Sisley Alfred

1839-1899
«[...] Regardez un Renoir — un bon — peint il y a quinze ans. C'est lumineux, sensuel et tendre, avec des chairs transparentes et des visages colorés; l'attitude est sans préméditation. Y a-t-il plus de liberté chez cet artiste, privilégié pour peindre sans littérature la femme enfant, habillée ou nue, que dans La Chemise enlevée, La Bacchante endormie, Les Baigneuses et La Leçon de musique, de Fragonard ? Claude Monet, c'est l'enchanteur, comme Watteau; c'est le maître qui ne voit rien que grandement et qui sait toutes les merveilles dont la nature se pare, tous les voiles légers dont elle se couvre, tous les frissons qui l'agitent, foules les vibrations qui l'animent. Degas a de l'esprit au suprême degré; malicieux, on pourrait dire qu'il observe par derrière ou de côté ou même du fond d'une cachette, et qu'il sourit, s'amuse, s'abandonne pour lui-même à des aparte ironiques.

C'est au milieu de ces artistes que Sisley a vécu, et c'est par sympathie, à l'âge où le talent prend sa direction, qu'il était allé vers eux. Monet l'avait conquis. Un vrai sentiment de nature, une âme extralucide, un goût du merveilleux simple, une intelligence sans vice littéraire, l'amour de son métier et une modestie noble le prédestinaient à entrer dans les vues et à partager les ambitions d'influence d'un groupe fécond, actif, original. Ce n'est pas superlatif de dire que ce groupe initiateur nous a apporté la lumière, cet idéal souverain de la peinture dont un Français, Claude Lorrain, est l'annonciateur.

Sisley avait vingt-cinq ans en 1865. C'était l'année de la mort de Troyon, que Rousseau allait bientôt rejoindre. Il restait Corot, Millet, Daubigny et Courbet. Ne connaissant guère d'œuvres de Sisley antérieures à 1870, nous devons considérer que jusque là ce sont des années d'étude. C'est Corot qui l'impressionne, le Corot clair et argenté, à la fois léger et solide, toujours large, profond, infini, le Corot rêveur, calme et précis, qui, sous les voiles transparents et les ondulations de la poésie, est tout imprégné, comme du Racine, de cette antique pureté grecque, et qui, au milieu des humidités et des vapeurs délicieuses de la terre, semble, dans un état de souriante adoration, goûter toutes les voluptés de l'esprit. Pissarro, par exemple, qui était l'aîné de Sisley, inclinait plutôt du côté de Troyon et de Millet.

Sisley est exclusivement paysagiste. À partir de 1872, nous sommes amplement pourvus de documents pour le juger. Ses oeuvres, d'un placement d'abord difficile, si difficile qu'en des jours incléments il en céda d'exquises à des prix dérisoires, variant de vingt-cinq à cinquante francs, abondent aujourd'hui clans les collections. Dès 1871, à l'époque des premières expositions impressionnistes où Manet, le Manet d'Argenteuil, paraissait sous un jour nouveau, elles subirent l'injuste mauvaise chance commune. Mais, depuis, elles ont été souvent réunies. Le Salon du Champ-de-Mars, faisant œuvre de décentralisation, de démonopolitisation, se montrant libéral et apportant une réparation aux coupables exclusions, les avait accueillies. Enfin, en 1897, une grande exposition d'ensemble avait eu lieu chez Georges Petit, chez qui, aujourd'hui encore, près de Monet, en face de Besnard et de Thaulow, pas loin de Cazin, on peut se rendre compte, devant vingt-cinq de ses toiles, de la valeur d'Alfred Sisley.

