À la recherche de Vermeer avec Thoré-Burger

Henry Havard
JOHANNES VERMEER
(VAN DER MEER DE DELFT)

Première partie
Pour peu qu'on ait approfondi l'étude de l'art ancien, qu'on ait fouillé les vieilles archives, feuilleté les livres de comptes des princes, des villes ou des États, parcouru les rôles des corporations et les listes des académies, il est bien rare qu'on ait pu se défendre d'un mouvement d'étonnement d'abord, puis d'inquiétude et de malaise, à la révélation d'une quantité énorme d'artistes de tout état, gens de mérite probable, de valeur certaine, honorés par leurs confrères, estimés de leurs contemporains, souvent même distingués par les princes ou par les rois, et qui nous sont aujourd'hui à peu près inconnus. — Hommes de talent dont les noms parvenus accidentellement jusqu'à nous ne nous disent rien, car nous n'avons pas la moindre notion des qualités ou des défauts qui ont bien pu caractériser leurs œuvres.

Il se produit, en effet, dans toutes les écoles un phénomène singulier. L'histoire de l'art, au bout d'un temps relativement très court, se synthétise. Les rayons lumineux qu'elle projette ne s'arrêtent plus que sur un nombre limité de têtes spécialement favorisées; les autres restent plongés dans une ombre qui va toujours s'épaississant, et que chaque année qui s'écoule rend plus obscure. Fait plus regrettable encore, les œuvres de ces infortunés subissent le même sort que leur nom. Elles disparaissent peu à peu de la circulation, et quand elles ne sont pas brutalement détruites, elles sont dénaturées, elles changent d'étiquette et passent au compte d'autres artistes mieux cotés. La constatation de ce méfait ne date pas d'hier.

«Personne n'ignore, écrivait en 1808 le chevalier de Burtin1, qu'en effaçant les noms un vil manège a déjà plongé dans l'oubli le souvenir de maint excellent artiste ancien dont on ne retrouve plus, ou presque plus de traces, sinon dans les ouvrages des biographes, qui nous ont transmis les justes éloges qu'ont mérités de leurs contemporains (parmi tant d'illustres concurrents) beaucoup de peintres dont on ne connaît plus les ouvrages aujourd'hui.»

C'est ainsi que la spéculation dépouille certains artistes de la part de gloire à laquelle ils ont droit, en attribuant uniformément leurs œuvres à un rival dont la signature fait prime, et à cinquante ans de distance une génération touffue de peintres et de sculpteurs, qui comptait par centaines les hommes de talent, semble se résumer en une douzaine de producteurs qui, seuls, demeurent connus et appréciés du public.

Le plus souvent, il est vrai, celui qui constate cette étrange absorption essaye de se consoler de cette disparition singulière, en se persuadant que ceux qui n'ont pas survécu n'étaient pas nés viables. En vain l'estime dont ils ont joui dans leur temps vient-elle protester contre un jugement si lestement formulé. En vain objecte-t-on les prix relativement élevés payés pour leurs œuvres, le goût avéré de leurs protecteurs, la haute considération dont les entouraient leurs confrères, on trouve toujours quelque bonne raison pour s'abuser sur leur compte, quelque motif ingénieux pour expliquer leur éclipse, jusqu'au jour où l'apparition subite d'un chef-d'œuvre inattendu vient renverser le pénible échafaudage de ces suppositions malveillantes, et attester que le pauvre méconnu était sinon un artiste de génie, du moins un ouvrier d'un merveilleux talent. C'est là le cas de Johannes Vermeer, dont nous allons essayer de retracer la vie.

I.

Rien n’est à la fois plus instructif et plus curieux que l'histoire de ce grand peintre méconnu. De son vivant, il fut apprécié comme artiste et honoré comme homme.

Dirk van Bleyswijck, secrétaire du magistrat de la ville de Delft, personnage considérable par conséquent, voulant consacrer pour la postérité les gloires de sa ville natale, publia, en 1667, un énorme volume de près de 1,000 pages, sous le nom de: Description de la ville de Delft2, et, parmi les artistes qui faisaient honneur à la cité, il mentionne Johannes Vermeer, quoiqu'il fût encore un jeune homme, et, quoique discret et réservé autant qu'un fonctionnaire public doit l'être, Bleyswijck se soit montré très avare de renseignements sur les Delvenaars, vivant encore au temps où il écrivait.

