Notes sur l'abbaye de Vézelay en 1834

Prosper Mérimée
En qualité d'inspecteur des monuments historiques, Mérimée entreprend en 1834 un voyage dans le midi de la France pour observer l'état des sites patrimoniaux. Il trouve l'église de Vézelay dans un état déplorable. Restaurée et tirée de l'oubli, cette église redeviendra un lieu de pélerinage vers 1870. Elle est maintenant considéré par l'UNESCO comme un élément du patrimoine mondial.


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On trouvera de superbes images de l'église de Vézelay sur le site Art-Roman
et un bref lexique d'architecture religieuse sur le site Eglises entre Maine et Bretagne.
VÉZELAY
La petite ville de Vézelay est bâtie sur un rocher calcaire qui s'élève abruptement au milieu d'une vallée profonde, resserrée par des collines disposées en amphithéâtre. On découvre d'assez loin les maisons semées sur une pente rapide, qu'on prendrait pour les degrés d'un escalier, des restes de fortifications en terrasse, et surtout l'église qui, placée sur le point culminant de la montagne, domine tous les environs. — Je venais de, traverser des bois bien plantés, par une route commode, au milieu d'une nature sauvage que l'on admire sans être distrait par les cahots. Le soleil se levait. Sur le vallon régnait encore un épais brouillard percé çà et là par les cimes des arbres. Au-dessus apparaissait la ville comme une pyramide resplendissante de lumière. Par intervalles, le vent traçait de longues trouées au milieu des vapeurs, qui donnaient lieu à mille accidents de lumière, tels que les paysagistes anglais en inventent avec tant de bonheur. Le spectacle était magnifique, et ce fut avec une prédisposition à l'admiration que je me dirigeai vers l'église de la Madeleine.

La première vue du monument me refroidit un peu. La façade offre une ancienne restauration gothique, maladroitement ajoutée aux parties basses, qui appartiennent au style roman. La tour de gauche a été renversée par les protestants en 1569; pendant la révolution, les bas-reliefs des tympans ont été détruits; et pour que le XIXe siècle ne le cédât pas en vandalisme, on vient d'élever au-dessus de la tour qui reste, une espèce d’observatoire octogone en forme de tente de l'aspect le plus ridicule.

D'après ce qui reste, il est facile de se faire une idée de cette façade, telle qu'elle était lors de la construction primitive : trois portés principales cintrées, avec des archivoltes et des tympans richement sculptés, étaient précédées d'une montée de quelques gradins. Deux tours carrées, médiocrement élevées, encadraient la façade, et se réunissaient par une galerie dont quelques parties subsistent encore dans la tour de droite. Au-dessus de cette galerie, suivant toute apparence, s'élevait un fronton triangulaire.

Plus tard, c'est-à-dire vers la fin du XIII siècle, les tours ont été exhaussées d'un étage, et percées de longues ogives trilobées; ce n'est je crois, qu'à la fin du XIVe siècle qu'on a remplacé le gâble roman par une espèce de grand fronton à jour, qui n'a jamais été terminé et qui produit un effet d'autant plus pitoyable, que la démolition de la tour de gauche le laisse isolé comme un chambranle de fenêtre qui resterait debout séparé des murailles qui l'encadraient. Ce fronton est en forme d'ogive, et surmonté d'une accolade ou ogive à contre-courbe. Quatre meneaux perpendiculaires, de style anglais le divisent et donnent lieu à cinq fenêtres en ogive, trilobées, d'inégale grandeur, disposées de manière à former un groupe pyramidal. Des statues, colossales s'adossent à ces meneaux. Au-dessus sont d'autres fenêtres bouchées, ou plutôt des niches plus larges et moins hautes, trilobées aussi, où d'autres statues figurent comme autant de soldats dans leurs guérites. Tout cela est enchâssé dans le grand chambranle ogival dont j'ai parlé. Bien que cette construction soit massive, elle n'a l'air rien moins que solide, ce qui augmente encore l'impression désagréable qu'elle produit. Souvent dans les édifices gothiques on voit réunie à une prodigieuse hardiesse l'apparence de la solidité, et c'est la perfection. Ici, tout au contraire, la base du fronton est à jour et le haut est plein, ce qui me semble un contresens, du même genre qu'une pyramide placée sur sa pointe. On craint que l'équilibre naturel ne se rétablisse par un changement du centre de gravité, c'est-à-dire que le portail ne vous tombe sur la tête.

