Lettre de voyage: Tunis

Honoré Beaugrand
VINGTIÈME LETTRE
Tunis, le 31 décembre 1888

[...]

Tunis «la verte», «la bien gardée», «l'odorante», «la fleurie», «la blanche», capitale de la Régence du même nom, est située sur le penchant d'une colline au fond d'un golfe de six lieues de circonférence qui communique avec la mer par l'étroit canal de la Goulette.

Tunis date probablement de la même époque que Carthage; mais, absorbée qu'elle était par sa puissante voisine, elle ne devait avoir que très peu d'importance. Lorsque Carthage, qui avait été rasée, puis reconstruite par les Romains, fut à la fin du VIIe siècle définitivement détruite par les Arabes, Tunis, qui avait été successivement prise par les Vandales, chassés bientôt par Belisaire, au Ve siècle, par les Perses, et enfin par les Arabes, devint la cité la plus populeuse de la région.

En 1270, St. Louis s'empara du Chastel de Carthage; mais, frappé de la peste, il mourut sur un lit de cendres avant d'avoir pu se rendre maître de Tunis. Au XIIIe siècle, Tunis avait acquis une grande importance commerciale, car les Maures chassés d'Espagne étaient venus s'y fixer. En 1535, Charles-Quint, aidé par les esclaves chrétiens révoltés, s'empara de la ville, défendue par Barberousse, qui s'en était emparé au nom des Turcs, et la donna à un prince vassal. En 1573, les Espagnols furent chassés à leur tour et jusqu'en 1881, Tunis resta sous le gouvernement de princes vassaux des Turcs.

Le 12 mars 1881, à la suite de l'expédition française contre la tribu de Khroumirs, qui sans cesse violaient et pillaient la frontière française d'Algérie, fut signé, au Bardo, entre le bey de Tunis, Mohammed El-Sadock, prédécesseur du bey actuel, et le gouvernement français, un traité établissant le protectorat français en Tunisie.

En vertu de cette convention, la Tunisie, encore officiellement puissance musulmane, est aujourd'hui gouvernée par le bey, sous le contrôle et la protection de la France. Le bey continue d'exercer un pouvoir absolu dans les affaires intérieures de la Régence; mais la France se charge d'en défendre la sécurité à l'extérieur, et en administre les finances par l'intermédiaire d'un Résident général. Elle dispose par conséquent de ressources militaires et des finances du pays.

La population de Tunis est de 125,000 habitants, dont 75,000 Musulmans, 25,000 Juifs et 25,000 Européens.

La langue universellement parlé à Tunis, sauf dans le quartier européen, est l'arabe; seulement cet arabe est plus ou moins défiguré et transformé en un patois spécial, surtout par les nègres et les Maltais. En somme un assez grand nombre de mots et des plus usités à Tunis ne seraient pas compris, par exemple, par un Algérien, et réciproquement.

Les Israélites ne se servent de l'hébreu que pour les cérémonies du culte, mais ils écrivent «l'arabe parlé» avec les caractères hébraïques.

Parmi les langues européennes, il n'y a guère d'usité que l'italien et le français, mais principalement l'italien.

Les quatre rites musulmans: Malekite, Hanéfite, Chaféite et Hanébalite, dont l'ensemble forme la grande division des Sunnites, opposée a celle des Chéites, sont représentés à Tunis.

Le rite dominant est le rite malekite; cependant le bey de Tunis et les descendants des Turcs suivent le rite hanéfite spécial aux Ottomans.

Tous les Israélites sont talmudistes, mais ils ont deux administrations religieuses différentes, l'une pour les Tounsi, l'autre pour les Gourni.

Les populations de races différentes qui sont venues successivement s'établir en Tunisie, Arabes, Maures, Turcs, Grecs, etc., se sont tellement mélangées avec la race berbère ou indigène et entr'elles, que les types qu'on y rencontre sont variés à l'infini, et qu'il est fort difficile de les faire rentrer dans des catégories bien distinctes.

Cependant on peut établir entre tous ces types certaines classifications. Le Berbère ou kabile est petit, trapu; sa physionomie diffère de celle de l'Arabe. L'ovale du visage est plus large et moins régulier, les cheveux moins noirs; il a la bouche lippue, les yeux bleus, le teint brûlé par le soleil.

