Rubinstein Arthur

28 janvier 1887-20 décembre 1982
A écouter le pianiste Arthur Rubinstein dans le Concerto en sol de Beethoven, je me suis laissé emporter par le piano, par l'art du pianiste, par ce phénomène extraordinaire qu'est un grand virtuose. Et je pensais à l'idée que se font du virtuose la plupart de ceux qui les écoutent bouche bée. A les croire, les virtuoses sont des poètes, des rêveurs, des astres, des êtres étranges et mystérieux qui vivent en dehors de la réalité. Et il est vrai que le virtuose est tout cela à la fois, et bien davantage encore. C'est à la fois un monstre et un dieu: un monstre par la vie qu'il mène, si peu conforme à la norme bourgeoise, et un dieu par toutes les joies qu'il dispense sans compter. On l'aime, on l'admire et on en a peur tout à la fois.

On est étonné qu'il soit aussi un homme comme les autres, imbu des préjugés et des manies propres au commun des mortels, capable de souffrir du mauvais lit d'hôpital, du mauvais piano, du mauvais bifteck ou encore du mauvais café... sans compter le reste. Et pourtant, croyez-moi, le virtuose est tout ensemble plus bourgeois, plus simple et moins phénoménal qu'on l'imagine. S'il était vraiment ce que racontent les gazettes romantiques, s'il était demeuré ce qu'il était au temps du romantisme flamboyant, il ne vivrait pas longtemps. Car aucune carcasse humaine ne pourrait résister à l'épreuve à laquelle le soumet l'imagination des gens de bien. Si, vraiment, chaque fois qu'il paraît en public, le virtuose vidait son corps et son âme dans un complet abandon de soi-même, s'il devait sortir de chaque épreuve littéralement épuisé, il perdrait vite son charme, sa fraîcheur. Et son métier serait celui d'un mercenaire. Au contraire, les virtuoses sont de mieux en mieux portants et leur nombre augmente au lieu de diminuer.

Cependant, le métier de virtuose est très dur et demande une grande résistance physique. Les virtuoses vivent de musique, bien sûr, et elle leur est nécessaire comme l'air qu'ils respirent. Il leur est interdit de se négliger et d'être inférieurs à eux-mêmes. Car le public, car leurs admirateurs s'aperçoivent vite de leurs faiblesses, de leurs négligences. Ils ne se reposent jamais. La détente, ils l'emploient à travailler, à préparer de nouvelles conquêtes. Ils en usent à préparer de nouvelles saisons, à renouveler leur répertoire, à étudier et à vaincre de nouveaux problèmes d'art et de technique. Car l'homme de métier, le virtuose, le vrai artiste sérieux, ne se croit jamais arrivé et non plus à l'abri des faiblesses. Et rien ne lui répugne tant que la routine et la déformation professionnelle. Pour satisfaire aux exigences de ses admirateurs, il doit être constamment en progrès. Il doit être toujours en pleine forme, comme l'as du sport, et malheur à lui s'il se contente de vivre de son passé, au beau fixe.

D'ailleurs, il n'y a pas de beau fixe dans ce terrible métier d'art, où se maintenir ne suffit point. Et c'est pourquoi peu de virtuoses résistent à l'épreuve du temps et des saisons. On a vu de belles et longues ascensions, mais des chutes verticales sans merci. Et pourtant, on envie les virtuoses. On croit qu'ils ont la vie facile et que cette vie est pleine de joies et exempte de peines. On pense qu'ils doivent être heureux de jouer si bien et si facilement de leur instrument, et on n'entrevoit pas tout ce que cela comporte de travail et de sacrifices. On ne sait pas ce que coûte de peines cette aisance merveilleuse du métier.

Mais nous savons que les techniques d'art, comme celles du sport, ont des secrets qui doivent demeurer ignorés de la foule. Laissons donc aux spécialistes le mérite et la joie d'en apprécier le mécanisme. Le perfectionnement, l'entraînement, la mise au point, la découverte et même l'hésitation, l'incertitude, tout cela doit demeurer le lot de l'artiste. C'est son secret. Car devant l’œuvre d'art, seuls importent le résultat, la réussite, la beauté. Et Molière a dit mieux que personne que «le temps ne fait rien à l'affaire»... D'ailleurs, l'effort laborieux dépare toute expression d'art et lui enlève de l'attrait et de la séduction.

Le virtuose, sur l'estrade, montre comment il réussit telle acrobatie, mais il nous cache soigneusement et le plus naturellement du monde les routes qui l'ont mené au succès. Et plus il sera naturel et aisé, facile et élégant, mieux il touchera et éblouira. On lui demande de s'exprimer bien, que son métier soit parfait et que, de son jeu, le côté besogneux soit absent. C'est pour cela qu'il doit travailler sans répit et ne se permettre la moindre faiblesse, ainsi que je le disais tout à l'heure. Car le virtuose est exposé aux mêmes dangers qui guettent les vedettes du sport ou de l'écran. Et ses vacances, quand il en a, ne ressemblent en rien à celles du rond-de-cuir... Vraiment, le métier de virtuose est terrible, et on ne s'en doute guère quand on voit tel grand artiste réussir devant nous ces tours de passe-passe qui confondent l'imagination…

Mais ce terrible métier a aussi ses joies, qui sont immenses et profondes. De ses mains expertes et habiles, le virtuose travaille directement dans la chair vive du son et lui donne une forme idéale. Il en tire de la beauté, de l'émotion, de la joie, de l'héroïsme. Il recrée devant nous la pensée du compositeur, le rêve et l'action du créateur, toutes choses qui, sans son intervention, demeurent inertes sur le papier. Et ce n'est pas non plus un plaisir négligeable pour le virtuose de penser qu'il se joue miraculeusement des plus transcendantes difficultés. C'est ainsi que devant de tels miracles on se laisse aller sans défense jusqu'aux larmes, jusqu'au délire, dans le monde irréel des dieux.