De son côté, Arnold Bon, l'éditeur de la Beschryvinge, libraire bien posé, mais poète à ses heures, et du reste très mauvais poète3 ayant estimé qu'il était de son devoir d'écrire une pièce de vers pour déplorer la mort de Carel Fabritius, crut indispensable de citer notre peintre comme un de ceux qui pouvaient sinon faire oublier, du moins remplacer dans une certaine mesure le «phénix», c'est ainsi qu'il appelait Fabritius, et qui, en attendant, marchaient le plus dignement sur ses traces.

Partageant à l'égard de leur jeune confrère l'estime dont Bleyswijck et Arnold Bon donnaient des preuves publiques, les membres de la corporation des peintres de Delft, les maîtres de la gilde de Saint-Luc, firent à plusieurs reprises, de Johannes Vermeer un de leurs doyens. Enfin quand des étrangers de marque traversaient la ville de Delft, on les conduisait voir l'atelier de notre peintre. «A Delphes (sic), écrit Balthazar de Monconys, je vis le peintre Vermer, qui n'avait point de ses ouvrages; mais nous en vismes chez un boulanger, qu'on avait payé six cens livres, quoiqu'il n'y eut qu'une figure4...»

N'avoir point de tableaux dans son atelier, vendre ses œuvres un bon prix, être visité par les étrangers, honoré de la confiance des artistes ses confrères, chanté par les poètes, enregistré par les historiens, si ce n'est pas là de la notoriété, mieux que cela même, de la célébrité, je demanderai ce que cela peut bien être. Il semble donc qu'avec de pareils atouts dans son jeu on soit sûr de passer à la postérité. Eh bien, non. — A peine Vermeer est-il mort que sa trace se perd, son nom s'oublie, son œuvre se disperse. Il ne faut pas vingt ans pour que cette renommée, en apparence si bien assise, s'évanouisse complètement. Houbraken5, le Vasari de l'école hollandaise, si généreux envers nombre d'artistes qui ne le méritent guère, conteur si prolixe d'histoires plus ou moins authentiques, biographe qui prend de toutes mains et accepte pour exacts tous les récits qu'on lui fait, Houbraken ne parle même pas de lui, ne cite même pas son nom. Chez Campo Weyermann6, il n'en est pas plus question que s'il n'avait jamais peint, et Van Goll ignore même qu'il existe de ses œuvres7.

En France, à plus forte raison, même oubli et même silence. Ni Decamps8, ni de Piles9, ni l'auteur anonyme des Anecdotes des beaux-arts10, si remplies de commérages sur le compte des maîtres hollandais, ne semblent avoir eu la moindre connaissance de son nom et de ses ouvrages.

En Allemagne, c'est tout de même. Fiorillo11, dans les quatre volumes qu'il consacre à la peinture hollandaise et flamande, ne mentionne pas une seule fois le nom de Vermeer, et Fusslin12 avant lui avait été tout aussi réservé.

Ce fut seulement en 1816 que les deux auteurs hollandais de l'Histoire de la peinture nationale13 essayèrent de protester contre cette ingratitude et tentèrent en faveur du maître de Delft un essai de réhabilitation biographique. Mais à ce moment la trace de notre peintre était si bien perdue, qu'il n'était même plus en possession de son nom.

Comme le constatent ses deux biographes de 1816, «on le nommait déjà communément Van der Meer, et mieux Van der Mer de Delft (Delft-schen Van der Meer) pour le distinguer des deux Jean Van der Meer de Haarlem, le vieux et le jeune, et de Jean Van deer de Schoonhoven, qui habita Utrecht, et fut non seulement peintre, mais encore conseiller municipal de cette ville et receveur des convois et licences de la navigation14.

Quant à des détails personnels sur Vermeer, Van Eynden et Van der Willigen n'en connaissent point d'autres que ceux donnés par Bleyswijck, et que nous connaissons déjà. S'ils ajoutent quelque particularité bibliographique, on peut être sûr qu’elle est de leur invention, et dès lors qu’elle est erronée. C’est ainsi qu’ils prennent prétexte d’une vente qui eut lieu à Amsterdam, le 16 mai 1696, et où l’on rencontre vingt et un tableaux de Vermeer, pour prétendre qu’il mourut à Amsterdam cette année-là, et que cette vente est celle de l’artiste lui-même, sa vente après décès. — Nous verrons tout à l’heure quelle créance mérite cette affirmation audacieuse. Quant à ses œuvres, ils mentionnent trois de ses tableaux et croient s'acquitter envers lui en le proclamant le «Titien de l'école moderne hollandaise15».

