La Rochefoucauld
«Son éducation fut très incomplète: son père, impatient de profiter de la faveur du roi qui venait de le créer duc et pair, fit entrer son fils au service militaire dès son jeune âge: à seize ans, le prince de Marcillac était mestre de camp du régiment d’Auvergne. Mais François V, compromis avec Gaston d’Orléans, se fit exiler à Blois, où son fils partagea sa disgrâce pour avoir mal parlé du cardinal de Richelieu, et s’être lié avec Mlles d’Hautefort et de Chamerault, amies de la reine. Marcillac épousa à Blois Mlle de Vivonne, qui eut une vie fort obscure auprès de lui, et lui donna cinq fils et trois filles; en 1637, il se lia avec la duchesse de Chevreuse reléguée à Tours où elle intriguait avec la cour d’Espagne. Le prince de Marcillac se mêla activement à toutes les intrigues de l’époque contre Richelieu: revenu à Paris, il servit la reine suspecte d’intelligences avec l’Espagne, et s’entendit avec elle pour l’enlever ainsi que Mlle d’Hautefort dont le roi était amoureux; mais l’enlèvement n’eut pas lieu, la reine repris de l’influence, et Mlle de Chevreuse s’enfuit en Espagne, et Marcillac fut mis huit jours à la Bastille, puis exilé dans sa terre de Verteuil où il resta dans une inaction qui lui coûtait, pour obéir aux ordres de la reine; il y intriguait d’ailleurs toujours contre le cardinal, prenant part aux projets de Cinq-Mars et de Thou; d’autre part, il faisait un petit commerce de vins avec l’Angleterre d’où il tirait en échange des chevaux et des chiens. À la mort de Richelieu (décembre 1642), il revint à la cour; le roi mourut (mai 1643), et la reine devint régente avec Mazarin comme ministre; mais elle ne récompensa pas le long dévouement de Marcillac, qui, dans sa colère, se rapprocha des importants, conduits par le duc de Beaufort et Mme de Chevreuse, aussi mal récompensés que lui; mais Beaufort fut arrêté et Mme de Chevreuse éloignée. Disgracié et mécontent de l’ingratitude de Mme de Chevreuse, le prince de Marcillac fit la cour à la duchesse de Longueville (1646), sœur du duc d’Enghien; il a raconté le cynisme avec lequel il se fit céder la duchesse par son ami Miossens qui la courtisait alors. Il suivit alors à l’armée le duc d’Enghien, et fut blessé d’un coup de feu au siège de Mardick. La Fronde se prépara pendant sa longue convalescence, qu’il passa dans le gouvernement de Poitou qu’il avait acheté; il accourut et fut un des chefs de la guerre civile, terminée, après le blocus de Paris par Condé, par la paix du 11 mars 1649. Dans les intrigues compliquées qui suivirent, il aurait pu avoir une grande influence en raison de son pouvoir sur la duchesse de Longueville, s’il n’avait manqué autant d’esprit de suite. Condé, Conti, Longueville furent arrêtés en janvier 1650, et Marcillac s’enfuit avec la duchesse de Longueville en Normandie, puis rejoignit le duc de Bouillon pour prendre Bordeaux (31 mai 1650). Après la mort de son père en février 1650, il avait pris le titre de duc de La Rochefoucauld. Bordeaux fut repris par Mazarin, et La Rochefoucauld revenu à Paris continua à fomenter des troubles; il tenta de faire assassiner le cardinal de Retz dans la grande salle du Parlement (21 août 1651), mais dut quitter Paris avec Condé; à la même époque, Mme de Longueville se lassa de sa liaison avec La Rochefoucauld, qui durait depuis cinq ans, et se donna au duc de Nemours: La Rochefoucauld fut aise d’être quitté, mais en sentit en même temps l’amertume, et aida Mme de Châtillon à reprendre le cœur de Nemours et à éloigner le prince de Condé de Mme de Longueville. Cependant la guerre civile était toujours aussi active, et les deux partis se rencontrèrent aux portes de Paris, dans le faubourg Saint-Antoine (1er juillet 1652). La Rochefoucauld fut blessé au visage d’un coup de feu qui faillit lui faire perdre la vue; il resta longtemps malade, et retrouva, quand il rentra sur la scène, le roi à Paris, Condé passé aux Espagnols et les chefs de la Fronde amnistiés.