Il y a comme une sorte de sorcellerie dans le métier de virtuose, et nous savons que Paganini fut accusé de commerce avec le diable... Mais c'était à une époque où les secrets de la technique étaient, beaucoup plus qu'aujourd'hui, ignorés du grand public. Et il est normal qu'on songe à la sorcellerie chaque fois qu'un exploit déborde le cadre ordinaire des capacités humaines. S'il y a sorcellerie, il y a aussi tromperie. Car on demande au virtuose, comme aux artistes de la scène, de s'émouvoir, de vivre et de mourir tours les jours devant le public, comme si ce don total de soi-même était possible à toute heure du jour.

Mais il appartient à l'artiste de nous donner l'impression de la vérité, de l'émotion et même de la mort, sans y périr en réalité. Puisque l'acteur meurt de façon fictive, admettons que le virtuose puisse être ému de même façon. Et cela n'est pas nécessairement nous tromper, et cela n'a rien à voir avec le charlatanisme. Car il y a tout un monde entre l'art et la vérité brutale. Art et artifice sont proches parents.

On demande encore autre chose au virtuose. On lui demande de s'effacer devant l’œuvre qu'il exécute. Aussi bien lui demander d'être impersonnel. A qui fera-t-on croire, vraiment, que le pianiste puisse entrer dans l'esprit demandé sans y engager sa personnalité? Sans doute, il doit respecter scrupuleusement les textes et ce que l'on appelle les intentions de l'auteur. Mais il risque de trahir en s'effaçant trop, en étant trop modeste. Et je dirai que moins il s'efface, plus il a de chance d'être éloquent. S'il joue un rôle, s'il doit entrer dans l'esprit d'un autre, il nous convaincra davantage s'il le fait avec personnalité.

M. Rubinstein joue Beethoven à sa façon, comme nous savons qu'il joue Brahms également à sa façon. Nous en aurons la preuve à Montréal, lorsqu'il jouera le concerto de Brahms en si bémol aux Concerts Symphoniques du Plateau. Mais la personnalité de M. Rubinstein n'empêche pas la musique qu'il exécute d'être essentiellement de Beethoven ou de Brahms. Sa personnalité confère justement aux auteurs qu'il joue un caractère d'authenticité, d'éloquence et de persuasion qui sont la marque des grands artistes. Et c'est par la personnalité et par l'esprit, autant que par l'émotion et le métier, qu'on arrive à ce résultat. C'est pourquoi on peut attendre des virtuoses des miracles impossibles...
Ouverture ........................ ZOLTAN KURTHY
Symphonie en Fa majeur, N° 8 ... BEETHOVEN
Concerto en Si bémol ..................... BRAHMS

Piano et orchestre

Je lisais ces jours derniers que l'Ouverture de M. Zoltan Kurthy avait été écrite à l'instigation de M. Barbirolli. En effet, M. Barbirolli se serait un jour plaint à M. Kurthy du manque de courtes ouvertures qui sont quelquefois si nécessaires pour compléter et ajuster les programmes. Et il fallait une très courte ouverture avant la Huitième Symphonie de Beethoven, qui ne dure pas assez longtemps pour compléter la première partie du programme.
La petite ouverture de M. Kurthy fut écrite il y a environ un an. Elle remplit bien son office. Elle est courte et commode.

M. Zoltan Kurthy est un musicien d'origine hongroise qui habite les États-Unis depuis 1923. Il fit tout de suite partie de l'Orchestre Philharmonique de New-York, d'abord comme organiste, pianiste et même violoniste, avant de devenir chef de pupitre des altistes. Il a écrit de nombreuses oeuvres pour quatuor à cordes, pour orgue et orchestre, et sa musique est assez souvent jouée aux États-Unis. M. Kurthy s'impose les formes classiques, mais il emprunte volontiers le langage d'aujourd'hui, ce que nous appelons le langage moderne.

Beethoven revient de temps en temps aux programmes de New-York, mais nous n'avons jusqu'ici, cette année, entendu que trois symphonies de Beethoven. Avec la Huitième Symphonie, cela fait quatre symphonies. C'est peu quand on sait que partout ailleurs Beethoven est parmi les symphonistes les plus joués. Il est vrai que nous pouvons entendre les neuf symphonies à d'autres concerts radiophoniques et que d'ailleurs, l'an dernier, M. Toscanini les a toutes jouées en d'inoubliables concerts. Je dirai en passant que le public de Montréal aura l'occasion d'entendre ces grandes symphonies puisque la Société des Concerts Symphoniques de Montréal consacre son festival à Beethoven. Ainsi, le culte beethovenien va se répandre jusque sur les rives du Saint-Laurent, pour le plus grand bonheur de ceux qui croient aux vertus morales et civilisatrices de la musique. Car il y a une religion beethovenienne, et c'est, je crois, l'écrivain français André Suarès qui disait de l'auteur de la Neuvième Symphonie avec choeurs qu'on n'en parlait plus «qu'à la façon des évangiles parlant de Jésus-christ».
Il est vrai que Beethoven a donné lieu à maintes thèses sociales, et on en est arrivé à le considérer comme une sorte de philosophe humanitaire «s'exprimant par le canal de la musique», plutôt que comme un musicien pur.

Combien de littérateurs ont abusé de ce beau sujet et sont tombés dans les pièges de l'art tout simplement oratoire! On n'en finirait point de citer les apologies ardentes où Beethoven prête au lyrisme dramatique, tragique, héroïque et sentimental des écrivains, sans compter les études critiques où l'on trouve que «Beethoven vieillit normalement comme vieillissent les dieux...» Néanmoins, la littérature a drainé vers cet art émouvant et profitable tout un monde qui ne l'eût peut-être pas autrement approché. Que Beethoven règne par le coeur, cela ne fait point de doute. Dès lors, les symphonies ont un sens, une portée humaine qui motive tous les lyrismes.