Il faut, certes, remercier, malgré les inexactitudes de leur récit et leur trop discret laconisme, les deux auteurs néerlandais d'avoir, après une si longue attente, remis enfin notre grand peintre à la place qui lui était due; toutefois, ce serait peut-être un peu forcer la note que de leur en laisser tout le mérite.16 Si les biographes s'étaient tû avec une singulière persévérance pendant près d'un siècle et demi, les oeuvres de Vermeer n'avaient point imité leur inqualifiable silence. Chaque fois que l'une d'elles s'était manifestée, elle avait parlé, et parlé avec une forte éloquence. Beaucoup de ses tableaux, il est vrai, avaient subi le sort que nous signalions tout à l'heure: on les avait démarqués, altérés, mutilés, rendus méconnaissables et attribués à d'autres maîtres. Mais chaque fois qu'il en passait en vente un bien pur et bien authentique, non seulement les enchères le saluaient, solides et nourries17, mais les experts avaient grand soin de proclamer bien haut le talent et la valeur de l'artiste.

C'est ainsi que l'expert Le Brun, en 1809, le déclarait «un très grand peintre dans la manière de Metzu», et que, sept années plus tard, un autre expert, Pérignon, dans le catalogne de la première vente Lapérière, lui reconnaissait le talent de rendre, «dans une manière large, le fini de la nature, la différence des objets, le soyeux des étoffes par la justesse de ses teintes et de l'effet.»

À demeure dans une galerie princière ou dans une collection privée, l'effet produit par lui n'était guère moins grand. Chacune de ses oeuvres resplendissait d'un tel éclat, se manifestait avec tarit d'ampleur qu'à sa vue les gens du métier s'arrêtaient étonnés, surpris, émus et se croyaient obligés de constater l'évidente supériorité de cet inconnu. C'est ainsi que Reynolds, qui devait se sentir de pressantes affinités pour ce robuste.talent, ne manque pas de mentionner sa Femme transvasant du lait18, parmi les tableaux qui l'ont le plus frappé en Hollande19. C'est ainsi que, dans des temps plus modernes, des critiques fort compétents eux aussi, mais non moins touchés par la puissance de cet admirable artiste, lui ont payé leur juste tribut d'éloges. M. Maxime Du Camp en 1857 (Revue de Paris), Théophile Gautier, en 1858 (Moniteur), M. Paul Mantz, en 1868 (Gazette des Beaux-Arts), M. Clément de Ris, en 1872 (Moniteur), rendent à Vermeer toute la justice qui lui est due. Quant à M. Viardot, la précaution qu'il prend de nous inviter à ne pas confondre Johannes Vermeer avec le vieux Gérard van der Meir, qui fut, comme chacun sait, élève des Van Eyck, si elle décèle un bon naturel, ennemi de toute complication inutile, elle prouve aussi que l'oeuvre mutilée de notre grand artiste avait frappé l'auteur des Musées de Hollande.

Toutefois c'est à Thoré, ou plutôt à W. Bürger, car c'est sous ce nom de guerre que notre regretté collaborateur entreprit sa campagne d'exhumation, c'est à W. Bürger que Johannes Vermeer est redevable de sa réhabilitation, et c’est à lui qu'il faut en faire honneur. C'est à Bürger, en effet, qui, avec une conviction, une ardeur, une passion qu'on ne saurait trop louer et trop admirer, s'est attaché à découvrir une à une et à mettre en lumière les œuvres de ce peintre inconnu, c'est à lui, c'est à ses constantes investigations que nous devons d'avoir retrouvé une vingtaine d'œuvres bien authentiques de ce maître si puissant et si fort, c'est à son infatigable dévouement qu'il faut attribuer le légitime et grandissant intérêt qui s'attache aujourd'hui aux ouvrages de ce maître si rare et si parfait. Une seule chose a manqué à Bürger, c'est de pouvoir, en fournissant quelques dates certaines, limiter la vie de son peintre de prédilection, de ce «sphinx», comme il aimait à l'appeler. C'est cette lacune que nous venons combler aujourd'hui.