Les statues de ce fronton, très mutilées aujourd'hui par les protestants et les jacobins, n'ont jamais été, que je pense, remarquables par leur exécution : Leurs draperies sont lourdes et mal ajustées. Les têtes, il est vrai qu'il en reste peu d'échantillons, assortissent les corps. En un mot, ces sculptures sont totalement dépourvues de grâce et de caractère.

Excepté dans les jours de fête, l'entrée de l'église est fermée, ou, pour parler plus exactement, bouchée par une porte en bois vermoulue, dont un battant donne passage aux fidèles. On entre d'abord dans une espèce de porche intérieur ou de vestibule (Narthex), qui précède la nef, et en est séparé par un second portail. La même disposition se reproduit souvent dans les églises romanes et rappelle l'usage des premiers temps de l'église, lorsque l'entrée du temple n'était accordée qu'aux chrétiens tandis qu'on assignait aux catéchumènes une place séparée hors de l'enceinte sacrée. Lorsque la Madeleine a été construite, il n'y avait plus de païens à convertir dans les environs et cependant ce portique intérieur a reçu le nom de Porche des catéchumènes, qu'il a conservé jusqu'à ce jour.

Il offre un mélange de cintres et d'ogives qui semble indiquer une époque de transition. Tous les ornements d'ailleurs sont romans ou byzantins, car l'ornementation gothique n'a paru que longtemps après l'ogive, et même après le style ogival.

Trois arcades cintrées, de chaque côté, divisent ce porche parallèlement à l'axe de la nef. La voûte est en ogive. Les chapiteaux des colonnes engagées sur les faces des piliers sont historiés, de style byzantin et finement sculptés. Au-dessus des arcades de droite et de gauche, de ce que l'on pourrait appeler les bas-côtés du portique, règnent deux galeries assez spacieuses qui se réunissent du côté de la nef par une espèce de tribune, et du côté du portail par un couloir étroit bordé de colonnettes gothiques contemporaines du fronton que j'ai décrit. Les arcades de ces galeries supérieures sont ogivales; leurs chapiteaux sont du même style que ceux du rez-de-chaussée.

Le fond de la tribune, au-dessus de la porte principale, forme une espèce d'abside ogivale à pans, dont les murs ont été autrefois peints à fresque, mais ces peintures sont aujourd'hui à peu près effacées. D'après les fragments qui subsistent encore, j'ai lieu de présumer qu'elles ne remontent pas plus haut que la fin du XIVe siècle.

Ce vestibule ne paraît pas être considéré par les habitants de Vézelay comme faisant partie de l'église. On garde son chapeau en y entrant; les polissons s'y rassemblent pour jouer; enfin l'on y fait bien des choses qu'on ne ferait même pas dans la rue. Il serait à désirer qu'on y mît ordre, et qu'on le débarrassât des gravois et des immondices dont il est encombré.

Les trois portes qui s'ouvrent sur la nef, et qui correspondent à celles de la façade, sont ornées d'archivoltes merveilleusement travaillées, et des bas-reliefs d’un haut intérêt remplissent les tympans. Malheureusement les Vandales, qui ont dévasté l'église, ont particulièrement exercé leur fureur sur ces morceaux précieux, et ont rendu presque indéchiffrables les sujets qu'ils représentent. --La figure humaine attire toujours l'attention des destructeurs; elle leur offre un but; déterminé, noble, et c'est celui qu'ils choisissent de préférence.

La porte principale est divisée en deux par un pilier carré à chapiteau historié. Une colonne plus basse, engagée dans le pilier, sert de piédestal à une longue figure revêtue d'une robe flottante et d'un manteau fourré, la tête entourée d'un nimbe. Entre ses mains est une espèce de disque, aujourd'hui tellement fruste, que je n'ai pu m'en expliquer l'usage. Sur le socle de la statue est tracée l'inscription suivante, dont j'ai copié de mon mieux les caractères.