L'Arabe proprement dit est de plus haute taille, il a le front fuyant, les yeux noirs, les lèvres plus minces, la barbe assez rare et noire; le teint est bistré.

Les Maures, ou Arabes citadins, ont le teint blanc, le visage ovale, le nez long, la barbe très noire, et peu fournie. Ils sont remarquables par la pureté, la douceur, et la beauté de leurs traits. Graves et paisibles ils sont tout à la fois hautains et polis. Très accessibles à la civilisation des Européens, dont ils recherchent le contact, ils se sont pliés rapidement aux mœurs occidentales du moins en ce qu'elles n'ont pas de contraire à leur religion. Un assez grand nombre d'entr'eux parlent déjà un peu la langue française.

L'élément turc a cessé de s'accroître en Tunisie; on n'y voit plus guère de Turcs proprement dits.

Bien que l'esclavage soit aboli dans la Régence, on rencontre un assez grand nombre de nègres, dont la plupart sont de basse condition.

Quant aux Juifs, il est facile de les distinguer à leur type bien connu.

C'est certainement un des plus curieux spectacles que l'on puisse voir que le mélange, à Tunis, de toutes ces populations d'origines si diverses. Aux alentours de la Porte de France c'est un va-et-vient incessant de gens de toutes nations et de tous costumes.

Les Berbères et les Arabes sont drapés dans des burnous blancs. Les Maures, fort élégants, affectionnent les couleurs très claires, bleu tendre, crème, pêche; les étoffes qui composent leur costume, souvent fort riche, sont toujours choisies avec beaucoup de goût; ils portent la chéchia rouge enveloppée du turban blanc et quelquefois vert. Leurs femmes sont également vêtues de couleurs claires, mais elles sont enveloppés dans des burnous et leur visage est caché par un voile noir; presque toutes elles sont beaucoup trop grosses, ce qui rend leur démarche lourde et disgracieuse.

Les juifs italiens ont le costume européen mais ils portent la chéchia. Les autres ont a peu près l'habillement des Maures, à l'exception du turban, qui est noir. Les femmes juives, non moins lourdes que les Mauresques, sont curieusement vêtues d'un pantalon collant de soie blanche, ont le visage découvert et sont coiffées d'un bonnet pointu et doré qui produit l'effet le plus pittoresque. S'il y des jolies femmes à Tunis — et il doit y en avoir — on n'en rencontre guère dans les rues et on doit les tenir soigneusement cachées dans les harems.

Si les Tunisiens sont religieux sans être fanatiques, s'ils sont doux et bienveillants, en revanche on me dit qu'ils ont pour la plupart des mœurs assez corrompues. La loi musulmane les autorise à avoir quatre femmes. Mais, à l'exception des riches négociants, la plupart n'usent plus de cette permission. Quand aux sérails, la traite des esclaves a été abolie et il n'en existe plus.

Maintenant, quant à la description de Tunis, j'en trouve une fort curieuse qui date de 350 ans et que j'emprunte au curieux travail de Léon l'Africain qui a été traduit en vieux français par Jean Temporal (Lyon, 1536.) Ce tableau si ancien qu'il soit, est encore de la plus grande vérité et je le cite aussi à titre de curiosité littéraire:
    Thunes est appelée des Latins Tunetum et Tunis par les Arabes. Elle est pour le présent une des singulières et magnifiques cités d'Afrique, Des bourgs à l’entour d'elle, l'un est hors de la porte Beb Sunaica (Bab-es-Soiuka), qui contient environ troys cents feus. Un autre hors de la porte nommé Beb-el-Manera (Bab-eddjezira), qui en fait mille, et tous ces deux remplis d'une infinité d'artisans: comme apoticaires, pescheurs et autres. En ce dernier, il y a une rue séparée quasi comme si c'était un autre bourg, et là font résidence les chrétiens de Thunes, desquels le Seigneur se sert pour ses gardes, étant encore, qu'ils vaquent à autres offices: esquels les Mores ne se daigneroyent employer. Il s'est fait encore un autre bourg qui est hors de la porte appelée Bab-el-Bahar, qui signifie la porte de la marine; laquelle est prochaine du lac de la Golette environ demy mile, et là vont loger les marchands chrétiens étrangers, comme les Genevoys, Veniciens et ceux de Cataloigne; lesquels ont tous leurs boutiques, magazins et hoteleries séparées d'avec celles des Mores; mais les maisons sont petites de sorte que, comprenant la cité et les faubourgs, le tout peut contenir dix mille feus. La cité est fort belle et bien gouvernée: et avec ce qu'elle est fort peuplée, et habitée de gens qui sont à peu près tous artisans, et principalement tissiers de toiles, lesquelles se vendent par toute l'Afrique; pour ce qu'il s'en fait une infinité, et bonnes en perfection. Outre ce qu'il y a un grand nombre de boutiques de marchands, estimés les plus riches de Thunes, avec un grand nombre d'autres artisans, comme ceux que vendent les parfumeurs, veloutiers, couturiers, selliers, peletiers, fruitiers, ceux qui vendent le lait, les autres qui font fritures en huile, et bouchers. Il y a encore plusieurs autres métiers, si je voulay décrire particulièrement, ce seroit une chose non moins utile que superflue. Le peuple est fort courtoys et amyable et les prêtres, docteurs, marchands, artisans, ensemble tous ceux qui sont commis à quelque espèce, se tiennent magnifiquement en ordre portans des turbans en tête...

