Compteur communicant

Dans l'état actuel des choses, en janvier 2012, nous nous opposons énergiquement au déploiement d'un réseau de compteurs d'électricité ''intelligents'' au Québec. Ce refus ne prendra toutefois tout son sens que lorsque nous aurons évoqué la complexité de la situation qui est à l'origine du fait qu'aujourd'hui tant de pays, une trentaine au moins, et tant de compagnies d'électricité, se précipitent vers cette innovation

Abus de langage
Le choix des mots utilisés pour la mise en marché du nouveau produit explique à lui seul une partie de l'engouement pour l'opération. Qui ne rêve pas d'être considéré comme smart ou intelligent et qui ne reporte pas ce sentiment de fierté sur les objets jugés dignes des mêmes qualificatifs? Les promoteurs qui usent et abusent de ces qualificatifs situent le débat non sur le plan rationnel comme le mot intelligent peut le faire croire mais sur un plan émotif. Il faut le rapprocher de la raison en donnant aux mots leur juste sens. Compte tenu de l'usage qu'on fait depuis si longtemps du mot intelligence, c'est faire preuve de mépris pour l'être humain que d'appliquer ce mot à un quelconque gadget numérique. L'analogie est d'ailleurs fausse car l'intelligence est le fait d'un être vivant capable d'initiative. Or, le compteur dit intelligent est un ordinateur programmé de façon à enregistrer et à mémoriser les mesures de consommation et à les transmettre à un quelconque bureau central à intervalles réguliers. Ne serait-ce que pour cette raison la traduction de smart par « communicant » est préférable; comme cette acception est aussi en usage, nous l'adoptons sans hésiter. Il y eut d'abord les smart bombs inventées au cours de la décennie 1970. On les a appelées « bombes intelligentes » parce qu'elles étaient programmées pour modifier leur trajectoire sur leur cible, en fonction d'informations nouvelles. Il convient de rappeler les origines militaires de toute cette industrie d'une puce porteuse de transistors qu'on qualifie à tort d'intelligente.

Des puces en quête d'usagers
Qui n'a pas remarqué que ces puces prolifèrent en ce moment à un point tel qu'on ne saurait pas à quelle entreprise de dépuçage s'adresser si on voulait s'en désencombrer? On les retrouve jusque dans les vibrateurs munis d'une commande à distance ou sous la forme d'un GPS incrusté dans la semelle d'un soulier de grande randonnée. Elles sont produites en surabondance à un coût très bas. Et comme on approche de la limite du nombre d'ordinateurs et de téléphones cellulaires dans lesquels on peut les insérer avec profit, il faut leur trouver de nouveaux usages, sans quoi l'économie risque de s'effondrer. Ajoutons à cela que la « loi de Moore  »  formulée en 1965 (doublement tous les deux ans du nombre de transistors sur une même surface) cessera bientôt de s'appliquer. Ce qui signifie que la durée utile des ordinateurs sera de plus en plus longue.

Les compteurs d'électricité et dans leur sillage les compteurs d'eau et les compteurs de gaz font partie des nouveaux usages. À la fin de 2011, le nombre de nouveaux compteurs d’électricité installés dans le monde s'élevait à 100 millions, on prévoit qu'il sera de 370 millions en 2015, de 900 millions en 2020; l'Europe et l'Amérique du Nord ouvrent la marche mais l'Asie et l'Amérique latine les suivent de près.

C'est sans doute la raison pour laquelle la compagnie Toshiba a récemment déboursé 2,3 milliards de dollars pour acquérir le fournisseur probable d'Hydro Québec, la compagnie suisse Landis+Gyr, l'un des principaux producteurs de compteurs, après Itron et Ge, deux compagnies américaines. Ces compagnies et quelques autres se sont regroupées en un organisme de bienfaisance appelé « Smart Meters Manufacturers Association of America »(SMMAA). Cet organisme a pour mission de donner la réplique aux organismes d'opposition, telle la Coalition québécoise de lutte contre la pollution électromagnétique (CQLPE), que des citoyens libres improvisent ici et là pour éviter d'être les cobayes d'une nouvelle expérience que l'humanité fait sur elle-même.

Des puces vertes
Aimez-vous Barack Obama? Le préférez-vous tout au moins à ses adversaires républicains? Eh bien! sachez qu'il a soutenu énergiquement l'industrie des compteurs communicants via son stimulus package; sachez aussi que sa réélection à l'automne 2012 dépendra en partie du succès de l'opération Smart Meters. Sachez enfin pour mieux mesurer l'ampleur des intérêts américains dans tout cela que deux compagnies américaines, Intel et AMD contrôlent à elles seules 99% du marché mondial de ces microprocesseurs dont les compteurs sont équipés.