(Le texte original incluait une planche lithographiée.)

Les antiquaires les plus versés dans la paleographie, et entre autres le savant M. A. Leprevost, ont eu quelque peine à la lire, et un mot même reste encore à déchiffrer. Voici l'interprétation que je dois à la complaisance de M. Leprevost : AGNOSCANT OMNES QVIA DICITVR ISTE IOHANNES ……… ET POPVLVM DEMONSTRANS INDICE CHRISTVM.

Au-dessus du pilier s'étend un bandeau qui vient s'appuyer par ses deux extrémités sur les impostes. Il est couvert de figures d'environ quatorze pouces de proportion, formant comme une longue procession partant de droite et de gauche, et se dirigeant vers le centre du bandeau, qui est occupé par la tête et le nimbe de saint Jean.

Le tympan est rempli par un bas-relief de très grande proportion, exécuté avec le plus grand soin: c'est, à ce qu'il parait, le morceau capital. Peut-être se lie-t-il avec la procession au moyen de deux personnages, dont les pieds posent sur ce bandeau et dont la tête s'élève jusqu'au milieu du tympan. J'ai pensé que ces deux figures pouvaient représenter la Vierge et la Madeleine, et que leur position mixte entre le bandeau et le tympan, avait pour but de caractériser leur rôle de médiatrices entre le ciel et la terre. Mais ces sculptures sont tellement mutilées, qu'il est très possible que mon explication soit tout à fait erronée; que ce qui me parait une femme, paraisse à quelqu'un de plus clairvoyant que moi un homme, un saint ou un ange. L'imagination peut ici s'exercer librement.

Au milieu du tympan, la figure de Jésus-Christ attire d'abord l'attention; elle est de proportion colossale, la tête dépassant même le sommet du tympan; il est assis au milieu d'une vesica-piscis, la tête entourée d'un nimbe où est figurée une croix. Ses cheveux, séparés sur le front, retombent sur ses épaules; sa barbe est courte. Son expression ne manque pas de noblesse et de gravité. Ses deux mains, étendues à droite et à gauche comme pour bénir, sont énormément grandes et larges. Sans doute embarrassé pour exprimer les raccourcis, l'artiste a pris le parti de mettre les jambes et les cuisses de profil, tandis que le buste est de face, ce qui donne à cette figure l'air malheureux d'une personne placée dans une situation incommode. L'ajustement, remarquable par sa ressemblance avec celui de certaines statues antiques , se compose d'un peplum plissé à très petits plis, retombant jusqu'à la ceinture; d'une robe fort ample, plissée de même, à grandes manches qui laissent voir une autre robe d'une étoffe différente. Les pieds sont nus. On observe dans plusieurs parties des vêtements des plis concentriques ou plutôt en spirale. Des étoffes en usage dans l'Orient offrent encore le même aspect. Cela tient, je crois, aux procédés de blanchissage. Au lieu de les repasser et de les aplatir comme nous faisons, les Orientaux les tordent sur elles-mêmes; de là les plis en spirale, si souvent reproduits clans la sculpture byzantine.

À droite et à gauche du Jésus-Christ, sont d'autres figures, diversement groupées, de proportion relativement si petite que leur tête arrive à peine aux genoux du personnage principal. Tous, tenant des livres ou des tablettes, paraissent écouter avec recueillement les paroles du Sauveur. Leur costume a la plus grande analogie avec celui du Jésus-Christ ; mais aucun n'a de peplum. A la gauche de la figure principale, un arbre étend son feuillage sur les personnages assis; à droite paraît un nuage d'où sort un arc rempli de raies parallèles; c'est, je crois, un arc-en-ciel. Quant à l'explication du bas-relief, je propose humblement la mienne : Jésus-Christ dans sa gloire, entouré de ses apôtres (La plupart des têtes ont été brisées; mais on reconnaît qu'elles étaient entourées de nimbes. A droite du Christ, un personnage tient deux longues clefs. N'est-ce pas saint Pierre?).