    Il ne se trouve dans la cité aucun moulin assis sur l'eau, mais on les fait tourner par des bêtes. Il n'y a fleuve, fontaine, n'y aucun puys d'eau vive, mais en défaut de ce, les habitants ont plusieurs citernes, dans lesquelles s'écoule et demeure l'eau de la pluye; vray est qu'il se trouve plusieurs bons puys, mais ils sont réservés pour le Roy et sa cour. Là se voit un beau temple fort spacieux, selon le revenu duquel on y institue une grande quantité de prêtres, et s'en trouve d'autres par les bourgs de la cité, mais de moindre grandeur. Outre ce, il y a plusieurs collèges et monastères de religieux, lesquels ont bon moyen de s'entretenir honnêtement de grandes aumône du peuple. La plus grande partie des bâtiments est de pierre de taille d'asses belle montre. Il y a forces étuves. Hors la cité il y a plusieurs possessions produisant de beaux fruits. Quant aux jardins, ils sont quasi en infinité remplis d'orangers, citrons, roses, fleurs gentilles et souëves, mêmement en un lieu appelé Bardo, là où sont les jardins et maisons de plaisance du Roy...

D'un autre côté, M. Victor Guérin a fait de Tunis une description plus moderne, dans laquelle il dit:
    Si Tunis offre de loin l'aspect d'une belle et magnifique cité, on est vite désenchanté, quand on en approche et surtout quand on y pénètre; c'est la déception que causent généralement les villes de l'Orient dont la disposition est admirable et le coup d'œil d'ensemble si frappant, et qui, parcourues dans leur intérieur, détruisent elles-mêmes le charme qu'elles avaient produit…. Tunis forme intérieurement, un réseau confus et irrégulier de rues et de ruelles mal percées, mal bâties, encore plus mal entretenues…. Deux ou trois artères la sillonnent néanmoins dans une grande partie de son étendue et sont comme autant de points de repère pour l'étranger qui s'aventure sans guide dans ce dédale presque inextricable Le quartier habité par les Juifs et dans lequel pullule une population pressée et misérable ou affectant les dehors de la misère est le plus immonde de tous.

D'importantes améliorations ont été faites depuis l'arrivée des Français à Tunis. Des patrouilles bien organisées parcourent la ville en tous sens et la lune qui autrefois éclairait seule les rues tortueuses, lorsqu'elle se montrait, a aujourd'hui pour auxiliaires des réverbères au gaz qui permettent à l'étranger attardé de retrouver facilement son chemin.



Marché de l'ébène à Tunis (vers 1889)
Source: Photochrome. Detroit Publishing Co. Library of Congress.

Les Souks ou bazars constituent la principale curiosité de Tunis et méritent une description à part. Ce sont de véritables labyrinthes qui sont protégés contre les rayons du soleil soit par des voûtes percées d'étroites ouvertures, soit par des planchers; les boutiques, très étroites, et généralement élevées au-dessus du sol ne reçoivent de jour que par l'ouverture de la porte; ces boutiques servent à la fois d'atelier et de magasin. Le client s'assied devant la boutique dans un espace qui lui est ménagé sur des bancs disposés à cet effet. Citons en première ligne le fameux souk des Parfumeurs ou souk El-Attarin situé dans le bas de la rue des Parfums.