II

Rien n'est plus intéressant, passionnant même, que la chasse au document, surtout quand elle a lieu sur un terrain incertain, mal connu et qui se dérobe à chaque instant sous les pieds du chasseur. Dès sa résolution arrêtée de percer les ténèbres qui entouraient son «sphinx», Bürger fut fort embarrassé et se trouva aux prises avec une prodigieuse quantité de Jan Van der Meer, car aucun nom n'est plus commun en Hollande. Tout d'abord, rien que parmi les maîtres du XVIIe siècle, il en rencontra quatre ayant manié le pinceau: 1°Jan van der Meer, d'Utrecht, qui a peint de grands tableaux et des portraits; 2° Jan van der Meer, de Haarlem, surnommé le Vieux, paysagiste, et 3° Jan van der Meer, de Haarlem, surnommé le Jeune, également paysagiste, mais dans le goût de Berchem, et enfin 4° Jan van der Meer, de Delft. Il lui fallut avant tout faire la part de chacun d'eux.

Son embarras se serait encore accru s'il avait pu fouiller les archives de Delft et sonder les profondeurs de son état civil, pour ne parler que des contemporains de notre peintre, des van der Meer qui habitaient de son temps sa ville natale. Il se serait heurté, en 1640, à un Jan van der Meer, pharmacien, demeurant sur le Voldersgracht; en 1647, à un Jan Jansz van der Meer, veuf consolé qui logeait sur l'Out Beyerlant; en 1648, à un Jan Cornelisz van der Meer, non moins veuf, mais également consolé, et de plus chapelier de son état, ayant son domicile dans la Buitenketelpoort; en 1665, il aurait pris connaissance de l'héritage de Jan Reyers van der Meer, et, en 1680, de celui de la femme du scleoolmeester Johannes van der Meer, etc., etc., complication assurément inattendue, et qui n'aurait pas manqué d'augmenter le désarroi dans lequel il se trouvait plongé.

Mais Bürger fut plus sage. Il ne s'aventura pas lui-même dans les archives de Delft. II alla aux renseignements, s'adressa au gardien attitré du trésor et fut éconduit avec une bonne grâce si parfaite, qu'il demeura convaincu de l'impossibilité de rien arracher à ce précieux dépôt ni au cerbère qui le gardait.

«Les archives de Delft ont été dispersées, écrit-il de la meilleure foi du monde, surtout dans la partie qui concerne le XVIIe siècle, et, malgré les recherches que l'archiviste a bien voulu faire, on n'a rien trouvé sur la naissance et la mort de Van der Meer.» La vérité est que l'état civil de la ville de Delft est des plus complets, et qu'aucune recherche sérieuse et intelligente n'a été faite par l'archiviste dont parle Bürger, sans quoi cet archiviste n'eût pas manqué d'y apercevoir ce que moi-même, pauvre étranger, je devais y découvrir en 1877 et ce que plus récemment y a retrouvé M. O Obreen, c'est-à-dire la date de naissance, la date de mariage et la date de mort de notre peintre.

La vérité, c'est que la partie des archives de Delft qui regarde la Burgerlijke Stand, c'est-à-dire l'état civil, ne compte pas moins de cent soixante-quinze registres qui vont de l'année 1575 à l'année 1808 sans presque présenter de lacune.

La vérité, c'est que sachant la confession des individus, il n'est nullement impossible, lorsqu'on veut s'en donner la peine et qu'on peut y consacrer le temps nécessaire, de retrouver les renseignements dont on a besoin, et je suis certain que ce n'est pas l'archiviste actuel, mon excellent ami J. Soutendam, qui me démentira.