Trois archivoltes entourent ce tympan. Sur la première sont sculptés huit groupes d'inégale grandeur, et j'avouerai que je n'ai pu parvenir à avoir une idée sur un seul des sujets. Vient ensuite un zodiaque en vingt-neuf médaillons, dont les signes sont entremêlés, suivant l'usage, d'animaux fantastiques de figures monstrueuses et d'allégories des travaux correspondant aux différentes saisons. Le premier signe est le Verseau, placé à gauche ; le dernier le Capricorne, à droite; ils se suivent d'ailleurs régulièrement, mais le signe de la Vierge manque. On trouve un exemple de la même omission dans le zodiaque de Notre-Dame de Paris, omission qu'on explique par la présence de la statue de la Vierge sur le pilier qui divise la porte de gauche. A Vézelay, le même motif a pu avoir le même résultat; mais alors il faut admettre avec moi, que la Vierge est l'une des deux figures sculptées sur le tympan et le bandeau. — On peut supposer par analogie que ce zodiaque a été fait à une époque où l'église était consacrée à la Vierge, c'est-à-dire avant 1150. La représentation de plusieurs signes est fort bizarre; ainsi, par exemple, le Taureau et le Bélier ont des queues de poisson, le Scorpion a quatre pattes, et ressemble à un chameau. Enfin, parmi les médaillons, il y en a dont il ne faut chercher l'explication que dans le caprice de l'artiste, comme par exemple des corps à quatre jambes, etc. Une archivolte d'un grand relief, ornée de moulures et de palmettes bien travaillées, encadre le tout.

Les tympans des portes latérales sont également occupés par des bas-reliefs, et entourés de deux archivoltes à rosaces et à rinceaux admirablement exécutés, et travaillés à jour au-dessus d'une gorge profonde. Sur le tympan de droite est représentée l'adoration des mages, et dans le bas, l'Annonciation et la Nativité. Celui de gauche est divisé en quatre compartiments. Dans le plus élevé, on voit le Christ au milieu des Apôtres; en bas, les disciples d'Emmaüs, enfin, deux autres sujets que je n'ai pu interpréter. Le bandeau de ces deux portes latérales est tout uni.
Toutes ces sculptures ont un assez grand relief sur le fond, mais au lieu d'arrondir les contours, l'artiste les a taillés carrément, évidemment avec l'intention de produire une ombre très forte qui les dessinât nettement. On dirait d'épaisses découpures appliquées contre une surface lisse.
La nef, qui est immense, indique évidemment deux constructions successives; la première partie, celle qui touche au narthex, a une voûte cintrée en berceau, renforcée d'arcs doubleaux ornés d'entrelacs ou de rosaces. La voûte de l'autre partie est plus élevée et en ogive, avec des nervures croisées. Dans les deux parties de l'église, les arcs en plein cintre ou en ogive sont sensiblement surbaissés, probablement par suite de l'affaissement des voûtes, peut-être aussi par l'ignorance des architectes ou l'insuffisance des moyens qu'ils employaient pour assurer l'exactitude de leurs courbes. La voûte des collatéraux est d'arêtes avec des arcs doubleaux, qui, partant des piliers, se réunissent aux contreforts intérieurs des murailles latérales.

Les arcades et les fenêtres de la nef sont toutes en plein cintre. Dans les collatéraux, ces dernières s'évasent considérablement à l'intérieur.

Les piliers formés par des espèces de pilastres de largeur inégale, appliqués les uns sur les autres, et augmentant de diamètre à mesure qu'ils se rapprochent du centre du massif, portent une colonne engagée sur chacune de leurs faces. Du côté de la nef, cette colonne s'élève jusqu'aux retombées des arcs doubleaux, mais elle est interrompue deux fois, d'abord par une moulure saillante à la hauteur des impostes des arcades, puis par une corniche qui règne entre ces arcades et les fenêtres de la nef. Tous les chapiteaux sont historiés et ciselés avec un soin infini.