Beethoven n'aborda la forme symphonique qu'à l'âge de trente ans, puisque sa première symphonie est de 1800 (il est né en 1770). La composition des huit premières symphonies s'échelonne de 1800 à 1812, et la neuvième fut terminée vers le mois de février 1824, trois ans avant sa mort. C'est ainsi qu'on voit en l'espace de douze années l'évolution extraordinaire d'un génie qui a su, chaque fois, avec chaque nouvelle symphonie, se renouveler. Des deux premières symphonies, qui nous reportent dans l'atmosphère soi-disant heureuse du 18e siècle, on va à la troisième, l'Héroïque, qui ramasse en une émouvante synthèse les sursauts du coeur et de l'esprit qui ont remué tous les grands esprits au commencement du 19e siècle. Il y a la Cinquième, l'inégalable et unique Cinquième, la Pastorale, la bondissante et légère Septième, qui danse dans le sens le plus pur et le plus abstrait du mot, il y a enfin la Neuvième, avec son Ode à la joie, tremplin littéraire et philosophique par excellence…

Dans l'oeuvre symphonique de Beethoven, la Huitième Symphonie constitue une sorte d'intermède, ou de repos. C'est aussi l'une des plus courtes. Beethoven l'appelait la petite symphonie. Elle ne contient pas d'adagio, ou de mouvement lent. Le mouvement lent est ici remplacé par un allegretto de caractère léger et, même plaisant. Les biographes de Beethoven s'accordent à dire que cette symphonie fut composée au cours d'un été où il séjournait en Bohême, dans une ville d'eau fréquentée par une société aimable et élégante, ce qui marquerait chez l'auteur un certain souci de plaire. On prétend même que Beethoven se serait alors légèrement amouraché d'une cantatrice berlinoise, point trop belle, mais de caractère amène et enjoué... D'où on conclut que Beethoven aurait alors subi l'influence légère et souriante de son entourage et que la Huitième Symphonie devrait à tout cela le meilleur de son aisance et de sa bonne humeur. Disons que c'est la symphonie du rire, mais du rire au sens philosophique du mot. Le rire supérieur, le «vaste et inextinguible sourire» dont parle Shelley, quelque part, il me semble, dans son Prométhée enchaîné.

Le Concerto de piano en si bémol de Brahms a été joué par le grand pianiste Rudolf Serkin, à Québec, il y a quelques jours. L'an dernier, à peu près vers le même temps, le même pianiste Serkin jouait le premier concerto de Brahms, en mineur, qui est une oeuvre splendide. Disons que c'est affaire de goût... Ce concerto fut écrit entre les années 1878 et 1881. Les biographes de Brahms racontent que l'auteur, un jour, avec son humour habituel, écrivit à l'un de ses amis pour lui annoncer une petite nouvelle. «Je veux vous dire, écrivait Brahms, que je viens d'écrire un petit, tout petit concerto, avec un minuscule, tout à fait minuscule scherzo...» Quelques jours plus tard, Brahms envoyait son concerto à un autre ami en lui disant: «Je vous envoie quatre petits morceaux de piano...» Et l'ami en question disait un jour: «C'est toujours un ravissement et une surprise pour moi lorsque Brahms, après avoir parlé de choses indifférentes, sort des manuscrits de sa poche en disant: «Regardez cela et écrivez-moi ce que «vous en pensez…»
Prélude, acte 1, Tristan et Yseult .................... WAGNER
Récit d'Yseult ............................................. WAGNER
Musique du Venusberg, de Tannhâuser ............ WAGNER
Le Voyage du Rhin, du Crépuscule des dieux ... WAGNER
Marche funèbre, du Crépuscule des dieux ......... WAGNER

Wagner n'a jamais voulu être un musicien pour le concert. Son oeuvre est presque tout entière pour le théâtre. Et on est donc obligé de l'amputer, de couper, de cisailler, de prendre dans son oeuvre des extraits, lui qui justement avait horreur de ces sortes de choses, lui qui pestait tant contre la formule des opéras anciens que l'on semblait avoir faits de telle sorte que l'on pût en tirer des airs pour le concert ou le salon... Wagner au concert et au salon, en extraits, n'est-ce pas là la rançon de sa gloire!

Sans doute, nos préoccupations quotidiennes actuelles nous éloignent de la vie des grands romantiques, et le passé ne nous intéresse pas tant que le présent, ou l'avenir prochain... Cependant, la vie des grands musiciens romantiques continue à nous émouvoir. Berlioz, Liszt, Wagner, sont justement des romantiques flamboyants dont la vie s'est déroulée comme d'ardents romans pleins de luttes épiques. Et Wagner répond à la formule du vrai, du pur romantique. Telle qu'il l'a vécue, sa vie s'est déroulée à la manière d'un roman-fleuve, pour emprunter une expression aujourd'hui à la mode. Et il est vrai que la vie des grands musiciens romantiques appartient à la littérature autant qu'à la musique.

Wagner est né à Leipzig en 1813. On s'accorde à dire qu'il ne fut en rien un enfant prodige. Orphelin dès le plus jeune âge et le cadet d'une nombreuse famille, sa mère s'est vite remariée. Louis Geyer, le beau-père, voulut faire un artiste peintre du petit Richard, qui n'avait pourtant de curiosité que pour la poésie et le théâtre. Enfin, pendant qu'il est à l'Université, il s'essaye à des morceaux de piano, et il compose même une ouverture pour grand orchestre, toutes choses qu'il considérera plus tard comme «le point culminant de ses absurdités de jeunesse».

Lâchant enfin les études universitaires, il se met sérieusement à l'étude de la musique et il entreprend de nombreux voyages au cours desquels il exerce le métier de chef de chœurs ou de chef d'orchestre. Et c'est au cours d'un séjour à Magdebourg qu'il rencontre la chanteuse Minna Planer, dont il tombe amoureux et qu'il épouse en 1836. Ainsi commence sa vie amoureuse et conjugale, qui est tout de suite malheureuse. Wagner est violent, jaloux, pauvre et dépensier, hanté par le luxe; et Minna, sans ressources, coquette plus qu'il ne faut, ne fait qu'augmenter les causes de mésentente entre les époux. Ils se quittent, ils se remettent ensemble pour se quitter de nouveau, et, enfin, ils finissent par divorcer...