Il est à supposer, toutefois, qu'on aura commencé à chercher à l'année indiquée par Bleyswijck et que, ne trouvant pas de Vermeer ni de Van der Meer à cette année-là, on ne sera pas allé plus loin. Mais le fait n'était pas pour décourager un chercheur expert: tous ceux qui ont pratiqué les archives hollandaises savent bien que jusqu'à la seconde moitié du XVIIe siècle les noms de famille figurent très rarement et à l'état absolument exceptionnel sur certains registres de l'état civil. Il fallait donc tâcher de savoir quel avait été le prénom du père de notre peintre. Eh bien, ce prénom nous devait être livré par la mention matrimoniale de Jan Vermeer. Cette mention, en effet, nous apprend que son père s'appelait Reynier. Dès lors, plus d'erreur possible, et nos lecteurs se souviennent que, il y a six ans bientôt, nous donnions dans la Chronique20 le texte même de cet acte de naissance ci vainement cherché par le paresseux archiviste et découvert par nous. Cet acte est conçu comme suit:

Dito (31 octobre 1632).
I kint Joannis, vader ReynierJanssoon, mœder Dingnum Balthazars Getuygen Pieter Brarnmer, Jan Heyndrickz, Maertge Jans.
C'est-à-dire:
Dito (du 31 octobre 1632).
Un enfant, Joannis, le père est Reynier fils de Jean, la mère Dingnum, fille de Balthazar, les témoins sont Pieter Brammer, Jan, fils d'Heyndrick, et Marthe, fille de Jan.

Ce Joannis ou Jan étant, dans l'année 1632, — année indiquée par Bleyswijck — le seul fils de Reynier mentionné par l'état civil de Delft, il était donc clairement établi que c'était bien là la déclaration de naissance de notre peintre; toutefois un doute pouvait encore subsister. Aujourd'hui il n'existe plus: une mention mortuaire produite récemment par M. O. Obreen est venue confirmer notre découverte. Cette mention est relative à la mère de notre peintre; en voici la teneur:
Begraven in de nieutve kerk 13 february 1670, Dyna Baltens, weduwe van Reynier Vermeer in de Vlamingstraet.

Je traduis:
Enseveli dans la nouvelle église le 13 février 1570, Dyna Baltens, veuve de Reynier Vermeer, demeurant dans la Vlamingstraet.

Dyna étant l'abréviation de Dingnum et Baltens celle de Balthasars, il n'y a plus de place pour le moindre doute.

La seconde mention d'état civil relative à Johannes Vermeer rencontrée par nous sur les registres de l'état civil de Delft est celle de son mariage. Nous la relevons sur les registres de l'hôtel de ville, à la date du 5 avril 1653:
Johannes Reyniers Z. Vermeer J.M. opt Martvelt, Catharina Bolenes J. D. mede aldaer

C'est-à-dire:
Johannes, fils de Reynier Vermeer, jeune homme demeurant sur le marché avec Catharina Bolenes, jeune fille, au même endroit.

Et, en marge, on lit: attestatie g. g. op Schepl, den 20 april 1653. Stadthuys. Attestation donnée par le corps des échevins le 20 avril 1653. Hôtel de ville.

Voilà notre Vermeer marié, il a vingt et un ans. Le premier recueil de documents où il nous va apparaître maintenant ne figure plus à l'état civil de Delft, mais à la bibliothèque royale de La Haye Ce recueil se nomme le Meestersbœrk — ou le livre de maîtrise — de la gilde de Saint-Luc. Il nous apprendra que c'est l'année même de son mariage que notre peintre se fit recevoir maître.

Schilder, den 29 December 1653. Johannis Vermeer heft hem dœn aenteijkenen als meester schilder, sijnde burger en heeft op sijn meester geldt betaelt 1 gul 10 stuyv rest 4 gul 10 st. — Den 24 July 1656 in alles betaelt.
Traduisons:
Peintre: Le 29 décembre 1653. Johannis Vermeer s'est fait inscrire comme maître peintre étant bourgeois, et il a pour son droit de maîtrise payé 1 fl. 10 sols, reste 4 fl. 10 sols.- Le 24 juillet 1656 il a tout payé.

Ce même livre de maîtrise nous reparle de lui en 1663. Cette fois, ce n'est plus comme simple maître qu'il figure sur les registres de la corporation, mais comme syndic, comme doyen, comme Hooftman, comme chef-homme. Il exerce pendant deux ans ces importantes fonctions (1662-1663), puis il rentre dans le rang pour en ressortir en 1670 et figurer encore, en 1671, parmi les doyens.