Il faut monter trois marches pour entrer dans le choeur, dont la voûte et les arcades sont en ogive; il est entouré par huit gros piliers ronds, monolithes, en pierre (note : Un neuvième pilier est remplacé par deux colonnes accouplées; probablement cette irrégularité vient de la difficulté de trouver un bloc de pierre de la dimension des huit autres. Sur le fût de plusieurs de ces piliers on observe des incrustations en mosaïque dont on ignore l'origine et le but: une seule parait représenter un papillon; les autres n'ont aucune forme déterminée. Il me sembleprobable qu'on a voulu cacher ainsi quelque défaut dans la pierre. D'autres piliers sont peints â fresque, ou plutôt en détrempe. Mais le temps, en effaçant les couleurs, a rendu les sujets indéchiffrables. Le costume du seul des personnages qui suit encore reconnaissable, indiquerait l'époque de Charles VI. On lit à ses pieds en caractères gothiques : P. J. GRENOBLE. Est-ce le nom du peintre ou celui du personnage représenté?).

Au-dessus règne une galerie dans laquelle s'ouvrent, à l'intérieur de l'église des arcades géminées en ogive, encadrées par des archivoltes cintrées. Le choeur est éclairé par des lancettes flanquées, à l'intérieur comme à l'extérieur, de longues colonnettes gothiques. Cinq absides disposées en demi-cercle terminent l'église à l'orient, toutes ornées d'arcades bouchées, et éclairées chacune par deux fenêtres en plein cintre.

L'axe du choeur n'est pas le même que celui de la nef; mais il n'a pas, comme celui de Nevers, une flexion à gauche. Ses piliers de droite s'alignent exactement sur ceux de la nef, tandis que ceux de gauche sont sensiblement en retraite. Je ne puis me rendre compte de cette singularité.
Sous le choeur est une crypte soutenue par douze colonnes à chapiteaux en cône renversé, presque dépourvus d'ornements.

Les transepts peu profonds et de longueur inégale, sont entourés d'une galerie qui communique avec celle du choeur, et qui lui est semblable, sauf que, du côté de la nef, toutes les arcades, moins une, sont en plein cintre.

Du côté du choeur, les piliers des transepts sont formés par un faisceau de longues colonnes gothiques, tandis que, du côté de la nef, ils ne diffèrent en rien des piliers voisins.

On passe des transepts de droite, en descendant cinq ou six marches, dans ce qu'on appelle la salle capitulaire. Voûtes et fenêtres sont en plein cintre. Deux gros piliers ronds, à chapiteaux corinthiens barbares, soutiennent une voûte d'arêtes à nervures croisées, qui s'appuient aussi sur des consoles historiées. On remarque des chevrons romans au milieu de chaque nervure, dont l'épaisseur est considérable. On dit que c'est dans cette salle que s'assemblèrent les moines de Vézelay, lorsque, chassés par le comte de Nevers et l'insurrection de leurs vassaux, ils se disposèrent, les larmes aux yeux, à quitter leur antique demeure.
(Voir la Chronique de Hugues de Poitiers.)

Autrefois la Madeleine avait deux tours et deux clochers. La tour et le clocher du Nord ont été détruits par les protestants (note : Ils firent un manège de l’église, et voulurent même la détruire ; mais le temps ou la patience leur manqua.). J'ai déjà parlé de la tour qui flanque la façade. Le clocher de Saint-Antoine, le seul qui subsiste, élevé à côté du transept droit, est carré, à deux étages, percé de deux fenêtres romanes ornées de gros tores. Les angles se terminent par trois longues colonnes, soutenant une espèce de parapet semi-circulaire; elles m'ont paru des additions, relativement modernes.

L'extérieur de l'église est fort simple; les fenêtres n'ont presque aucun ornement. — Les contreforts anciens sont peu saillants. On en voit de plus épais, ainsi que des arcs-boutants, dans les parties où des dégradations déjà anciennes en ont fait sentir la nécessité.— Des portes latérales de l'église, celle du Nord me parait moderne; l'autre communiquait sans doute de l'abbaye à l'église. Elle se distingue par une archivolte romane fort mutilée, mais où l'on reconnaît des moulures assez fines.

Près de la salle capitulaire, on voit quelques restes de l'ancienne abbaye : une porte gothique dépendant du château abbatial, et quelques arcades d'un cloître roman; puis sur le penchant méridional de la colline, des caveaux dans lesquels on a trouvé des tombes. Au reste, il est impossible maintenant de retrouver l'emplacement de cette abbaye, de ce bâtiment si vaste, que des rois pouvaient y loger avec leur suite, sans qu'il fût nécessaire de déranger aucun des habitants du monastère. Des constructions modernes se sont élevées sur ces ruines, dont on découvre çà et là des fragments, même à une grande distance de l'église.