Entre temps, Wagner s'était lié d'amitié avec le ménage Wesendonck. Mathilde Wesendonck, femme remarquablement intelligente et excellente musicienne, a vite compris le coeur de Wagner et fait naître en lui une passion d'une ardeur, d'une violence capable de troubler l'âme la mieux trempée. Cependant, cette passion était sans issue. Elle dut s'abîmer dans le renoncement, et c'est ce tragique abandon qui aurait fait naître l'idée de Tristan et de sa troublante musique. En effet, comme on le sait, Tristan et Yseult est justement le drame de l'amour dans la mort. Wagner quitte non seulement Minna, sa femme, mais aussi Mathilde, l'amie adorée, et il se réfugie à Venise.

Mais un cœur comme celui de Wagner ne meurt pas de trop aimer. Malgré les difficultés de sa vie, malgré les fautes et les faiblesses de son caractère, Wagner voit surgir de nouveaux attachements. Il voit paraître des amitiés magnifiques et, enfin, le dévouement héroïque, amoureux, inlassable et si intelligent tout à la fois, de Cosima Liszt, la fille de son grand ami Franz Liszt, la femme d'un ami également dévoué, Hans de Bulow.

On sait que son amitié avec Liszt a été des plus fructueuses. Liszt a été l'ami de tous les instants, l'ami de toutes les peines, et les services qu'il a rendus à Wagner sont innombrables. Il est vrai que ces deux amis s'aimaient d'une amitié sublime et que le dévouement et la bonté de Liszt étaient inépuisables. Liszt a dû beaucoup pardonner à Wagner, et il lui a, pour ainsi dire, abandonné mille trésors de son magnifique génie.

Sans doute, Wagner a failli périr au milieu des difficultés et des déboires qui l'ont assailli. Mais il avait confiance en lui. Il a pu achever son oeuvre et il a trouvé, auprès d'un protecteur comme le roi Louis II de Bavière, l'aide nécessaire à l'édification de cette oeuvre grandiose. C'est ainsi qu'il a pu construire son propre théâtre de Bayreuth, qui est devenu un lieu de pèlerinage musical, une sorte de musée-chapelle où ont été entretenus avec une égale ferveur le culte de l'homme et celui du musicien.

Entre temps, Wagner s'est aussi occupé de politique et, à la suite de certains mouvements révolutionnaires, il a dû s'exiler pendant plusieurs années. En France, où il a fait de nombreux séjours, il a eu bien du mal à se faire jouer, et l'on sait combien fut lamentable la première représentation de Tannhäuser à l'Opéra de Paris en 1861, laquelle eut lieu dans un chahut indescriptible. Il fallut d'ailleurs la protection de grands seigneurs de la cour et même l'intervention de l'empereur Napoléon III pour que Tannhäuser fût accepté sans trop de modifications. C'est ainsi que Wagner a gardé de ses séjours parisiens des souvenirs plus ou moins heureux et même une sorte d'amertume qui transparaît dans plusieurs de ses écrits.

Mais quatre-vingt ans presque ont passé là-dessus, et c'est maintenant de l'histoire. Les écrits virulents de Wagner ont perdu de leur actualité.

Enfin, après des vicissitudes de toutes sortes, après des joies et des satisfactions sans nombre, par exemple, celle de se voir reconnu et apprécié, celle de se voir soutenu par des protecteurs princiers, celle, surtout, d'avoir pu achever son oeuvre, enfin, vers l'âge de soixante-dix ans, Wagner est touché de la maladie qui va l'emporter. Atteint d'une maladie de cœur, il doit s'éloigner de la vie trop dure et ardente de son pays d'Allemagne. Il part pour Venise avec sa femme Cosima et ses enfants, dans le courant de l'automne 1882, et il s'installe dans l'un des plus beaux palais du Grand Canal, le Palais Vendramin. C'est là qu'il est mort le 13 février 1883, à l'âge de 70 ans. Il venait de jouer et de chanter au piano la dernière scène de L'Or du Rhin et il s'apprêtait à sortir en gondole pour sa promenade habituelle quand il fut frappé par la mort. Son corps fut ramené à Bayreuth, où on lui fit d'imposantes funérailles, au son des accents grandioses de la marche funèbre de Siegfried. Ceux qui ont visité Bayreuth ont pu voir la simplicité de sa sépulture, parmi les arbres de sa villa de Wahnfried, tout près de son théâtre, où son oeuvre attendra peut-être quelque temps... encore... le retour des mélomanes du monde entier...

Pour nous, continentaux américains, gens de 1941, pour nous qui sommes éloignés des grandes batailles romantiques, bouleversés par de plus actuelles batailles, le nom de Wagner prend un sens nouveau, un sens plus strictement et plus exclusivement musical. Nous oublions le philosophe et le dramaturge, nous oublions aussi l'idéologue et le pamphlétaire qu'il y avait en Wagner; nous oublions le doctrinaire volontaire pour ne voir et n'entendre que la musique, qui est parmi les plus belles, les plus chaudes et les plus éloquentes du monde. Que ce soient le pessimisme morbide de Tristan, le paganisme de circonstance de la musique du Venusberg de Tannhäuser, que ce soient enfin les clameurs prophétiques du Crépuscule des dieux, nous trouvons là l'un des plus beaux et des plus bouleversants miracles de la musique au 19e siècle.

Le prélude de Tristan et le récit d'Yseult, au premier acte... Mais je ne vais pas entreprendre de raconter toute l'histoire de Tristan... D'ailleurs, en tant que livret de théâtre, Tristan et Yseult est une effusion lyrique continue, sans répit, dont l'élan et la passion atteignent fatalement leur but et leur conclusion. Ce n'est pas un récit dramatique pourvu des éléments épiques ordinaires, des récits ou événements qui constituent généralement le sujet d'un opéra. C'est un grand poème lyrique, le poème de l'amour dans la mort. On a raison de dire que c'est en quelque sorte la transposition d'un drame personnel, puisque la vie de Wagner nous révèle que cet amour, cette passion, cet abandon volontaire, Wagner les a vécus avec une douloureuse intensité.