On pourrait définir au moins trois aspects de son talent, — sans aller jusqu'à dire trois phases, car ils ne sont pas rigoureusement successifs. L'influence de Corot, qui l'induisait à une interprétation de sentiment général, se transforme lorsque, pour faire intervenir quelques notes de couleur, il est tenté par des incidences qu'il répartit, à ce moment-là, dans une harmonieuse tonalité d'ensemble toujours un peu grise. Puis il passe à la couleur et, par l'influence de Monet, rentre dans une donnée moins accidentée. À Marly, à Louveciennes, à Saint-Germain, il conserve sa tranquillité. Voici, par exemple, un panorama attique et la terrasse de Saint-Germain. Voici encore le sommet d'une route, entre deux champs, avoine et blé, et descendant brusquement dans une vallée qui fait cirque. La Route de Louveciennes est admirable de clarté, avec ses beaux grands arbres. Et c'est d'un regard charmé que le peintre assiste aux inondations de Marly, qu'il suit, jusqu'au seuil des maisons, les jeux de cette eau insoucieuse autant que lui. Il ne songe guère au désastre. L'eau est belle et ça lui suffit. Et la neige à Marly est si douce à l'oeil lorsque, d'un blanc à peine bleuté, elle s'arrête au bas d'un mur blanc à peine jauni; parfois, elle côtoie le vert gris des eaux et, quelque part, dans les arrière-plans, un rouge rosé a la valeur d'un nœud rose au cou d'une femme pâle et atténué par les ombres du menton.

Aux environs du Point-du-Jour, sur les bords de la Seine piqués de pontons, de bateaux, d'enseignes, d'oriflammes et de fleurs, il s'amuse. Cependant, une jolie courbe du fleuve, un pont, — le pont de Sèvres, pour préciser, — des coteaux qui verdoient, le ciel léger qui descend derrière, le ramènent à sa sérénité native. Une rue de Sèvres, silencieuse et blonde, l'arrête aussi, et il y dispose des ombres claires et tièdes, douces et dormantes, d'un sommeil sans fièvre. Sisley a recherché, dès ses débuts, les qualités d'assise du dessin qu'ont eues, d'ailleurs, tous les impressionistes de l'initiation et qu'ont malheureusement négligées souvent les jeunes peintres qui les ont suivis. Il doit à ses premières admirations d'avoir toujours tenu compte des éléments de densité variée qui s'offrent au paysagiste : les ciels, les eaux, les terrains, les feuillages. Quand la couleur l'a séduit et pris, sa longue expérience lui crée une spécialité. S'il n'atteint pas à la maîtrise de Monet, s'il est moins fleuri que Renoir, il a le don de faire circuler l'atmosphère jusque dans les branchages des arbres. C'est d'une sincérité d'impression absolue.

Ce dernier aspect est évidemment le plus tranché. Il date d'environ 1884. et se poursuit sans repentir jusqu'à la mort de l'artiste, pendant quinze ans. Quelquefois, l'influence de Monet est accusée, comme lorsque Sisley peint, en 1893, après la série de la cathédrale de Rouen, la vieille église de Moret; mais souvent la personnalité reste intacte. Nous en citerions maints exemples s'il était aisé de citer des paysages, entre autres certaine eau bleue, azurée, limpide et courante entre des rives orangées; puis, ce chemin, au bord du fleuve, que nous reproduisons, si original, si choisi avec ses hauts trembles espacés, gracieux, légers. Ce sont là des œuvres où règne cette paix d'âme, cette pureté et cette clarté dont, jeune homme; le peintre avait eu le pressentiment. C'est un art libre, franc, poétique, où l'esprit rêve, où l'œil a du plaisir, où la main est intelligente.

La mort l'a enlevé avant que soit venue la vieillesse, mais il avait accompli son œuvre. La postérité lui sera meilleure que le présent qui, tout de même, vers la fin, avait apporté des satisfactions. Il s'était installé définitivement à Moret, et il n'est pas un coin de ce pays charmant où il n'ait posé son pliant et son chevalet. Le nombre des toiles qu'il y a peintes dans cette dernière étape de sa vie est considérable et, déjà, il y avait travaillé autrefois. Comme l'école impressionniste tiendra une grande place dans l'histoire de la peinture de ce siècle et qu'elle a déterminé un mouvement universel, il est bien certain que Sisley ne sera pas oublié. Le musée du Luxembourg ne possède de lui que les études du legs Caillebotte; mais il en sortira d'autres des belles collections modernes pour combler une lacune, lorsque, dans un lointain avenir, l'heure du Louvre aura sonné pour quelques impressionnistes.»

JULIEN LECLERCQ, "Alfred Sisley", Gazette des beaux-arts, Paris, 1899, 3e série, tome 21, p. 228

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