Peut-être aussi préférez-vous les Verts aux Bruns, ces inconditionnels du pétrole. Eh bien! sachez que les membres de la SMMAA se réclament du mouvement vert, ce que nous rappellent des sites comme Green World Investors. La chose est logique puisque le but avoué des manufacturiers de compteurs numériques est de permettre aux consommateurs d'économiser l'énergie en leur donnant les moyens d'en rationaliser son usage.

Le réseau dit ''intelligent'', indissociable du compteur dit ''intelligent'' a pour principale caractéristique de permettre la circulation de l'électricité dans les deux sens. Un tel réseau apparaît donc comme nécessaire dans tout pays qui veut encourager la production locale d'électricité, ce qui présente un grand avantage du strict point de vue de la sécurité. Plus un système est centralisée plus il est fragile. Mais une compagnie comme Hydro Québec a-t-elle intérêt à encourager la production locale. Jusqu'à ce jour en tout cas elle n'a rien fait qui puisse nous inciter à le croire. Si elle veut convaincre les citoyens du Québec, elle devra prendre l'engagement d'encourager la production locale

L'environnement, l'une des premières préoccupations des citoyens, les télécommunications, l'une de leurs premières passions, si l'on en juge par le succès de Facebook et celui des produits Apple. Voilà deux puissants alliés pour les croisés de la SMMAA. La résistance à laquelle ils se heurtent est tout à fait étonnante. Sans doute a-t-on trop tenu l'approbation des citoyens pour acquise. Ce pourrait être une première explication. Il se pourrait aussi que dans ce cas, les atteintes à la vie privée inspirent des craintes qui tardent à se manifester dans le cas des médias sociaux

Votre profil électrique
En fournissant en temps réel à une grande entreprise centralisée des renseignements sur l'usage que nous faisons de l'électricité, le CC nous suit à la trace à l'intérieur de nos maisons. Quelques exemples anticipatifs: il est 18h et les Durand n'ont pas encore mis le souper en marche. Peut-être ne prennent-ils plus de repas en commun? À moins qu'ils ne soient en voyage ou au restaurant? Il y a une consommation anormalement élevée d'électricité, nuit et jour chez les Dupont. Ou bien ils cultivent de la marijuana dans leur sous-sol, ou bien ils opèrent une buanderie. Mais ont-ils leur permis? Chaque appareil électrique que nous utilisons a sa signature électronique; c'est ce qu'ont découvert deux jeunes hackers allemands qui n'ont eu aucune difficulté à capter les messages émanant d'une maison. Mais il se pourrait fort bien que si les compagnies d'électricité admettaient, comme l'ont fait les médias sociaux, qu'elles peuvent utiliser librement les informations personnelles, on cesse de les craindre pour cette raison. On n'est plus à l'époque où il suffisait d'une allusion au Meilleur des mondes ou à Big Brother pour limiter la curiosité des États et des grandes entreprises à l'endroit des citoyens. On est à l'époque de la télé réalité, où une partie de la population ne demande qu'à s'exhiber devant le plus grand nombre possible de spectateurs.

Quand les clics se transforment en centrales au charbon
Un clic sur Google équivaut en termes énergétiques à une tasse de thé, selon les calculs d'une dame anglaise qui pousse la simplicité volontaire dans sa lutte contre le réchauffement climatique jusqu'à se priver de sa tasse de thé quotidienne. Une source fiable m'apprend qu'un clic équivaut à 1 kilojoules, ce qui équivaut à la quantité de chaleur que dégage en dix secondes le corps d'un personne au repos. Est-ce suffisant pour réchauffer une tasse de thé? Sans doute

Parce qu'elle s'opère ainsi ainsi quotidiennement par doses infinitésimales la consommation d'énergie par les systèmes informatiques est généralement minimisée. Chose regrettable. On estime déjà à 6 % la part de l'énergie consommée mondialement par l'ordinateur, ses variantes , tels les téléphones cellulaires, et les infrastructures qu'ils nécessitent. À eux seuls les serveurs de Google. «En 2006, les serveurs et les centres de données ont consommé 61 millions de Mwh soit 1,5 % de l'énergie consommée aux États-Unis. La projection pour 2011 était de 100 millions de Mwh, une augmentaton de 12,7 %, ce qui nécessitera la construction de 10 nouvelles centrales nucléaires ou au charbon. Source

Quand tous les appartements du monde seront équipés de compteurs communicants, quand les compteurs d'eau et de gaz auront fait leur apparition dans le sillage des compteurs d'électricité, quand toutes les vaches seront mises à leur tour en réseau, processus déjà très avancé, quand votre chien et votre chat auront des puces au collier autres que les puces qui les grattent! , quel sera donc le coût énergétique de ces clics et leur effet sur le réchauffement climatique?