On remarque plusieurs tombeaux dans l'intérieur de la nef. Le plus considérable, malheureusement mutilé, est auprès de la sacristie moderne. Il est surmonté d'une statue représentant un homme couché. Nulle inscription ne vient aider les conjectures : seulement, son costume semble indiquer un ecclésiastique; c'était peut-être un prieur de l'abbaye. Je ne crois pas qu'on puisse assigner à ce monument une date plus éloignée que la fin du XIII siècle, ou plutôt le commencement du celui C'est à la même époque qu'il faut rapporter des bas-reliefs fort dégradés, encadrés dans un arc en plein cintre, trilobé, et à moitié recouverts de plâtre. Ils sont appliqués contre le mur méridional. Peut-être proviennent-ils des chapelles sépulcrales communiquant avec l'église, dont on a conservé la tradition sans en pouvoir montrer le moindre vestige. — Çà et là, surtout dans la nef principale, on marche sur des pierres tumulaires dont le temps a rendu les inscriptions à peu près illisibles. Plusieurs, gravées en creux, représentent les morts (en général de hauts fonctionnaires du couvent) revêtus de leurs habits de cérémonie. La tête, les mains et plusieurs ornements, sont en marbre blanc incrusté dans la pierre. Je n'ai vu aucun de ces tombeaux qui m'ait paru antérieur à la fin du XIIIe siècle.

Au bout du transept gauche, on observe un enfoncement dans le bas de la muraille, semblable à l'ouverture d'un four : un autre enfoncement de même forme, mais plus petit, est inscrit dans le premier. Au fond de cette espèce de niche on aperçoit comme une cuvette, taillée dans la pierre et percée d'un trou. Etait-ce une fontaine ou la piscine de l'église?

C'est surtout la richesse et la variété de l'ornementation qui distinguent l'église de Vézelay. Les chapiteaux, je ne parle que des plus anciens, sont tous différents. Les uns représentent des sujets bibliques, d'autres les supplices des damnés, quelques-uns des chasses, ou bien des animaux inventés par le caprice du sculpteur. On y voit des diables pourvus de cornes et de queues, tourmentant les damnés. D'autres chapiteaux, mais en plus petit nombre, offrent des ornements bizarres, ou bien des feuillages capricieusement agencés. Plusieurs sont ornés de fleurs, entre autres de roses, assez bien exécutées. La forme générale de tous est une pyramide tronquée, dont les angles sont arrondis. Presque toutes les bases sont garnies de moulures de perles ou de palmettes. Pour l'ornementation, les piliers de la partie ogivale de la nef ne diffèrent en rien de ceux de la portion la plus ancienne ; quant à ceux du choeur, ils n'ont que de simples moulures surmontées d'un tailloir.

On voit par le choix des sujets qui ont un sens, quel était l'esprit du temps et la manière d'interpréter la religion. Ce n'était pas par la douceur ou la persuasion qu'on voulait convertir, mais bien par la terreur.

Les discours des prêtres pourraient se résumer en ce peu de, mots : « Croyez, ou sinon vous périrez misérablement clans ce monde, et vous serez éternellement tourmentés dans l'autre! » De leur côté, les artistes, gens religieux, ecclésiastiques même pour la plupart, donnaient une forme réelle aux sombres images que leur inspirait un zèle farouche. Je ne trouve à Vézelay aucun de ces sujets que les âmes tendres aimeraient à retracer, tels que le pardon accordé au repentir, la récompense du juste, etc. ; mais, au contraire, je vois Samuel égorgeant Agag; des diables écartelant des damnés ou les entraînant dans l'abîme; puis des animaux horribles, des monstres hideux, des têtes grimaçantes, exprimant ou les souffrances des réprouvés ou la joie des habitants de l'enfer. Qu'on se représente la dévotion des hommes élevés au milieu de ces images, et l'on s'étonnera moins des massacres des Albigeois.

