Munch Edvard

1863-1944
Enfant de la capitale, Edvard Munch est le fils d'un médecin militaire profondément religieux et peu argenté. Son oncle, P.A. Munch, est un historien réputé. Si l'ouverture à la culture a pu déclencher la vocation artistique d'Edvard, son environnement familial ­ éminemment morbide ­ l'a sans nul doute nourrie. Jugez-en. Sa mère, pourtant de vingt ans la cadette de son mari, meurt alors qu'Edvard n'a que cinq ans. Sa soeur aînée, quinze ans à peine, est emportée par la tuberculose. Sa soeur cadette est diagnostiquée «mélancolique». Son frère Andreas sera le seul des cinq enfants à se marier... pour décéder quelques mois après la cérémonie.

Réalisme

Après deux ans sur les bancs des Arts et Métiers, Munch se lance avec sérieux dans la voie artistique. Il étudie les classiques, s'inscrit à l'Ecole royale de dessin et devient le disciple de Christian Krogh, le plus grand peintre naturaliste du pays. Ses premières oeuvres s'inspirent du réalisme français. D'emblée, son talent séduit.

En 1885, Edvard Munch effectue un bref voyage d'étude à Paris. La même année, il s'attelle à une oeuvre maîtresse, La Jeune Fille malade. Abordant un thème déjà traité par son mentor, Munch marque une coupure radicale avec le réalisme. Pour Munch, le sujet n'est autre que sa soeur Sophie. Il travaille longtemps à cette toile, à la recherche d'une «impression originelle» et d'une forme capable de restituer son expérience personnelle, aussi douloureuse fût-elle. Dédaigneuse de la stylistique de son temps, sa composition s'approche de celle des icônes. La texture grossière des surfaces révèle ici les tours et détours du processus créateur. La toile est très mal accueillie par la critique.

Les principales oeuvres des années suivantes seront d'une structure formelle moins provocante. Nimbée du néoromantisme ambiant, Inger à la plage (1889) révèle le talent lyrique de Munch. La toile est peinte à Åsgårdstrand, petit village près de Horten, sur les rives du fjord d'Oslo. On y voit le littoral typique de cette région, dont les courbes sinueuses constituent l'un des leitmotivs essentiels de la sémantique de l'artiste.

La bohême de Christiania

En 1889, Edvard Munch peint le portrait de Hans Jæger, père spirituel de la bohême de Christiania. En fait, Munch fréquente Jæger et son milieu d'anarchistes révolutionnaires dès 1885. C'est un tournant décisif. Ces contacts seront à l'origine d'un intense débat intérieur... et de conflits déchirants. A cette époque, il s'attelle à une vaste (auto)biographie, tâche qu'il remettra plusieurs fois sur le métier au cours de son existence. Ces notes lui serviront plus tard à donner consistance aux thèmes majeurs des années 1890. A l'instar de Jæger, Munch s'efforce de donner une image vraie des frustrations et des souffrances de l'homme moderne: il veut «peindre sa vie».

France

A l'automne 1889, Munch expose à Christiania. L'événement lui vaut une bourse d'artiste «public», renouvelée trois ans de suite. Edvard la met à profit pour se rendre à Paris, où il travaille brièvement sous la direction de Léon Bonnat. Il découvre aussi le milieu artistique parisien, dont il gardera un souvenir plus durable. L'époque est en effet au postimpressionnisme, et les expériences antinaturalistes abondent. Pour Munch, c'est une libération. «La photographie ne peut faire concurrence à la palette et au pinceau, écrit-il, tant qu'elle ne peut servir au ciel et en enfer».

C'est à Paris que Munch apprend la mort de son père. De l'avis général, la solitude et la mélancolie dont témoigne Nuit à Saint-Cloud sont l'expression de ce deuil. Dans une palette exclusivement bleue, la toile esquisse la silhouette d'un personnage solitaire assis à la fenêtre d'un intérieur, perdu dans l'obscurité. Cette toile toute en nuances ­ non sans évoquer le chromatisme nocturne de James McNeill Whistler ­ est une oeuvre moderne et originale, symptomatique d'une «décadence» fin de siècle.