Sensibilité personnelle vs stastistiques épidémiologiques
Ce n'est pas sur ce terrain, trop proche de la passion des gens pour leurs gadgets numériques, que la bataille décisive se livrera mais plutôt sur celui de la santé publique. Les cas de réactions morbides que les gens attribuent aux radiofréquences sont de plus en plus nombreux en dépit du fait que la plupart des sources officielles en matière d'épidémiologie, à commencer par l'OMS, ne voient aucun lien de causalité entre ces symptômes et les appareils émetteurs déjà en usage : téléphones cellulaires, liens internet sans fil, etc. Voilà un problème, l'incompatibilité entre la sensibilité personnelle et les données de l'épidémiologie, qui se posent dans bien d'autres domaines et qu'il faudrait examiner séparément. Pour ce qui est du sujet du présent article, compte tenu de l'enthousiasme avec lequel les gens ont accueilli la généralisation du sans fil au cours de la dernière décennie, on peut présumer qu'ils ne rejetteront pas des compteurs moins polluants somme toute que leur téléphone cellulaire et leur ordinateur.

Ma liberté d'abord

Cela dit, la situation varie d'un pays à l'autre et l'on peut opposer bien d'autres arguments aux compteurs communicants. Étant donné le grand nombre de centrales au charbon sur leur territoire et le fait qu'ils tireront profit de la vente des nouveaux compteurs plus que tout autre pays, les Américains devraient se limiter à une résistance symbolique à l'opération qu'ils ont eux-mêmes lancée. Or, la résistance chez eux est plus forte qu'on ne l'avait prévu, si forte qu'en Californie un grand producteur d'électricité laisse ses clients libres d'acheter ou de refuser son nouveau compteur.

Occasion de soutenir que l'un des meilleurs arguments contre le déploiement systématique des nouveaux compteurs c'est la liberté du citoyen, la liberté pure, nue et simple. « C'est mon droit le plus strict de refuser votre gadget et je n'ai pas de raison à vous donner! » Si les millions de libertariens américains ont un tant soit peu de cohérence, ils s'objecteraient tous par principe qu'on ait recours à la contrainte dans ce cas. Le salut de leur nation n'est pas en cause. Au Québec, les défenseurs des droits individuels devraient profiter de l'occasion pour réclamer l'abolition du monopole d'Hydro Québec. Soit dit en passant ce Québec qui a l'électricité la plus propre du monde et l'une des moins coûteuses a les meilleures raisons possibles d'attendre pour faire son choix que les prix des nouveaux compteurs baisse. Il pourrait ainsi tirer profit de l'expérience de pays comme l'Italie où l'installation de 27 millions de compteurs communicants eut lieu entre 2000 et 2005.

Discrimination

C'est le bien commun qui est en cause, m'objectera-t-on. Un tel système doit être universel ou ne pas être. Argument bien faible, incompatible avec la loi de la diversité. Il serait bon au contraire de maintenir deux réseaux en parallèle, ne serait-ce que pour pouvoir faire un jour de bonnes études épidémiologiques, seule façon pratiquement de démontrer que l'exposition aux radiofréquences ne nuit pas à la santé, excellente façon aussi de limiter les effets d'une catastrophe frappant l'un ou l'autre des systèmes. Tous les grands systèmes centralisés son fragiles en effet. Cela Hydro-Québec devrait le savoir mieux que quiconque : ses longues lignes à haute tension sont à la merci du premier saboteur venu. Le nouveau système nécessitera l'installation de nombreuses antennes sur l'ensemble du territoire québécois. Ce sera un jeu d'enfant que de les rendre inopérantes. Est-il sage de présumer que personne ne s'y attaquera, comme personne ne s'est attaqué aux lignes à haute tension? Notons plutôt que c'est parce qu'elles n'ont traversé aucune guerre que les lignes à haute tension ont été épargnées.

Le recours au compteur communicant permettra de hausser le coût de l'électricité aux heures de grande consommation et de l'abaisser aux autres moments, la nuit par exemple. C'est l'argument en faveur des nouveaux compteurs qui revient le plus souvent. Il soulève bien des questions. C'est nous dit-on pour faire face aux moments de grande demande qu'Hydro Québec est contrainte de construire un barrage sur la rivière La Romaine.

Est-ce que les gens accepteront de faire leur lessive à minuit pour économiser quelques dollars aux heures de pointe? Ils n'auront qu'à programmer leurs laveuses et leurs sécheuses, me répondra-t-on;  et voilà la domotique dans le sillage des compteurs communicants.

