Un policier à l’esprit vif et au pas lent : Maigret

Els Wouters

Présentation

Je vous l’avoue : une de mes joies des dernières années est de revoir (ou simplement de voir) d’anciennes séries télé, notamment françaises, dont la qualité me fait encore plus désespérer de la télévision d’aujourd’hui. Je savoure tout particulièrement la série des enquêtes du commissaire Maigret, avec Jean Richard dans le rôle-titre. Ce grand acteur, qui fut aussi un passionné du cirque (au point d’en posséder quelques-uns) a commencé sa carrière dans la comédie légère, et je serais bien en peine de vous donner le titre d’un des films qui ont marqué ses débuts. Le personnage créé par Georges Simenon devait toutefois assurer sa renommée, sinon son immortalité, dans la mémoire des cinéphiles. Avec son humanité, son côté bourru mais sympathique, Richard correspond à l’image que je me fais du célèbre policier. Simenon a dit un jour qu’il ne voyait pas Maigret comme un policier particulièrement intelligent, un génie de l’enquête, comme peuvent l’être d’autres détectives illustres. Jean Richard incarne aussi ce côté « homme ordinaire » du personnage. Ce qui ne l’empêche pas de manifester, dans la résolution des crimes, une intelligence bien spéciale. En effet, selon Els Wouters, qui s’est penché sur la méthode de Maigret, ce dernier « ne conçoit pas l’énigme du crime comme un puzzle logique, mais comme un drame humain qui ne peut être compris qu’intuitivement. À l’inverse de la démarche de Sherlock Holmes, la méthode de Maigret ne peut donc être qualifiée de déductive. […] la spécificité des opérations mentales du commissaire lorsqu’il reconstitue l’histoire du crime [est] l’abduction. »

Abduire, c’est « tirer une conclusion à partir d’hypothèses provenant de l’observation », nous dit un dictionnaire en ligne. Pour Wouters, « l'abduction fait (...) appel à un instinct, à une intuition de l'homme, plutôt qu'à ses capacités de raisonner logiquement. Bref, l'homme a la capacité de "saisir les lois de la nature", grâce à une sorte de conscience collective qu'il partage avec chaque être humain. L'intuition est alors une certaine sagesse que des générations d'hommes ont peu à peu acquise.» 

Une des circonstances favorisant l’abduction, dans le cas de Maigret, est la promenade. Trajet en voiture, voyage en train, comme on le voit dans les téléfilms et les romans. Mais c’est surtout la marche à pied qui lui permet de débroussailler l’écheveau complexe des mobiles humains. 

Stéphane Stapinsky
 

On me permettra ici de citer quelques extraits du passionnant essai de Els Wouters :

Maigret en promenade

Jean Richard, dans le rôle de Maigret


Le commissaire ne sait pas conduire et, plutôt que de se laisser conduire par un chauffeur de taxi ou par un de ses inspecteurs, il préfère souvent parcourir les distances à pied. Il aime la marche; elle lui permet de laisser vagabonder ses pensées. Il réfléchit au rythme de ses pas.

On le retrouve ainsi fréquemment errer dans les rues de Paris, voire dans les couloirs du Quai des Orfèvres ou les bureaux des inspecteurs, lorsque le besoin de marcher le surprend tout à coup (…).

Dans Maigret et monsieur Charles, on retrouve la description typique du commissaire préoccupé : « Maigret suivait les quais en regardant vaguement la Seine, la pipe à la bouche, les mains dans les poches, et il ne paraissait pas être de bonne humeur. »

Un autre extrait donne un peu d’information sur les promenades d’un Maigret bougon :

« -- Pour faire ce métier-là, j’aime autant être seul… Lucas savait ce que cela signifiait. Maigret allait rôder avenue George-V, maussade, tirant de petits coups sur sa pipe, jetant des coups d’œil à gauche et à droite, s’asseyant ici ou là et se relevant presque tout de suite comme s’il ne savait que faire de son corps. Personne, pas même lui, ne pouvait dire le temps que cela durerait et, sur le moment, cela n’avait rien d’agréable. Quelqu’un qui l’avait vu ainsi un jour avait remarqué peu respectueusement : -- Il a l’air d’un grosse bête malade ! »

Dans Liberty-Bar, Maigret « allait et venait sans but », comme si « la partie consciente de son être » disparaissait peu à peu.

C’est à ce moment qu’il a tout à coup une trouvaille. L’action « extérieure » consistant à se promener, entraîne une action « intérieure », c’est-à-dire l’abduction. La première action est donc inférieure à la deuxième ; elle en constitue en quelque sorte la terre nourricière. En d’autres termes, la promenade est favorable au fonctionnement de l’esprit de Maigret. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le commissaire fait fréquemment « les cent pas », ce qui l’aide à mettre de l’ordre dans ses pensées. L’abondance des questions intérieures dans ces passages fait preuve de cette activité mentale.

Le plus important dans les promenades, c’est que Maigret peut enfin être seul avec ses pensées, sans qu’on le dérange. Par conséquent, si quelqu’un l’accompagne, celui-ci se voit obligé de rester également silencieux. Le plus souvent, Mme Maigret joue ce rôle (…)

Els Wouters, Maigret : « je ne déduis jamais » : la méthode abductive chez Simenon, Liège, Éditions du CEFAL, 1998, p. 75-76




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