La musique du Venusberg de Tannhäuser représente l'une des rares concessions que Wagner ait faites à la mode. Car le monde élégant, au milieu du 19e siècle, voulait voir un ballet dans tout opéra digne de ce nom, et Tannhäuser n'en comportait pas. C'est ainsi par exemple que le Jockey Club de Paris, qui avait apparemment son mot à dire même à l'opéra, exigea le ballet traditionnel. Wagner s'y refusa si impérieusement que le ministre en charge des affaires musicales dut intervenir. Enfin, Wagner céda. Il développa la scène du premier acte, la scène du Venusberg, qui pouvait comporter l'adjonction de danses, et qui fait suite à la célèbre ouverture que nous connaissons tous.

Le Crépuscule des dieux fait partie de L'Anneau du Niebelungen. L'histoire du Crépuscule des dieux est si complexe que je n'ose en aborder le récit. C'est d'ailleurs le quatrième opéra d'un immense drame en quatre journées, qui couvre, qui touche toute la gamme des passions humaines, sans exclure celles des dieux de la mythologie nordique. Le voyage au Rhin de Siegfried, qui est le héros du drame, est une sorte de poème symphonique qui évoque les sentiments, les exploits de Siegfried et les paysages qu'il parcourt. On y retrouve les thèmes généraux et génériques de toute l'oeuvre.

Quant à la Marche funèbre de Siegfried, ou Marche funèbre du Crépuscule, ainsi que l'on dit communément, elle réunit tous les thèmes qui ont «accompagné les actes essentiels de la vie du héros». C'est une page d'une grandeur tragique sans précédent dans toute la musique lyrique du 19e siècle.
Introduction et Allegro ............................................. ELGAR
Concerto pour Piano et Orchestre ... CASTELNUOVO TEDESCO
Ouverture pour La Nuit des Rois ... CASTELNUOVO TEDESCO
Ouverture de Roméo et Juliette ................... TSCHAÏKOWSKY

La présence au même programme des noms de sir Edward Elgar et de Castelnuovo Tedesco invite à parler de renaissances musicales. Des pays qui avaient autrefois une musique, qui avaient des maîtres célèbres à travers le monde, comme l'Italie, l'Espagne et même l'Angleterre, des pays aussi pourvus et aussi riches, ont pourtant connu de longs déclins. On a cru que l'Espagne, l'Angleterre et l'Italie jamais plus ne retrouveraient audience dans le monde musical universel.

Et pourtant, si des musiques ont pu naître comme en Russie et en Finlande et atteindre en un demi-siècle leur apogée, rien ne les empêche de renaître dans d'autres pays où elles ont déjà glorieusement fleuri. Ainsi, on peut certainement parler de renaissance musicale en Angleterre. La période des Byrd, des Gibbons, des Purcell, nous allons la voir revivre, nous en retrouvons déjà l'élan et l'esprit en la personne des jeunes musiciens actuels.

A l'aube de cette renaissance musicale anglaise, on peut inscrire le nom de sir Edward Elgar. En effet, l'Introduction et Allegretto est manifestement de caractère anglais, en ce qu'il emprunte au sol welsh l'esprit d'un thème qui ne peut appartenir qu'à ce coin de terre anglaise. Elgar, étant un jour à la campagne, entendit dans le lointain des bribes d'un chant populaire dont il ne put cependant parvenir à capter l'essentiel, mais seulement deux ou trois notes, toujours les mêmes, portées par le vent. C'est l'origine du thème si caractérisé de cet allegro, qui est en somme de la propre invention d'Elgar.

L'Italie, elle aussi, a eu un passé très glorieux qu'elle a payé par une longue et profonde léthargie. Elle a été pendant longtemps occupée à la fabrication d'opéras en série qui l'a menée au fameux vérisme des Léoncavallo, des Mascagni et des Puccini. Et pourtant, il y eut de bien grands noms au 19e siècle. Verdi et Rossini, par exemple, qui rejoignent glorieusement les noms de Scarlatti, Monteverde et Pergolèse.

Mais en Italie, comme ailleurs, des miracles s'accomplissent. Et si la chanson populaire vint au secours d'autres musiques, dans d'autres pays, il est remarquable que la Péninsule fut sauvée par le chant grégorien tout autant que par la musique ressuscitée des anciens classiques. C'est d'ailleurs Malipiero et Casella qui nous en instruisent, et nous savons avec quelle ardeur ils ont participé à cette résurrection. Respighi, un autre partisan acharné du renouveau italien, a même écrit un Concerto grégorien pour violon et orchestre qui illustre éloquemment cette thèse.

Les musiciens italiens d'aujourd'hui ont réappris le langage italien et leur orgueilleux génie trouve maintenant chez eux une libre expression. Ils savent que le musicien italien peut désormais s'exprimer en italien. Ils ont débarrassé la musique italienne de ses vapeurs grossières, de son réalisme physique, et ils ont su découvrir les mesures d'hygiène qui s'imposent. Ils ont redonné un style à leur musique. Que ce soit le sentencieux, religieux et dramatique Pizzetti, que ce soit le romantique, impétueux et extravagant Malipiero, que ce soit le lyrique et serein Respighi, qui a chanté avec une si élégante somptuosité les Fontaines et les Pins de Rome, que ce soit le brillant, exubérant et habile Castelnuovo Tedesco, que ce soit des plus jeunes comme Labroca, Rieti ou Mortari, l'Italie est désormais dans la voie des réalisations précises. Elle s'est remise à sourire et à chanter comme au temps de ses splendeurs passées.