Il est déjà bien difficile de rassembler tous les membres d'une famille autour de la table commune à l'heure qui convient au plus grand nombre. Est-ce qu'on va sacrifier ce rite aux diktats du fournisseur d'électricité? Et à supposer qu'ils le fassent, il en résulterait un argument puissant contre l'opération : la déshumanisation, voire le totalitarisme. La dérive vers un monde où l'État central décidera du moment où les gens pourront hausser la température de leur chambre à coucher pour pouvoir s'y dénuder. Une chose est déjà certaine : par ce procédé on introduira une nouvelle cause d'humiliation dans la vie des pauvres : eux seuls en effet seront vraiment réduits à faire leur lessive la nuit. On pourra les atteindre d'une autre manière : quand ils ne parviendront pas à payer leur compte, on pourra les punir en ne leur donnant accès au réseau qu'aux heures de faible consommation.

Déshumanisation

Le plus grand risque, et celui qui exige le plus de vigilance de notre part, c'est la déshumanisation. À l'argument des emplois perdus, on peut toujours répliquer qu'ils seront remplacés par d'autres emplois. Les emplois menacés ont toutefois ceci de particulier qu'ils comportent des liens vivants entre un être humain et d'autres personnes, des animaux, un paysage. Dans son nouvel emploi, cet être humain sera enfermé dans un bureau, face à un écran où il surveillera le fonctionnement du système numérique. Si c'était le premier et le dernier emploi vivant qui disparaissait ainsi, il n'y aurait certes pas lieu de s'inquiéter mais c'est le centième peut-être et il faut s'attendre à ce qu'une centaine d'autres disparaissent. On pouvait goûter à la chaleur humaine chez le cordonnier, le boulanger; ces petits métiers ont disparu. À la banque, les caissières disparaissent une à une, chassées par des puces semblables à celles qui équiperont nos compteurs. Au supermarché, il y a encore des caissières, mais pour combien de temps ? Et ont-elles le loisir de nouer des liens avec les clients? Il existe déjà des robots qui pourront faire le travail des réceptionnistes dans une foule de salles d'attente, celle du dentiste, du médecin, de l'avocat. En Corée, on a mis en usage un logiciel qui peut remplacer un officier municipal dans un mariage. Au Japon, les personnes âgées vivant seules devront chercher la chaleur humaine dans la chaleur froide qui émanera des processeurs de leurs robots de compagnie.

Que deviendrons-nous, s'il est vrai que la vie naît de la vie et qu'à chaque rupture d'un lien vivant, la mort refroidit les extrémités de notre âme comme elle refroidira un jour celles de notre corps?Vampirisés par les puces? La métaphore est grossière, mais elle s'impose : nous sommes vampirisés par les puces. On les utilise pour tout et pour rien tout simplement par ce qu'on les produit en surabondance à un coût unitaire dérisoire et parce que la logique industrielle dans laquelle nous nous sommes engagés nous contraint à chercher le salut économique dans cette direction.

Et s'il est encore possible de repérer les mauvais usages, est-il encore permis de les interdire? Quand je vois dans un honnête hebdo régional une annonce d'un vibrateur que le compagnon du jeu amoureux peut commander à distance et quand j'apprends d'autre part que les adolescents s'exhibent par vidéo dans de telles occupations, je suis indigné. Et ce n'est pas la morale qui m'inspire cette indignation, l'antique et humaine morale, c'est la simple nostalgie d'Ovide, le regret de la civilisation, le regret d'un monde où l'art de vivre et les savoirs essentiels se transmettaient de père à fils, de mère à fille et se vivaient entre présences réelles. Ces savoirs, après les avoir détachés de leur contexte, les avoir réduits à une formule abstraite, on les insère dans des appareils qui les exécuteront automatiquement. C'est à cela que servent les sex toys, et au même moment on nous planifie une agriculture savante sans participation humaine. Il est plus simple en effet d'insérer un savoir-faire dans une puce que de l'incarner dans une tradition humaine mettant ainsi son sort à la merci de l'éducation. Personne ne pleure quand, dans une société riche, un robot remplace un poste humain dans une chaîne de montage. Mais quand une telle mesure prive un travailleur chinois du seul revenu à sa portée, elle devient carrément inhumaine. Le président de Foxconn annonçait récemment que plutôt que d'augmenter le salaire de ses ouvriers, plus d'un million, il supprimerait en une seule année 300 000 postes pour les confier à des robots. Foxconn c'est cette entreprise taiwanaise qui fabrique en Chine les pièces des machines haut de gamme vendues par Apple dans le monde. Cette compagnie a délocalisé une première fois vers la Chine ses usines quand les salaires payés à Taiwan se sont rapprochés de ceux de l'Occident. La prochaine étape ne sera pas une délocalisation mais une dés-humanisation au sens le plus littéral du terme. Grâce aux compteurs communicants dont la Chine s'équipera à son tour, ces chômeurs pourront se consoler en vivant leur vie inutile la nuit, à rabais

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