C'est dans ce souk que des marchands arabes, fort bien mis et la plupart, paraît-il, fort riches, vendent dans des boutiques microscopiques — au fond desquelles ils sont nonchalamment étendus ou plutôt couchés — les essences de rose, de géranium, etc., les pastilles parfumées, les savons, le henné, etc. L'ensemble de toutes ces odeurs, très agréable aux indigènes, qui en font d'ailleurs une grande consommation, impressionne violemment le passant qui n'est pas habitué comme eux aux odeurs fortes des parfums d'Orient.

La partie supérieure de la rue des Parfums est occupée par le souk juif des Tailleurs. C'est dans ce souk et dans la rue transversale qui se trouve à l'extrémité de la rue des Parfums qu'ont lieu tous les jours de 9 heures à midi les criées arabes, fort curieuses. Cette partie des souks présente le matin (sauf le samedi) une animation extraordinaire. C'est un va-et-vient continuel d'Arabes, d'Israélites qui se poussent, se heurtent, cherchant à se frayer un passage à travers une double haie de curieux. Au milieu de toute cette cohue, augmentant la confusion générale, montent et descendent sans cesse une quantité de crieurs portant sur leur tête des étoffes, des ceintures, des vêtements, agitant au bout de leurs bras des montres, des armes dont ils crient les prix.

Non loin de là, dans un autre souk, sont criés les vêtements d'occasion pour femmes. On remarque les pantalons ou serouals, et les vestes en velours de couleur tendre, garnies de fil d'or ou d'argent.

Le Souk du Bey, qu'on trouve en continuant la partie de la rue transversale où sont les deux criées de meubles, est certainement le plus beau des souks; il est droit, large et bien éclairé; les boutiques deviennent presque des magasins; mais c'est précisément à cause de cela un des moins pittoresques; on y vend des tissus.

Citons pour terminer le souk des Chéchias, le souk des Selliers intéressant à visiter, le souk des Orfèvres composé d'une quantité d'impasses qui en font un véritable labyrinthe; le souk de la Laine les boutiques encore plus étroites, si c'est possible, que dans les autres souks, sont presque dans l'obscurité; le souk des Armuriers. Enfin tous les genres de métiers ont leur souk où l'on vend presque exclusivement les mêmes objets. Il y a le souk des Forgerons, le souk des Revendeurs, etc. Il y a même le souk des Libraires! Et avant 1846 il y avait — ce ne devait pas être le moins curieux de tous — le souk des Esclaves.

Quant aux fabricants de chaussures, leur nombre est incalculable. Leurs boutiques occupent plusieurs galeries des souks et on en trouve dans tous les quartiers de Tunis. On se demande ce que deviennent toutes ces chaussures jaunes ou rouges, en voyant une partie de la population marcher pieds nus.

Les souks, aux époques des grandes fêtes musulmanes ainsi qu'au 14 juillet, sont brillamment illuminés et produisent alors le plus curieux effet.

Sous le rapport commercial, Tunis ressemble aux autres villes de l'Afrique et de l'Orient. Les amins ou syndics réglementent chaque corporation.

Je parlerai, dans ma prochaine lettre du quartier européen, des ruines de Carthage, du Bardo, célèbre palais du bey, situé en dehors des murs de Tunis, et de la chapelle de St. Louis.


*******



VINGT-ET-UNIÈME LETTRE
Tunis, 2 janvier 1889

[...]
Le quartier européen de Tunis est de construction toute récente. Aussi le contraste entre ce quartier et les quartiers anciens dont j'ai parlé à grands traits, est-il tout à fait saisissant. C'est en réalité une ville européenne encore en voie de formation, mais déjà fort importante, appuyée contre la ville arabe. Toutes les rues sont de larges et belles avenues, bordées de belles constructions à deux ou trois étages, dont presque tous les rez-de-chaussée sont occupés par des magasins européens et des cafés.

Un très beau boulevard qui va de la porte de France jusqu'au lac, partage en deux, de l'ouest à l'est, le quartier européen. Ce boulevard, de près de 1,000 mètres de longueur, s'appelle avenue de France jusqu'à la place de la Résidence, où sont situées la Résidence française et, en face, la Cathédrale. La place de la Résidence est ornée d'un petit square au milieu duquel se trouve un jet d'eau. Il prend ensuite, jusqu'à la Douane, le nom d'avenue de la Marine.