La Rochefoucauld cessa dès lors sa vie brouillonne d’intrigues de cour et parut avoir perdu toute ambition personnelle. Jouissant de la faveur de Louis XIV qui traitait avec affection sa famille, il se consacra à la réflexion, choyé par la haute société dont son esprit mordant faisait les délices. Les passions orageuses avaient fait place à des liaisons plus calmes avec la raisonnable Mme de Sablé qu’il consultait très volontiers sur ses écrits, Mme de Sévigné qui goûtait au plus haut point son caractère et son mérite, et surtout Mme de La Fayette, son intime amie, avec laquelle il entretint un délicat commerce jusqu’à la fin de sa vie. Il composa d’abord ses Mémoires, dont la copie lui fut dérobée aussitôt et publiée à Cologne en 1662; les colères suscitées par cette publication le portèrent à la désavouer. Ces mémoires contiennent une intéressante image du temps, mais ils ne sont pas entièrement de lui; la meilleure édition est celle de Renouard, parue en 1817, d’après le texte original. L’œuvre la plus célèbre de La Rochefoucauld, à laquelle il travaillait alors, parut sous le titre de Réflexions ou sentences et Maximes morales, connue sous le simple titre de Maximes; comme elles couraient en Hollande en manuscrit, La Rochefoucauld en publia lui-même l’édition en 1665 (volume de 150 pages et un Avis au lecteur). Ces Maximes ont contribué beaucoup, selon Voltaire, à former le goût français par leur mérite littéraire, l’élégance et l’esprit de justesse, de précision du style. La finesse et l’étendue philosophique des observations morales qu’elles renferment eurent le plus grand succès. Tout le livre repose sur cette seule idée que l’intérêt, « l’amour-propre », comme on disait alors, est le mobile de toutes les actions humaines; les vertus ne sont que des vices déguisés; malgré le caractère un peu exclusif et étroit de cette philosophie, le livre des Maximes, qui n’a pas la prétention d’être un système lié de morale et de philosophie, est resté une des œuvres classiques de la littérature française. La Rochefoucauld, outre la première édition de 1665, a donné lui-même quatre éditions successives des Maximes, dont la plus complète est celle de 1678 qui en renferme 504. Aimé Martin les a publiées de nouveau en 1822, puis Gilbert et Gourdault (1868-1883, en 4 volumes) et Pauly en 1883. En 1863, Barthélemy a publié sous le titre de: Œuvres inédites de La Rochefoucauld, 259 maximes, qui, pour la plupart, ne sont d’ailleurs que des variantes.
La Rochefoucauld a calomnié son caractère; peut-être fut-ce la douce influence de Mme de La Fayette qui le ramena à des pensées moins amères à la fin de sa vie: ce moraliste chagrin, cet intrigant brouillon et sans scrupules du temps des deux Frondes était alors dans le privé un homme aimable et sensible, malgré ses dures sentences; il aimait sa famille avec un cœur admirable; en 1672, il subit de cruelles épreuves: son fils aîné fut grièvement blessé au passage du Rhin, et un autre de ses fils, chevalier de Malte, fut tué. Mais Mme de Sévigné nous apprend qu’il ressentit encore une plus extrême douleur à la mort du jeune duc de Longueville, né durant la première guerre de Paris, adoré de sa mère: La Rochefoucauld, que l’on désignait tout bas comme son père, ne revit pas la duchesse en cette triste épreuve, mais tous deux furent profondément atteints. Le cardinal de Retz a fait un portrait à l’eau-forte de La Rochefoucauld, où il marque bien les traits contradictoires de son caractère, sa réserve, sa nature mobile, son inaptitude à l’action, son mépris des petits intérêts et son incapacité à en poursuivre de grands.»
article «La Rochefoucauld» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, Société anonyme de «La grande encyclopédie», [191-?]. Tome vingt-huitième (Rabbinisme-Saas), p. 780-781.
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Jugements sur La Rochefoucauld
LA BRUYÈRE
«[La Rochefoucauld] est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses faibles, l'attaque sans relâche quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grâce de la nouveauté.» (Discours sur Théophraste)
VAUVENARGUES
« Le duc de la Rochefoucault a saisi admirablement le côté faible de l'esprit humain; peut-être n'en a-t-il pas ignoré la force; peut-être n'a-t-il contesté le mérite de tant d'actions éblouissantes que pour démasquer la fausse sagesse. Quelles qu'aient été ses intentions, l'effet m'en parait pernicieux; son livre, rempli d'invectives contre l'hypocrisie, détourne, encore aujourd'hui, les hommes de la vertu, en leur persuadant qu'il n'y en a point de véritable.
Cet illustre auteur mérite d'ailleurs, de grandes louanges pour avoir été en quelque sorte, l'inventeur du genre d'écrire qu'il a choisi. J'ose dire que cette manière hardie d'exprimer, brièvement et sans liaison, de grandes pensées, a quelque chose de bien élevé. les esprits timides ne sont pas capable de passer ainsi, sans gradation et sans milieu, d'une idée à une autre; l'auteur des maximes les étonne par les grandes démarches de son jugement; son imagination agile se promène, sans s'arrêter, sur toutes les faiblesses de l'esprit humain, et l'on voit en lui une vaste intelligence qui, laissant tomber au hasard ses regards rapides, prend toutes les folies et tous les vices pour le champs de ses réflexions.
Cependant, M. de la Rochefoucauld n'était pas peintre, talent sans lequel il est bien difficile d'être éloquent; il savait explimer avec précision et avec finesse des pensées profondes; il avait cette liberté et cette hardiesse qui caractérisent le génie; mais son style n'est ni gracieux, ni touchant, ni véhément, ni sublime; on ne trouve dans es écrits ni la magnificence de Bossuet, ni la simplicité et l'énergie de Pascal, ni le pathétique de Fénelon, ni le coloris de la bruyère. Aussi plaît-il moins, ce me semble, par ses expressions que par la finesse de son esprit; mais je crois qu'il sera toujours au premier rang des philosophes qui ont su écrire.» (Fragments)