Guillaume le Conquérant

« Bientôt un nouvel hôte de Normandie, le plus considérable de tous, vint visiter le roi Edward, et se promener, avec une suite nombreuse, à travers les villes et les châteaux de l’Angleterre; c’était Guillaume, duc des Normands, fils bâtard du dernier duc, nommé Robert, et que son caractère violent fit surnommer Robert le Diable. Robert l’avait eu d’une jeune fille de Falaise, qu’un jour, à son retour de la chasse, il rencontra, près d’un ruisseau, lavant du linge avec ses compagnes. Sa beauté frappa le duc, qui, souhaitant de l’avoir pour maîtresse, envoya, dit une chronique en vers, l’un de ses plus discrets chevaliers faire des propositions à la famille. Le père reçut d’abord dédaigneusement de pareilles offres; mais, par réflexion, il alla consulter un de ses frères, ermite à la forêt voisine, homme de grande réputation religieuse; celui-ci répondit qu’on devait faire en tout point la volonté du prince; la chose fut accordée, dit le vieux poète, et la nuit et l’heure convenues. La jeune Normande s’appelait Arlète, nom corrompu en langue romane de l’ancien nom danois Herleve; le duc Robert l’aima beaucoup, et l’enfant qu’il eut d’elle fut élevé avec autant de soin que s’il eût été le fils d’une épouse.

Le jeune Guillaume n’était encore âgé que de sept ans, lorsque son père fit le vœu d’aller en pèlerinage à pied jusqu’à Jérusalem, pour la rémission de ses fautes. Les barons de Normandie voulurent retenir le duc Robert, en lui représentant qu’il serait mal pour eux de demeurer sans chef : « Par ma foi, répondit le duc, je ne vous laisserai point sans seigneur. J’ai un petit bâtard qui grandira et sera prud’homme, s’il plaît à Dieu, et je suis certain qu’il est mon fils. Recevez-le donc pour seigneur; car je le fais mon héritier, et le saisis dès à présent de tout le duché de Normandie. » Les barons firent ce que souhaitait le duc Robert, parce que cela leur convenait, dit la vieille chronique; ils jurèrent fidélité à l’enfant, et placèrent leurs mains entre les siennes. Robert étant mort dans son pèlerinage, plusieurs comtes et barons normands, et surtout les parents des anciens ducs, protestèrent contre cette élection, disant qu’un bâtard ne pouvait commander aux fils des Danois. Les seigneurs du Bessin et du Cotentin, plus remuants que les autres et encore plus fiers de la pureté de leur descendance, se mirent à la tête des mécontents et levèrent une armée nombreuse; mais ils furent vaincus en bataille rangée au Val-des-Dunes, près de Caen, non sans le secours du roi de France, qui soutenait la cause du jeune duc par intérêt personnel, et afin d’exercer de l’influence sur les affaires du pays.

Guillaume, en avançant en âge, devint de plus en plus cher à ses partisans; le jour où il revêtit pour la première fois une armure, et monta, sans s’aider de l’étrier, sur son premier cheval de bataille, fut un jour de fête en Normandie. Dès sa jeunesse, il s’occupa de soins militaires, et fit la guerre à ses voisins d’Anjou et de Bretagne. Il aimait passionnément les beaux chevaux et en faisait venir, disent les contemporains, de Gascogne, d’Auvergne et d’Espagne, recherchant surtout ceux qui portaient des noms propres par lesquels on distinguait leur généalogie. Le jeune fils de Robert et d’Arlète était ambitieux et vindicatif à l’excès; il appauvrit autant qu’il put la famille de son père, pour enrichir et élever en dignité ses parents du côté maternel. Il punit souvent d’une manière sanglante les railleries que lui attirait la tache de sa naissance, soit de la part de ses compatriotes, soit de la part des étrangers. Un jour qu’il attaquait la ville d’Alençon, les assiégés s’avisèrent de lui crier du haut des murs : La peau! la peau! et de battre des cuirs, pour faire allusion au métier du bourgeois de Falaise dont Guillaume était le petit-fils. Le bâtard fit aussitôt couper les pieds et les mains à tous les prisonniers qu’il avait en son pouvoir, et lancer leurs membres, par ses frondeurs, au dedans des murs de la ville.

En parcourant l’Angleterre, le duc de Normandie put croire un moment qu’il n’avait pas quitté sa propre seigneurie; des Normands commandaient la flotte qu’il trouva en station au port de Douvres; à Canterbury, des soldats normands formaient la garnison d’un fort bâti sur le penchant d’une colline; d’autres Normands vinrent le saluer, en habits de grands officiers ou de prélats. Les favoris d’Edward se rangèrent avec respect autour du chef de leur pays natal, autour de leur seigneur naturel, pour parler comme on s’exprimait alors. Guillaume parut en Angleterre plus roi qu’Edward lui-même, et son esprit ambitieux ne tarda pas à concevoir l’espérance de le devenir sans beaucoup de peine à la mort de ce prince esclave de l’influence normande. De pareilles idées ne pouvaient manquer de naître dans l’esprit du fils de Robert. Il joignait à un grand désir de puissance et de renommée une grande fermeté de résolution, une rare intelligence des moyens d’atteindre son but et autant de courage que d’adresse.

Mais, si l’on en croit le témoignage d’un contemporain, il ne laissa rien voir alors de sa pensée pour l’avenir et n’en parla point au roi Edward, ne se pressant point d’agir et croyant que les choses se disposeraient d’elles-mêmes à souhait pour son ambition. Edward, de son côté, soit qu’il songeât ou non à ses projets et à l’opportunité d’avoir un jour son parent maternel pour successeur, ne lui en dit rien non plus; seulement il l’accueillit avec une grande tendresse, lui donna des armes, des chevaux, des chiens et des oiseaux de chasse, le combla de toutes sortes de présents et d’assurances d’affection. Tout entier au souvenir du pays où il avait passé sa jeunesse, le roi des Anglais se laissait ainsi aller à l’oubli de sa propre nation; mais cette nation ne s’oubliait pas elle-même, et ceux qui lui conservaient leur amour trouvèrent bientôt le moment d’attirer sur eux les regards du roi. »

source: Augustin Thierry (1795-1856), « Livre III », Histoire de la conquête de l'Angleterre par les normands, de ses causes et de ses suites jusqu'à nos jours: en Angleterre, en Ecosse, en Irlande et sur le continent. Tome premier. Paris, Garnier frères, [18??], p. 184-187.

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