Après cela, plus rien. — Ce silence peut sembler extraordinaire si l'on s'en tient à la date mortuaire donnée par les auteurs de la Vaderlandsche Schilderkunst, c'est-à-dire 1696. Mais une vente de tableaux, quelque nombreuse et fournie qu'elle puisse être en œuvres d'un maître, n'est pas un acte de décès, et c'est ce qui nous avait fait estimer et même affirmer que Vermeer devait être mort aux environs de 167321. Nous ne nous étions trompés que de deux ans. Notre Johanues Vermeer passa de vie à trépas le 13 décembre 1675; il n'était, par conséquent, âgé que de quarante-deux ans.

Voici la copie de la mention mortuaire inscrite à cette date sur les registres mortuaires:

Jan Vernneer Kunstschilder aen de onde Langedyck in de Kerk. Jean Vermeer, artiste peintre, — demeurant sur la vieille Langedyk, enterré dans l'église (la vieille église).

Et une note marginale indique qu'il laissait huit enfants mineurs. Ainsi se clôt cette carrière si brillante, si nous en jugeons par les rares productions qui ont survécu du beau talent de Vermeer, par l'estime de ses confrères, par ses contemporains. Né en 1632, marié en avril 1653, inscrit comme maître le 23 décembre de la même année, chef-homme de sa corporation en 1662-1663, c'est-à-dire à trente ans, de nouveau doyen en 1670 et 1671, mort en 1675. Voilà la restitution complète, intégrale de cette vie que Bûrger déclarait si obscure. Les archives qu'il croyait condamnées à un mutisme éternel ont parlé. Le «sphinx», comme il aimait à appeler Vermeer, a livré son secret.

Il nous reste à voir maintenant comment ces dates, heureusement retrouvées, viennent détruire l'échafaudage de suppositions qu'on avait élevé autour de cette sympathique figure, et expliquer ses œuvres mieux que ne peuvent le faire les plus ingénieuses suppositions.


Notes
1. Traité théorique et pratique des connaissances qui sont nécessaires à sont amateur de tableaux, etc. Bruxelles, 1808, t. Ier p. 303
2. Beschryvinge der Stadt Delft betreffende des selfs situatie oorsprong en ouderdom, etc. Delft, 1667.
3. Campo Weyermann, faisant allusion à ses vers, traite Arnold Bon de «poète de deux sous: Een zeker poœt van deux aas», et ajoute qu'il aurait dû se nommer, non pas bon, mais très méchant.
4. Journal des voyages de M. de Monconys. Lyon, 1665-1666, p. 149.
5. De groote schonburgh der nederlantsche konstschilders. Amsterdam, 1719.
6. De Levensbeschryvingen der nederlandsche Kuntschilders. La Haye, 1729.
7. De Nieuwe Schonburg der nederlantsche Kuntschilders. La Haye, 1754.
8. La Vie des peintres flamands et hollandais. Paris, 1753.
9. OEuvres diverses de M. de Piles, de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Tome Ier, contenant l'abrégé de la vie des peintres avec des réflexions sur leurs ouvrages. Paris, 1767.
10. Anecdotes des Beaux-Arts. Paris, 1776.
11. Geschichte der zeichnenden Kunste in Deutschland und den vereinigten Niederlander. Hannover, 1818.
12. Hans Rudolph Fusslins kritisches verzeichniss. Zurich, 1816.
13. Geschiedenis der vaderlandsche Schilderkunst. Haarlem, 1816.
14. Geschiedenis, etc., t. ler, p. 164.
15) «Johannes Vermeer den Titiaan der moderne schilders van de Hollandsche Scholl nœmen mag»
16. D'autant mieux que Rœland van Eynden, l'un des deux biographes en question, dans le Mémoire qui, en 1786, obtint le prix du concours Teyler relatif à la peinture hollandaise, ne mentionne pas encore Vermeer.
17. Témoin la Laitière, dont nous donnons la gravure, payée à la vente de Bruyn (1798) 4,550 florins, et à la vente Muilman (1813) 2,125 florins, près de 5,000 francs.
18. Aujourd'hui à Amsterdam, dans la galerie Six
19. Voir les œuvres complètes du chevalier Josué Reynolds. Paris, 1806. — Voyage en Flandre, en Hollande, à Düsseldorf, t. II, p. 338.
20. Année 1877, n° 43.
21. Voir Histoire de la peinture hollandaise, Paris, A. Quantin, éditeur, p. 488.

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