M. Castelnuovo Tedesco est assurément parmi les représentants les plus brillants de la musique italienne d'aujourd'hui. D'une activité, d'une énergie et même d'une fécondité étonnante, sa carrière a été si remplie qu'on le croirait plus âgé qu'il ne l'est. Il n'a que quarante-quatre ans. Son oeuvre est déjà considérable et touche à tous les genres: opéras, ouvertures, concertos, musique de chambre, mélodies innombrables, etc. Il semble d'ailleurs que ce musicien florentin ait toutes les habiletés et tous les dons. En outre de connaître à fond le métier de musicien, c'est un linguiste très distingué. Il sait l'anglais à fond, et aussi le français, l'espagnol, le latin, l'allemand, et on n'a qu'à lire ses mélodies sur des poèmes en ces diverses langues pour se rendre compte de ses connaissances. Son cycle de trente-trois chansons sur des poèmes de Shakespeare, de nombreuses autres sur des poèmes de Walt Whitman, Shelley, etc., voilà autant de chefs-d’œuvre de prosodie.

Et puis, cet homme d'une si débordante activité trouve encore le temps et le moyen de jouer du piano, et fort bien. Son second Concerto, qui date de 1937, est plein d'embûches. Les cadences, le finale, tout cela exige une virtuosité qui est le plus souvent l'apanage de ceux qui ne font que du piano.

Quant à cette musique, elle est assurément brillante et du type le plus sympathique. Elle est exubérante et d'une habileté consommée. C'est le parfait modèle de l'écriture virtuose. On pourrait en conclure que M. Castelnuovo Tedesco est une sorte d'émotif romantique qui se laisse griser par la matière autant que par le sentiment. La belle matière sonore avec laquelle il joue l'émeut autant que le sentiment qu'il cherche à exprimer.

M. Castelnuovo Tedesco se sent aujourd'hui en pleine gloire. Mais cette gloire, comme tout le monde, il l'a chèrement payée. Il y a vingt ans, son pays n'était pas prêt à accepter les formules que lui apportaient les musiciens de la jeune école. Il était difficile de se faire entendre sans provoquer le rire ou la colère. De sorte que les oeuvres nouvelles, on ne les entendait le plus souvent qu'à travers les cris de protestation du public. La musique pure a eu fort à faire pour vaincre l'apathie et la résistance du public italien et pour l'amener enfin à prêter attention à un art qui se rattache aux plus généreuses traditions du passé. Mais aujourd'hui, la musique italienne a repris son rang parmi les grandes écoles du monde.

M. Castelnuovo est particulièrement attiré par les drames de Shakespeare. Il a écrit des ouvertures pour Le Marchand de Venise, pour La Mégère Apprivoisée, Jules César, Les Contes d'Hiver et enfin pour La Nuit des Rois. C'est cette dernière ouverture qu'on va entendre tout de suite. On y voit la malice de l'auteur, sa malicieuse mélancolie, enfin un côté burlesque et bouffon qui exprime à merveille l'esprit des héros fantaisistes de Shakespear.
Ouverture du Freischutz ................................. WEBER
Cinquième Symphonie (mi mineur) ... TSCHAÏKOWSKY
Fontaines de Rome ................................... RESPIGHI

Le Freischutz représente, à mon sens, l'une des plus riches époques du romantisme. C'est le romantisme dans toute son ardeur, le romantisme avant le galvaudage, avant la grande mode, avant que ce ne soit devenu une manière conventionnelle de penser et de s'émouvoir. Weber, autant que Berlioz, c'est le Romantisme fait homme, et l'opéra Freischutz est le type même de l'opéra romantique. La pièce, le livret, repose sur une légende traduite du français. La musique l'a sauvée de l'oubli, et ce n'est pas un exemple unique dans l'histoire de la musique. Fidelio, de Beethoven, connut un sort moins heureux. Quant à la musique du Freischutz, elle conserve un charme et une puissance d'évocation qui n'est pas près de s'éteindre. Le sentiment de la nature, qui y domine, la joie populaire; le folklore, la sentimentalité allemande, le fantastique et même un humour particulier s'y expriment avec une aise et une abondance merveilleuses.

Tschaïkowsky, qui doit être aussi considéré comme un romantique, a vécu de 1840 à 1893. Ce grand musicien russe jouit d'une grande popularité en Russie et dans la plupart des pays anglo-saxons, mais on le dédaigne un peu en France, par exemple. Il est même de mode, en notre pays, chez certains musiciens, de le dédaigner aussi. On n'est pas sûr que sa sentimentalité soit de bon goût.

J'avoue ne point partager ces idées exclusives. D'ailleurs, Tschaïkowsky est très typiquement, essentiellement, un musicien russe. Et que sait-on du sentiment russe? Il est rare qu'on écoute la musique russe avec l'intention d'y trouver quelque chose de véritablement russe, et non cette expression de pacotille qu'on appelle l'exotisme russe, dans quoi, d'ailleurs, ont excellé de nombreux grands musiciens. Le lyrisme, le pathétisme de Tschaïkowsky gêne un peu les âmes pudiques et timorées, qui n'oseraient pas se déchirer le cœur en public. Ceux-là ne comprennent pas davantage le grand Dostoïewsky. Je dirai que dans ma prime jeunesse, Tschaïkowsky me choquait, et je n'aimais guère de lui que sa musique de ballet, qui contient toujours des trésors d'invention mélodique. Aujourd'hui, je reste confondu devant l'aveu de ses symphonies lyriques comme la Cinquième et la Sixième. Car voilà bien, en effet, de la musique d'homme tourmenté et qui s'est réellement approché de la douleur tragique. Il est même certain que si la musique était une langue à idées concrètes, Tschaïkowsky n'eût pas ainsi confié à cet art les secrets de son âme, les tourments de son cœur, ses insatisfactions, ses appétits, en un mot le complexe de sa vie intime. Mais la musique est le pur langage du sentiment et non point celui des idées concrètes. Elle a ceci de bon que l'on y comprend ce que l'on veut, ce que l'on peut. Tschaïkowsky a atteint les limites du lyrisme de chair, et cela avec une éloquence et un sans-gêne sans exemple dans la musique de tous les temps. Mais la sentimentalité de Tschaïkowsky, son pathos, sa grandiloquence, son malheur même, ont du charme. C'est qu'il y a dans tout cela l'expression vraie et profonde d'un lyrisme bouleversant et émouvant. Vive donc Tschaïkowsky!