Au Salon de Christiania en 1891, Munch expose entre autres Mélancolie. Ici, les grandes lignes en arc et les larges touches de couleurs homogènes dominent, avec un dépouillement et une stylisation qui s'apparentent à ceux de Paul Gauguin et des synthétistes français. «Symbolisme -­ la nature est formée par l'état d'âme de l'observateur» écrit Munch.

C'est à cette époque qu'il peint les premières esquisses du Cri. Parallèlement, il réalise aussi plusieurs toiles impressionnistes, presque pointillistes, inspirées des bords de la Seine et de Karl Johan, les grands boulevards d'Oslo. Mais c'est la vision de l'âme qui intéresse Munch, et non celle des yeux.

Le Cri est souvent considéré comme la première toile expressionniste. C'est le paradigme de cette «peinture de l'âme», chère à l'artiste. L'expression repose avant tout sur le choix des couleurs et le tracé des lignes. La scène ­ en particulier le personnage principal ­ est caricaturée de façon grotesque et rendue dans une gamme chromatique qui ne doit plus rien à la réalité «vraie». Né de «l'enfer intérieur» de Munch, le tableau manifeste la face désespérée, angoissée et apocalyptique, qui marque la fin du siècle. Après tant d'années, force est de constater que l'impact visuel est inaltéré, preuve qu'il parle au coeur de l'homme contemporain.

Berlin

A l'automne 1892, Munch expose ses oeuvres peintes en France. Cette exposition lui vaut une invitation de la Künstlerverein de Berlin, qui souhaite monter une exposition de ses oeuvres. L'exposition est un énorme scandale. Le public ­ et la vieille garde ­ voit dans l'oeuvre de Munch provocation et anarchie. L'exposition est censurée derechef par les autorités.Elle a néanmoins permis à Munch de se faire un nom à Berlin, où il décide de s'installer. Il entre en contact avec un cercle d'écrivains, d'artistes et d'intellectuels en grande partie scandinaves. Parmi eux, August Strindberg, le poète polonais Stanislaw Przybyszewski, l'écrivain danois Holger Drachmann et l'historien de l'art allemand Julius Meier-Graefe. On y discute la philosophie de Nietzsche, l'occultisme, la psychologie et les aspects ténébreux de la sexualité.

En décembre 1893, Munch expose à Unter den Linden. Il y présente notamment six toiles, groupées sous le titre Etude pour une série: l'Amour. Elles sont les germes de ce qui va devenir La Frise de la vie ­ un poème sur la vie, l'amour, la mort. Nous retrouvons ici de pures ambiances comme La tempête, Clair de lune et Nuit étoilée, où l'on devine l'influence de l'artiste suisse-allemand Arnold Böcklin. D'autres motifs, comme ceux de Rose et Amélie ou de Vampire, dépeignent les facettes peu reluisantes de l'amour. Plusieurs toiles ont pour thème la mort, la plus frappante étant La Mort dans la chambre de la malade. C'est dans cette composition que la dette de Munch envers les synthétistes et symbolistes français est la plus sensible. Blême, grinçante, l'image fige une scène qui pourrait être le baisser de rideau d'une pièce d'Ibsen. On retrouve ici le souvenir de la mort de Sophie, la soeur de l'artiste, entourée de toute la famille. La mourante, vue de dos, est cachée par son fauteuil, mais focalisée par le personnage qui représente Munch lui-même. L'année suivante, la frise prend de l'ampleur avec des motifs comme Angoisse, Cendre, Madone et Les trois âges de la femme, dont le monumentalisme est bien dans l'esprit du symbolisme.

Avec entre autres contributions celle de Meier-Graefe, Przybyszewski publie en 1894 le premier ouvrage consacré à l'art de Munch. Il le baptise «Réalisme psychique».