Quant aux mosquées de Tunis, il est impossible — comme d'ailleurs dans toute la Tunisie, sauf, chose assez singulière, à Kairouan — il est absolument impossible, disons-nous, de les visiter.

Du reste, tout l'interêt de Tunis réside non pas, comme dans la plupart des grandes villes d'Europe, et particulièrement d'Italie, dans les monuments, qui sont presque tous des merveilles d'architecture et de sculpture à l'extérieur, et à l'intérieur de véritables musées. Non, il n'y a à Tunis ni monuments, ni musées, mais ce qui en fait une des villes les plus curieuses qu'il soit donné de visiter, c'est la rue, ce sont les souks avec leur mouvement incessant de gens de tous types, de tous costumes, de toutes nationalités.

Si l'on excepte quelques sites charmants, le Bardo et les ruines de Carthage, les environs de Tunis offrent peu d'intérêt.

Quelque soit la porte par laquelle on en sort, on est très étonné de se trouver tout à coup dans la plus complète solitude. Quelques forts situés à l'ouest de Tunis, et d'ailleurs en très mauvais état; partout un sol aride et inculte; ça et là quelques troupeaux de chèvres noires gardées par de grands pâtres déguenillés.

Le palais du Bardo, palais d'hiver du Bey, est une vaste construction arabe, entourée de murs flanqués de bastions qui ressemble plutôt à une vaste caserne, agencée sans art et sans goût. Il est situé à deux kilomètres de Tunis et paraît aujourd'hui presque abandonné, si l'on excepte quelques pauvres marchands arabes accroupis dans les couloirs dont ils ont pris possession, et qui vous offrent en passant, leurs bibelots d'une valeur absolument négative. Après avoir franchi le vestibule, un couloir sombre conduit à une première cour; un autre couloir conduit à une deuxième cour beaucoup plus belle. De cette cour on pénètre dans les appartements princiers par un bel escalier dit escalier des lions, ornés de six beaux lions en marbre blanc.

On visite avec intérêt la salle du trône, ornée des portraits en pied des souverains d'Europe et dont tout le fond est occupé par le trône du Bey, étincelant de dorures; on remarque une autre salle où se rend en matière criminelle la justice expéditive que l'on sait.

Aussitôt le condamné emmené, la sentence est exécutée devant la porte du palais. On voit également l'ancien harem, actuellement transformé en musée.

L'excursion de Carthage, est de beaucoup la plus intéressante, nous serions même tenté de dire la seule réellement intéressante que le voyageur puisse faire dans les environs de Tunis. Les ruines de Carthage, dont l'importance a été et est encore contestée, méritent certainement d'attirer à un très haut degré la curiosité du voyageur. Certes il ne faut pas s'attendre comme à Pompéi à une reconstitution d'une ville ancienne, car on serait étrangement déçu; mais l'ancienne capitale de l'Afrique a eu dans l'histoire une importance si considérable, qu'on ne saurait sans être profondément ému, en parcourir le sol. D'ailleurs on a retrouvé d'assez nombreuses ruines pour qu'on pût rétablir d'une manière à peu près certaine non seulement les limites de l'ancienne ville, mais encore la position de ses quartiers, la direction de quelques rues principales et l'emplacement de ses principaux monuments.

Je n'ai pas à faire ici l'histoire de Carthage que tout le monde connaît d'ailleurs; aussi me bornerai-je à citer quelques dates et quelques chiffres qui rendront plus intelligible la courte description que je vais faire des ruines de la grande rivale de Rome, avant l'ère chrétien. Carthage, située sur la côte, nord-est de la Tunisie actuelle fut fondée vers 880 avant Jésus-Christ par les Phéniciens; elle s'enrichit de bonne heure par le commerce, et ne tarda pas à étendre sa domination sur tout le nord de l'Afrique, puis à se rendre maîtresse des îles Baléares, d'une partie de l'Espagne, de la Sardaigne, de la Corse et de la Sicile. La possession de ce dernier pays devint l'occasion d'une longue lutte avec Rome, connue sous le nom de guerres puniques, et dans laquelle elle finit par succomber. En 146 avant Jésus-Christ, Carthage tomba au pouvoir des Romains qui la détruisirent de fond en comble.