Respighi est l'un des musiciens les plus représentatifs de l'Italie actuelle, avec Casella, Malipiero et Pizetti. Sa langue est claire, bien sonnante, haute en couleurs, et il semble que ce musicien ait par-dessus tout le don de l'image musicale. En effet, ses oeuvres les plus connues et les plus célèbres sont justement des images musicales, prodigieuses de vie et de couleur. Les Fontaines de Rome, comme le titre l'indique, sont une chaude et lumineuse évocation des belles et généreuses fontaines de Rome où l'eau se mêle à la sculpture et à l'architecture avec un art sans pareil. On ne saurait imaginer Rome sans fontaines. Elles font partie de la vie romaine. Elles sont vivantes, elles sont des personnages nécessaires de la capitale italienne. Dès lors, c'est donc à des personnages vivants que Respighi s'est adressé quand il a voulu traduire la poésie, le charme et l'abondance des belles fontaines de sa ville romaine.

Imaginons la couleur environnante d'une ville où la lumière est indéfinissable, où les monuments sont comme recouverts d'une poudre d'or, où les fontaines sont quelquefois de dimensions menues, mais où elles sont aussi, à l'occasion, monumentales, telles la fontaine de Trevi, ou encore celle de Saint-Paul. Écoutons le chant des fontaines dans le ciel si étonnamment bleu, parmi les bruits de la rue, les jeux et les cris des enfants, tout cela dans le ciel si étonnamment bleu de Rome, et vous serez d'accord avec moi que Respighi est le plus grand imagier de toute la musique. Mais un imagier qui a le don de psychologie et le sens de l'humain. Car ses images vont au fond de l'âme.
Le Cygne de TuoneIa ................................ SIBELIUS
Symphonie en Mi bémol (rhénane) .......... SCHUMANN
Concerto en Mi mineur .................... MENDELSSOHN
Violon et orchestre

Le Cygne de Tuonela de Sibelius n'est pas chez nous une oeuvre aussi populaire que par exemple l'ouverture Finlande ou la Valse Triste, du même auteur, mais on l'a souvent entendu et on en a peut-être déjà pénétré la poésie, la couleur et la paix sereine. Dès qu'on nous parle de cygne, en musique, on pense tout aussitôt à celui de Saint-Saëns, que la célèbre Anna Pavlova a immortalisé dans une extraordinaire pantomime. On pense aussi au conte fameux de Villiers de l'Isle-Adam. Mais le cygne finlandais de Sibelius ne se rattache en aucune façon à ces cygnes français, dont la légende veut qu'ils chantent avant de mourir. Selon la légende finlandaise, le héros, pour mériter la main de Pohjola, devra tout simplement tuer le cygne qui flotte mélancolique et silencieux sur les eaux noires de la rivière de la mort... Cependant, le cygne de Sibelius chante en paix. Il ignore la mort et, effectivement, il ne meurt pas.

Cette musique touche par la paix qu'elle exprime. Elle émeut aussi par son chant et par sa couleur, et la couleur orchestrale de Sibelius est assurément l'un des faits les plus remarquables de la musique contemporaine. D'ailleurs, la couleur orchestrale, c'est un peu comme la couleur du peintre. Il y en a de pures, de fines, délicates, vaporeuses. Il y en a de rutilantes, mais aussi de moins vives, sans compter certaines grisailles qui ont aussi leur charme. Et cette couleur orchestrale, c'est l'une des plus brillantes conquêtes du 19e siècle. Berlioz, Weber, Liszt et Wagner en sont les pères...

Tandis qu'avec Schumann, la couleur est pour ainsi dire secondaire. Les symphonies de Schumann n'ont d'ailleurs ni le ton, ni le pathos, ni le panache qui commandent généralement les couleurs rutilantes. Schumann est plutôt le musicien du tourment intérieur, qui s'accommode volontiers de la grisaille, de cette divine grisaille dont je viens de parler, et dont Beethoven, avant lui, s'est quelquefois accommodé. Ce qui nous émeut dans la musique de Schumann, malgré la grisaille de son orchestre, c'est le lyrisme chaud et vivant qu'elle contient, c'est son ardeur passionnée, c'est le conflit de sa joie et de son désespoir. En effet, cette musique est faite de tendresse soumise et de force révoltée. C'est la lutte de deux sentiments faits pour se compléter et qui se heurtent sans jamais se fondre dans la paix véritable. Cette musique, aussi bien, comme toute musique vivante, reflète l'image même de la vie de son auteur.

Voici d'ailleurs ce qu'il écrivait à un ami dès l'âge de dix-neuf ans: «Depuis quelques semaines, ou plutôt depuis toujours, je m'apparais à la fois si pauvre et si riche, si abattu et si vigoureux, si las de la vie et si plein d'énergie vitale...» Ce va-et-vient perpétuel entre deux états d'âme, entre deux sensibilités en lutte, on le retrouve tout entier dans sa musique, où l'on voit le conflit de deux types que lui-même a qualifiés, Eusébius et Florestan, dont l'un, selon l'heureuse définition de Victor Basch, «incarne les penchants tendres, rêveurs, nostalgiques, et l'autre, les élans tumultueux, l'agitation, la vigueur active de sa nature...» Et le romantisme intérieur de Schumann a exaspéré encore cette dualité, qui fut l'un de ses plus grands tourments vers la fin de sa vie.

Il n'a rien manqué à Schumann pour en faire un héros romantique tel que nous le concevons. Cet être doux, timide et taciturne a connu le désespoir, l'inquiétude, la maladie, la folie. Si le romantisme n'est pas que grandiloquence et impudeur, si c'est aussi bien «pureté dans la souffrance et amour du silence», Schumann devient un héros romantique de premier plan. C'est ainsi que nous découvrons Schumann à travers ses biographes, dont quelques-uns nous font pénétrer au plus profond de ce cœur tourmenté qui, dès l'adolescence, ressent déjà les premières morsures d'un mal qui le conduira à la folie et à la mort.