Retour à Berlin

Munch quitte Berlin au début 1896 et s'installe à Paris, où l'ont précédé Strindberg et Meier-Graefe. Il s'y intéresse de plus en plus aux arts graphiques, délaissant quelque peu la peinture. A Berlin, il s'était essayé à la gravure et à la lithographie. Il crée maintenant d'exquises lithographies en couleur et ses premières gravures sur bois, en collaboration avec le célèbre imprimeur Auguste Clot. Munch avait aussi l'intention de publier un cycle intitulé Le miroir, conçu comme une frise graphique. Une maîtrise souveraine des techniques et une grande originalité artistique l'ont hissé au rang de classique des arts graphiques.

A Paris, il crée des affiches pour deux pièces d'Ibsen, montées au Théâtre de l'Oeuvre, mais ne vient pas à bout d'une commande d'illustrations des Fleurs du Mal de Baudelaire.

En 1898, de retour en Norvège, Munch illustre des textes de Strindberg publiés dans un numéro spécial de la revue allemande Quickborn.

Le tournant du siècle

Dans les dernières années du siècle, Munch tente d'achever sa frise. Il peint une série de nouvelles toiles, dont plusieurs de grand format, en partie inspirées par l'Art Nouveau. Pour Métabolisme, un tableau de grande taille, il fabrique lui-même un cadre qu'il orne de reliefs sculptés. D'abord baptisée Adam et Eve, la toile révèle la place centrale que tient le péché originel dans la philosophie de l'amour de l'artiste. Des motifs comme La croix vide et Golgotha (toutes deux de 1900) sont symptomatiques de l'attirance de l'époque pour la métaphysique, et se font l'écho de la jeunesse piétiste de l'auteur.A cette époque, une liaison amoureuse déchirante confirme l'artiste dans son optique de l'art comme vocation. Le tournant du siècle est une phase d'expérimentation fébrile. Un style plus coloré, plus décoratif voit le jour, sous l'influence des nabis et de leur maître Maurice Denis. Dès 1899, Munch peint La Danse de la vie qui, par son aspect monumental, peut être considérée comme une lecture audacieuse et personnelle de ce style décoratif.

Une série de paysages du fjord de Christiania, études sensibles et décoratives, sont considérés comme autant de sommets du symbolisme nordique. Jeunes filles sur la jetée, oeuvre d'ambiance classique, est peinte à Åsgårdstrand durant l'été 1901.

Le succès et après

A la naissance du XXe siècle, Munch est un artiste établi. En 1902, il expose pour la première fois l'ensemble de sa frise à la «Sécession berlinoise». Une autre exposition ­ Prague 1905 ­ aura une profonde influence sur plusieurs artistes tchèques. Son oeuvre fait une large part aux portraits, souvent en pied. Le portrait de groupe intitulé Les fils du Dr Linde (1904) est considéré comme une oeuvre maîtresse du portrait moderne.

Les fauves, Matisse en tête, partagent avec Munch de nombreux sujets de recherche. La «Brücke» de Dresden s'intéresse à son art, mais ne parvient pas à monter une exposition de ses oeuvres.

Le succès artistique croise à cette époque de graves difficultés personnelles. L'abus d'alcool aggrave son déséquilibre psychique. Il ressasse jusqu'à la torture sa tragique histoire d'amour. Elle s'est terminée à l'automne 1902 par une fusillade dont Munch est sorti blessé à la main gauche. Il n'oubliera jamais cette humiliation, jusqu'à l'obsession. Les traits de cette femme apparaissent entre autre dans la Mort de Marat (deux versions en 1907), un archétype de ce qu'il appelle «le combat entre l'homme et la femme que l'on appelle amour».

Henrik Ibsen disparaît en 1906, et Munch met l'automne de cette année à profit pour réaliser des décors pour Les revenants, mis en scène par Max Reinhardt au Deutsches Theater de Berlin. L'influence d'Ibsen ne cesse de croître. L'Autoportrait à Weimar montre un personnage sans force, attablé dans un café claustrophobique, très proche d'Osvald, le personnage d'Ibsen.

Sur commande, Munch peint un monumental Portrait idéal de Friedrich Nietzsche, et profite de plusieurs visites à Weimar pour peindre la soeur du philosophe décédé, Elisabeth Förster-Nietzsche.