En 121 avant Jésus-Christ, Cartharge fut relevée par Caius Gracius, puis agrandie par César. Bientôt elle devint de nouveau la ville la plus importante de l'Afrique romaine. Les lettres et le christianisme y firent de rapides progrès, et furent illustrés par Apulée, Arnobe, Tertullien, St. Cyprien et St. Augustin.

En 439 avant Jésus-Christ, les Vandales s'emparèrent de Carthage; mais Bélisaire la recouvra sous Justinien (534). Enfin les Arabes la prirent en 698 et la détruisirent définitivement.

Les Phéniciens donnèrent d'abord à la nouvelle ville le nom de Byrsa, mot qui paraît signifier tour et forteresse, et M. Victor Guérin, que j'ai déjà cité, en fait la description suivante:
    Quand la population se fut accrue, Byrsa devint une acropole. Autour d'elle les maisons se groupèrent en cercle, comme autour d'un refuge toujours prêt. On s'étendit vers les ports, puis sur toute la plage; enfin cri passant derrière la petite montagne de Sidi Bou-Said, on alla rejoindre encore la mer. De ce côté la plaine était fertile, les puits fréquents, l'irrigation facile; les riches bâtirent des maisons entourées de haies vives et de frais jardins. C'était le quartier de Megara. Ainsi se forma une ville qui comptait après quelques siècles de sept à huit lieues de tours et qui prit le nom de Karthad-Had-tha, la ville nouvelle, Carchédoa en grec, Carthage en latin.

    Byrsa fut fortifié dès sa fondation; plus tard des constructions grandioses furent substituées aux fortifications primitives. Le VIe siècle avant J. C. vit l'extension merveilleuse de la puissance des Carthaginois.

    La forme de Byrsa était à peu près rectangulaire; elle était couronnée par le temple d'Esculape; mais, ce n'est que par des efforts d'imagination que nous nous figurerons les autres édifices qui remplissaient Byrsa. L'histoire a omis tous ces détails parce qu'elle n'a été écrite que par les ennemis de Carthage Muets sur ses splendeurs, ils n'ont d'éloquence que pour raconter sa ruine.

    On visite d'abord les citernes, superbe monument échappé à la destruction de Carthage et qui sont encore dans un excellent état de conservation, et qui peuvent contenir à peu près 25,000 mètres cubes d'eau. Elles forment dix-sept réservoirs. Nous y avons déjeuné à l'abri du soleil et nous y avons puisé de l'eau à l'aide d'un seau suspendu à une poulie et dont se servent les pâtres et les touristes. Cette eau est très fraîche et très bonne. Près des citernes sont les ruines d'une tour qui en défendait probablement l'approche.
J'emprunte au travail de M. Louis Piesse sur l'Algérie et la Tunisie, la description de la chapelle de St. Louis, car c'est là, aujourd'hui, le monument le plus intéressant à visiter, aux environs de Tunis:
    Vers l'extrémité orientale du plateau s'élève la chapelle Saint-Louis, au milieu d'un enclos entouré de murs. On sait que le Bey Ahmed a concédé gratuitement à la France le sommet de la Byrsa, pour y ériger un sanctuaire en l'honneur du pieux monarque qui avait consacré par sa mort, sinon cet emplacement, du moins l'un des points de cette côte. Il est assez difficile de préciser avec exactitude l'endroit où, le 25 août 1270, Louis IX rendit le dernier soupir. Quoi qu'il en soit, c'est au milieu des ruines de Carthage où son armée était campée, qu'il succomba au fléau qui ravageait ses troupes.

    La chapelle dont la première pierre avait été posée le 25 août 1840, fut inaugurée en 1842, avec une certaine pompe.

    Sur une assez large enceinte, aplanie avec soin, entourée d'un mur d'appui et au milieu de laquelle s'élève une plate-forme ronde élégamment dallée à compartiments symétriques, et à laquelle on monte par six marches établies circulairement sur tout le pourtour; est construite la chapelle, d'une forme octogone. L'intérieur offre un rond-point entièrement libre au-dessous du dôme. On aperçoit ainsi dès l'entrée, au fond, en face de la porte, l'autel et au-dessus la statue de Saint-Louis, en marbre blanc des Pyrénées, due au ciseau de M. Émile Seurre. L'édifice est bâti en pierre appelée marbre de Soliman, avec des remplissages en pierre de tuf, du sol de Carthage et voûté en brique de Gênes avec enduit de mortier de chaux formant stuc à la manière du pays; ses fondations s'appuient sur les bases du temple d'Esculape ou Eschmoun, dont l'immense escalier s'avançait sur la mer.