La Symphonie Rhénane fut écrite en 1850, à Dusseldorf. Elle fut accueillie sans beaucoup d'enthousiasme par le public, s'il faut en croire le journal de Clara Schumann. D'ailleurs, les symphonies de Schumann ont accompli lentement leur route vers le succès. Et aujourd'hui encore, ce sont des oeuvres qui ne soulèvent jamais l'enthousiasme des foules. Nous avons déjà dit qu'elles n'ont justement pas le ton qu'il faut pour parler aux grandes foules, et que Schumann n'était pas un tribun de l'espèce ronflante.

Mais Schumann aimait cette symphonie d'une façon toute particulière. A son avis, «elle reflète ici et là quelque chose de la vie rhénane...» Et puis, nous savons que la quatrième partie lui fut inspirée par une cérémonie grandiose, dans la cathédrale de Cologne, lors de l'intronisation du cardinal Geissel. Cette quatrième partie a en effet tous les caractères d'un accompagnement pour une cérémonie solennelle. Mais Schumann n'aimait point qu'on révélât le sujet d'inspiration de cette partie, comme de tout le reste. Il prétendait qu'il ne fallait pas «montrer trop crûment son cœur au public, et que l’œuvre d'art n'en avait ainsi que plus d'effet». «Et puis, disait-il encore, les auditeurs se dispensent en même temps de comparaisons absurdes...»

Avec Mendelssohn, nous ferons une incursion dans ce que nous pourrions appeler la musique heureuse. Car Mendelssohn a vécu en pleine période romantique sans avoir été touché par ce que certains malveillants appellent le virus romantique... Je crois plutôt que Mendelssohn, comme tous les grands musiciens de son temps, a vécu en honnête homme, et qu'il a obéi aux directions de son caractère et aux besoins de son tempérament. Dois-je dire que je prends ici l'expression «honnête homme» dans son sens 18e siècle. C'est ainsi qu'on disait alors que «tout honnête homme doit savoir la musique...»

La musique, Mendelssohn la savait. Et nous nous amusons un peu de nos jugements de jeunes qui voulaient qu'une musique élégante, aimable et facile, comme par exemple celle de Mendelssohn, fût nécessairement inférieure. Ce qui est inférieur, c'est la jeunesse mal éduquée et aveugle... On oublie si volontiers que Mendelssohn avait du génie et que son oeuvre est toujours vivante. Il est certain que cette musique de source vive est un peu froide et objective, et qu'on peut l'écouter sans se prendre la tête entre les mains. Une telle musique ne pose aucun problème cosmogonique ou philosophique. L'époque romantique est beaucoup plus variée qu'on ne l'imagine. Entre ces pôles si opposés que sont Chopin et Mendelssohn, il y a place pour une infinité de nuances que nous n'avons plus le droit d'ignorer.

Mendelssohn appartient à cette époque heureuse où il était naturel d'écrire à dix-sept ans des oeuvres définitives. En ce temps-là, on reconnaissait volontiers du génie à la jeunesse, quand celle-ci s'avisait d'en avoir. Les grandes capitales d'Europe n'attendaient pas qu'un musicien fût accablé d'ans et de rhumatismes pour le fêter et le reconnaître. Mendelssohn avait dix-sept ans quand il écrivit la musique du Songe d'une Nuit d'Eté, qui est assurément un chef-d’œuvre. A ce point un chef-d’œuvre inégalé et inégalable que Richard Strauss s'est récusé quand on lui a demandé d'écrire une nouvelle musique de scène pour la féerie de Shakespeare. Car la musique du Songe d'une Nuit d'Été a été déclarée contraire à l'esprit nazi et elle a dû, en théorie du moins, regagner l'Angleterre. Mendelssohn était juif, de son vrai nom Mendel. Mendel's sohn, ce qui veut dire fils de Mendel... en anglais comme en allemand...

Mendelssohn avait trente ans quand il pensa à écrire un concerto de violon, pour son ami le violoniste Ferdinand David. Cependant, l'heureux concerto ne fut joué en première audition que six ans après. C'est une musique trop connue pour que je me laisse aller à la prétention d'en définir le caractère et le style. Depuis un siècle qu'il existe, aucun autre concerto ne peut se vanter d'être aussi populaire, aussi connu, aussi heureux que celui-ci. C'est une musique sans secrets.
Concerto pour violon et orchestre ... GLAZOUNOW (Op.82,en la mineur)
Symphonie en Ré majeur ............................ SIBELIUS (N° 2, Op. 43)

Glazounow est un musicien que l'on situe assez mal dans la production musicale actuelle. Sait-on seulement que ce musicien russe, né en 1865, a connu une grande célébrité, et qu'il est mort il y a quelques années à peine, en 1937, à Paris? Pour les jeunes générations, Glazounow était un homme du passé, un musicien du 19e siècle oublié dans notre temps. Il est vrai qu'il vivait à l'écart du mouvement musical de son pays, surtout depuis la dernière révolution russe.

Glazounow a plus d'un trait de ressemblance avec Mendelssohn, à qui on l'a quelquefois comparé. Sa position sociale, son influence dans la musique russe, correspondent un peu à celle de Mendelssohn dans la musique allemande. Sa situation de famille rappelle par l'aisance celle de la famille Mendelssohn. Fils d'un riche libraire, héritier de la Maison Balaieff, éditeurs de musique, il a connu le même luxe, le même confort, les mêmes facilités dans la carrière, que Mendelssohn. Ce bonheur, ce manque d'inquiétude, sa musique en est pleine. Et c'est ce qui fait qu'elle n'est jamais d'une sensibilité pathologique. Son classicisme heureux est infiniment plus proche de Saint-Saëns que de Brahms, dont on dit qu'il subit l'influence.

N'a-t-on pas dit des gens heureux qu'ils sont sans histoire? Eh bien! Alexandre Glazounow fut célèbre à Saint-Pétersbourg, sa ville natale, dès l'adolescence. Il a dix-sept ans quand on dirige sa première symphonie et il en a vingt quand il fait entendre Stenka Razin, d'où est sorti le célèbre Chant de la Volga qui a fait le tour du monde. Car c'est lui, l'auteur du Chant de la Volga.

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