De nouveaux thèmes laissent entrevoir un regain d'intérêt pour le monde. Hommes se baignant (1907-08) est un éloge sans détour de l'énergie virile. Les problèmes de nerfs et d'alcool atteignent pourtant un paroxysme, et Munch choisit de passer huit mois dans une clinique de Copenhague. En Norvège, on découvre enfin la valeur de son oeuvre. Il est décoré de l'ordre de St-Olav durant son séjour en clinique.

Retour en Norvège

De 1909 et jusqu'à la fin de ses jours, Munch va résider en Norvège. Il s'installe d'abord à Kragerø, petite ville de la côte sud du pays. Il y peint plusieurs toiles de facture classique, des paysages d'hiver, et se lance avec enthousiasme dans le concours pour la décoration de l'Aula, la nouvelle salle des fêtes de l'université d'Oslo.

En 1912, avec l'exposition que lui consacre le Sonderbund de Cologne, Munch se voit reconnaître comme l'un des pionniers de l'art moderne. A Kragerø, il se fait construire de grands ateliers en plein air où il travaille plusieurs années de suite au projet de décoration de l'Aula. A l'issue d'interminables conflits, il emporte le concours et son oeuvre est installée dans le bâtiment en 1916.

Selon les propres paroles de Munch, les motifs de l'Aula célèbrent les «forces éternelles de la vie». En toile de fond, un lever de soleil sur le fjord, reprenant la vue qui s'offre à Munch de la résidence qu'il loue à Kragerø, et qui exploite magistralement le potentiel symbolique de la lumière. Comme pendants, deux immenses toiles, L'Histoire et Alma Mater. Assis sous un grand chêne, dans un paysage rude et ingrat, un vieil homme conte à un petit enfant la saga de l'humanité. Dans un paysage serein et verdoyant, une mère est assise près d'une plage, un nourrisson à son sein, tandis que des enfants plus âgés s'initient à leur environnement naturel. Ces deux archétypes ne se contentent pas de renvoyer aux sciences de l'homme et de la nature, ils sont aussi l'illustration d'un principe masculin et féminin, contradiction fondamentale qui sous-tend l'univers pictural de l'artiste.

Le mouvement ouvrier alors en plein essor n'est pas non plus oublié et inspire plusieurs toiles, parfois monumentales. Les Ouvriers rentrant chez eux (1913-15) est aussi une étude dynamique de la perspective et du mouvement.

En 1916, Munch achète la propriété d'Ekely dans les faubourgs de Christiania. Paysages, personnages en harmonie avec la nature, chevaux au labour, les motifs sont dépeints en couleurs fortes et claires. D'un pinceau joueur et spontané, il célèbre les joies charnelles du sol, de l'air et de la terre.

A Ekely, Munch vit de façon spartiate dans un isolement volontaire de plus en plus strict, préférant la seule compagnie de ses tableaux. Il est toujours productif, mais ne se sépare qu'à contre-coeur de ses «enfants». Il prête néanmoins ses oeuvres à de nombreuses expositions en Norvège comme à l'étranger.

Dans les années suivantes, Munch peint de nombreuses études et compositions d'après des modèles. Certaines toiles laissent l'impression d'une joie de vivre régénérée, mais il n'en poursuit pas moins sa recherche sur les thèmes déchirants des années 1890. Sa production graphique est toujours importante, avec entre autre une série de portraits lithographiques.

Lorsque Munch s'éteint en 1944, il lègue sa vaste collection d'oeuvres et de notes biographiques et littéraires à la municipalité d'Oslo. Le musée Munch, inauguré en 1963, gère donc une collection unique d'oeuvres de Munch ainsi que d'autres documents qui mettent en lumière les étapes de sa création artistique.

La Galerie nationale d'Oslo possède elle aussi une collection unique de toiles et en particulier de chefs-d'oeuvre de sa première période, la plus novatrice. Le musée de Bergen Billedgalleri possède quant à lui plusieurs oeuvres de première importance.

source: Frank Høifødt, Edvard Munch (1863-1944) (Rédigé par Nytt fra Norge pour le Ministère des Affaires étrangères de Norvège. Reproduction autorisée. Imprimé en juillet 1996; site ODIN)

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