    M. Jourdain, chargé de la construction de la chapelle, le fut également, en 1843, de l'exécution des dépendances nécessaires à sa garde, à son entretien, à sa desserte, Ces dépendances consistent en un mur d'enceinte et trois corps de bâtiments à rez-de-chaussée et à terrasses, comprenant le logement du gardien, une sacristie et une salle d'attente pour les visiteurs. Ces bâtiments sont reliés entre eux par des cloîtres de forme ogivale. La chapelle est environnée d'un bosquet ombreux. Le jardin est orné de divers restes d'antiquités, trouvés soit à Carthage, soit sur d'autres points de la Régence. Les parois des cloîtres sont également couvertes d'inscriptions païennes ou chrétiennes, mais dont la plus curieuse, au point de vue géographique, est celle rapportée par M. Mattéi d'El-Djem, puisqu'elle donne le nom antique de cette localité: Thysdrus.

    L'enceinte de Saint-Louis renferme des citernes dont l'eau est excellente. Pendant l'été le Bey de Tunis et les consuls étrangers y envoyaient puiser tous les jours.

    Byrsa est peut-être le seul point de Carthage que Saint-Louis n’ait point occupé. Peu importe au fond la place choisie pour lui consacrer un monument. Il est d'un heureux augure que la France ait pris pied sur cette petite colline, qui a été le berceau de la puissance carthaginoise, et qu'ont habitée les proconsuls romains, les rois vandales, les grands généraux de Justinien… Les Arabes eux-mêmes ont traîné la statue de Saint-Louis jusqu'au sommet de la colline.

    Ils confondent Sidi-Bou Saïd le marabout, avec St. Louis qui, selon eux, se serait fait musulman, avant d'expirer.

    Près de la chapelle sont aujourd'hui situés les bâtiments du grand séminaire et la superbe cathédrale de Carthage, élevée par les soins du Cardinal Lavigerie. Le musée fort intéressant contient une très belle collection d'objets antiques provenant de la Tunisie, mais principalement des ruines de Carthage. On y voit surtout une très belle collection de lampes carthaginoises et romaines des époques païenne et chrétienne; des monnaies, des pierres gravées, des mosaïques, une fresque, des fragments de sculpture et une quantité d'objets trouvés, pour la plupart, dans les sépultures, parmi lesquels une superbe urne en verre bleu dont on a offert déjà, nous a-t-on dit, la somme ronde de vingt mille francs. On voit également dans le jardin qui entoure la chapelle de nombreux fragments de sculpture et une quantité d'inscriptions tombales qui ont été placées dans le mur même de la clôture du jardin.

    En descendant vers la mer, on voit les vestiges d'un temple de Cérès et des bains de Didon et au dessous les ruines d'un temple de la Mémoire et du temple de Saturne.

    On voit aussi les restes d'un vaste amphithéâtre, et les débris de grands édifices parmi lesquels on croit reconnaître les ruines de la basilique du roi Thrasamund; mais je dois avouer qu'il faut faire de grands frais d'imagination pour reconnaître quelque chose parmi ces débris informes. Il en est de même pour l'emplacement de la maison d'Annibal et pour les ports militaires et marchands que l'on nous désigne, au milieu d'un fort beau jardin appartenant à la résidence d'été de Si Moustapha, ancien premier ministre du Bey de Tunis.

Nous retournons à Tunis un peu fatigués de cette excursion, et sans avoir visité le village de Sidi-bou-Saïd qui s'élève sur la pointe du cap de Carthage. C'est un village habité par des Arabes fanatiques qui, récemment encore, en interdisaient l'entré aux Européens. Il tire son nom de Bou Saïd, le père du bonheur, marabout célèbre enterré-là.

Mon ami, Gaston Roullet, le peintre, faillit s'y mettre dans de mauvais draps, l'été dernier, en essayant de faire le croquis d'une mosquée. Il ne dut son salut qu'à un revolver qu'il avait prudemment mis dans sa poche et dont il menaça les fanatiques qui faisaient mine de l'attaquer.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Lettres de voyage: Venise et Bologne
Description par un journaliste canadien-français à la fin du XIXe siècle, de la «reine de l'Adri




Articles récents