tout. Jupiter est dans Homère, Jéhovah est dans Job; dans Lucrèce, Pan apparaît. Telle est la grandeur de Pan qu'il a sous lui le Destin qui est sur Jupiter. Lucrèce a voyagé, et il a songé; ce qui est un autre voyage. Il a été à Athènes; il a hanté les-philosophes; il a étudié la Grèce et deviné l'Inde. Démocrite l'a fait rêver sur la molécule et Anaximandre sur l'espace. Sa rêverie est devenue doctrine. Nul ne connaît ses aventures. Comme Pythagore, il a fréquenté les deux écoles mystérieuses de l'Euphrate, Neharda et Pombeditha, et il a pu y rencontrer des docteurs juifs. Il a épelé les papyrus de Sepphoris, qui, de son temps, n'était pas transformée encore en Diocésarée; il a vécu avec les pêcheurs de perles de l'île Tylos. On trouve dans les Apocryphes des traces d'un étrange itinéraire antique recommandé, selon les uns, aux philosophes par Empédocle, le magicien d'Agrigente, et, selon les autres, aux rabbis par ce grand-prêtre Éléazar qui correspondait avec Ptolémée Philadelphe. Cet itinéraire aurait servi plus tard de patron aux voyages des apôtres. Le voyageur qui obéissait à cet itinéraire parcourait les cinq satrapies du pays des philistins, visitait les peuples charmeurs de serpents et suceurs de plaies, les psylles, allait boire au torrent Bosor qui marque la frontière de l'Arabie déserte, puis touchait et maniait le carcan de bronze d'Andromède encore scellé au rocher de Joppé. Balbeck dans la Syrie creuse, Apamée sur l'Oronte où Nicanor nourrissait ses éléphants, le port d'Asiongaber où s'arrêtaient les vaisseaux d'Ophir, chargés d'or, Segher, qui produisait l'encens blanc, préféré à celui d'Hadramauth, les deux Syrtes, la montagne d'émeraude Smaragdus, les nasamones qui pillaient les naufragés, la nation noire Agyzimba, Adribé, ville des crocodiles, Cynopolis, ville des chiens, les surprenantes cités de la Comagène, Claudias et Barsalium, peut-être même Tadamora, la ville de Salomon; telles étaient les étapes de ce pèlerinage, presque fabuleux, des penseurs. Ce pèlerinage, Lucrèce l'a-t-il fait? On ne peut le dire. Ses nombreux voyages sont hors de doute. Il a vu tant d'hommes qu'ils ont fini par se confondre tous dans sa prunelle et que cette multitude est devenue pour lui fantôme. Il est arrivé à cet excès de simplification. de l'univers qui en est presque l'évanouissement. Il a sondé jusqu'à sentir flotter la sonde. Il a questionné les vagues spectres de Byblos; il a causé avec le tronc d'arbre coupé de Chyteron, qui est Junon-Thespia. Peut-être a-t-il parlé dans les roseaux à Oannès, .l'homme-poisson de la Chaldée, qui avait cieux têtes, en haut une tête d'homme, en bas une tête d'hydre, et qui, buvant le chaos par sa gueule inférieure, le revomissait sur la terre par sa bouche supérieure en science terrible. Lucrèce a cette science. Isaïe confine aux archanges, Lucrèce aux larves. Lucrèce tord le vieux voile d'Isis trempé dans l'eau des ténèbres, et il en exprime, tantôt à flots, tantôt goutte à goutte, une poésie sombre. L'illimité est dans Lucrèce. Par moments passe un puissant vers spondaïque presque monstrueux et plein d'ombre: Circum se foliis ac frondibus involventes. Çà et là une vaste image de l'accouplement s'ébauche dans la forêt, Tunc Venus in sylvis jungebat cordora amantum; et la forêt, c'est la nature. Ces vers-là sont impossibles à Virgile. Lucrèce tourne le dos à l'humanité et regarde fixement l'Énigme. Lucrèce, esprit qui cherche le fond, est placé entre cette réalité, l'atome, et cette impossibilité, le vide; tour à tour attiré par ces deux précipices, religieux quand il contemple l'atome, sceptique quand il aperçoit le vide; de là ses deux aspects, également profonds, soit qu'il nie, soit qu'il affirme. Un jour ce voyageur se tue. C'est là son dernier départ. Il se met en route pour la Mort. Il va voir. Il est monté. successivement sur tous les esquifs, sur la galère de Trevirium pour Sanastrée en Macédoine, sur la trirème de Carystus pour Metaponte en Grèce, sur le rémige de Cyllène pour l’île de Samothrace, sur la sandale de Samothrace pour Naxos où est Bacchus, sur le céroscaphe de Naxos pour la Syrie Salutaire, sur le vaisseau de Syrie pour l'Égypte, et sur le navire de la mer Rouge pour l'Inde. Il lui reste un voyage à faire, il est curieux de la contrée sombre, il prend passage sur le cercueil, et, défaisant lui-même l'amarre, il pousse du pied vers l'ombre cette barque obscure que balance le flot inconnu.»

VICTOR HUGO, "William Shakespeare", in Œuvres complètes: Philosophie, Paris, éd. J. Hetzel & A. Quantin, 1882

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