Je cherche à me rendre compte des différentes époques de la construction de la Madeleine. L'abbé Martin (Histoire du Monastère de Vézelay) dit que la nef, depuis le vestibule des catéchumènes jusqu'au choeur, a été construite en 878, le vestibule en 960, enfin, que le choeur date de 1160. Toutes ces dates sont démenties par le caractère de l'architecture. – Le monastère de Vézelay fut fondé vers l'an 868. I1 était alors habité par une communauté de femmes de l'ordre de Saint-Benoît. En 878, il passa à une communauté d'hommes, et Eudon ou Odon en fut le premier abbé. Au milieu du Xe siècle, Vézelay fut réduit en cendres. Il est possible que l'on ait essayé alors une restauration; mais, ou d'autres catastrophes la rendirent inutile, ou bien elle n'était nullement avancée, puisqu'en 1008-11, le duc Henri de Bourgogne chargea l'abbé Guillaume du rétablissement de l'abbaye réduite presque à rien : propè ad nihilum redactam.

C'est de cette époque que doivent dater les plus anciennes constructions de Vézelay encore existantes. La nef, et la crypte peut-être, ont donc été bâties de 1011, probablement, à 1050. On doit rapporter au même temps la façade occidentale, c'est-à-dire ses trois portes, et l'étage inférieur de ses deux tours. Quant au portique des catéchumènes, où l'ogive et le plein cintre sont mêlés, sa ressemblance avec les constructions de Saint-Denis, exécutées par ordre de Suger, donnent lieu de penser qu'il date comme elles de la fin du celui siècle. – Je serais tenté de croire plus anciennes les portes intérieures et leurs bas-reliefs.

Hugues de Poitiers, dans son intéressante histoire du monastère de Vézelay, apprend que le choeur fut brûlé en 1165. Probablement il ne fut reconstruit qu'au commencement du celui siècle, du moins je ne puis assigner une autre date à ses chapelles et à la galerie qui l'entoure, ainsi qu'à celles des transepts.

L'ornementation de la salle capitulaire est beaucoup plus soignée que celle du reste de l'église. Je pense qu'elle a été exécutée à l'époque de la construction du vestibule, c'est-à-dire à la fin du celui siècle, époque où l'ornementation byzantine fut portée au plus haut point de perfection.

Voici les principales mesures de l'église de la Madeleine:

Longueur, depuis le portail jusqu'à l'abside...............123m,44
........du chœur............................................34m,99
Largeur des trois nefs réunies..............................26m,11
........de la nef principale.................................7m,50
Longueur des transepts......................................29m,45
Hauteur de la nef (partie la plus ancienne) sous clef.......17m,95
........2e partie; voûte ogivale............................20m,80
........des bas-côtés........................................7m,50
........du portique des Catéchumènes........................19m,43
........du chœur............................................21m,10

Il me reste à parler des dégradations épouvantables qu'a subie cette magnifique église. Les murs sont déjetés, fendus, pourris par l'humidité. On a peine à comprendre que la voûte toute crevassée subsiste encore. Lorsque je dessinais dans l'église, j'entendais à chaque instant des petites pierres se détacher et tomber autour de moi. La toiture est dans un état pitoyable; enfin il n'est aucune partie de ce monument qui n'ait besoin de réparations.

La ville de Vézelay, qui n'a guère qu'un millier d'habitants, est pauvre, sans industrie, éloignée de grandes routes, dans une position peu accessible. Il lui est impossible de subvenir, je ne dis pas aux réparations nécessaires, mais même à celles qui n'auraient pour but que d'empêcher les progrès de la destruction, Aussi le mal s'accroît tous les jours. Si l'on tarde encore à donner des secours à la Madeleine, il faudra bientôt prendre le parti de l'abattre pour éviter les accidents.
J'ai demandé des secours à M. le Ministre de l'Intérieur et à M. le Ministre des Cultes, mais les ressources qu'ils ont à leur disposition sont limitées, et doivent être réparties sur toute la France. Le conseil général du département de l'Yonne devrait apporter aussi sa quota part, dans les frais de réparation, et conserver ainsi l'un un de ses plus anciens et de ses plus beaux monuments.

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