Administration de Rome sous Auguste

Theodor Mommsen
Auguste avait fait de la suppression de l'autonomie de la ville de Rome l'un des objets de sa politique et il s'était probablement donné là pour modèle le régime d'Alexandrie. Alexandrie et Rome sont les seules villes de l'empire où il y ait en garnison des légions ou leur équivalent et qui n'aient pas d'autonomie 1; car, de même que la Boulè fait défaut à Alexandrie, le sénat romain, s'il a une part au gouvernement de l'État, n'a aucunement sur la ville de Rome le pouvoir qu'ont les décurions sur un municipe quelconque et, quant aux magistrats de la ville, plus ils sont élevés en rang, plus ils sont magistrats de l'État et moins ils sont magistrats de la ville. Même dans le détail, l'organisation de la ville de Rome a été copiée par Auguste sur celle d'Alexandrie 2. En général, on peut, en ce qui concerne l'administration de la ville de Rome sous Auguste et Tibère, vérifier de la manière la plus précise la vérité de ce que Tacite 3 a dit directement au sujet d'Auguste, à savoir que le prince a réalisé l'accroissement de son pouvoir en attirant progressivement à lui les pouvoirs qui appartenaient constitutionnellement aux magistrats ou au sénat et les autres droits réglés par la loi; en disant cela, l'écrivain romain a sans doute pensé en premier lieu à la capitale. Lors de la fondation du principat, en 727, Auguste prit d'abord en main l'administration de Rome et de l'Italie dans les formes traditionnelles de la puissance consulaire ou tribunicienne et se contenta des pouvoirs de haute surveillance générale attachés aux deux magistratures. Mais les deux magistratures n'intervenaient, à l'époque récente de la République 4, dans l'administration proprement dite, que quand il fallait prendre des mesures extraordinaires et Auguste n'a d'abord prétendu rien faire de plus 5. L'administration restait encore aux autorités compétentes d'après les institutions républicaines; ainsi notamment les magistratures qui y étaient directement préposées, comme par exemple l'édilité, commencèrent par n'être pas atteintes par le nouveau système. Le premier empiétement qu'Auguste s'est permis dans l'administration propre de la ville fut provoqué par la famine de l'an 732. Il s'empara de la direction du marché aux grains, de la cura annonæ qui revenait constitutionnellement aux édiles des céréales 6. Bientôt après, il prit, en 734, celle des ponts et chaussées (cura viarum); à la vérité, elle concernait plus l'Italie que Rome, mais cependant cela fit passer aux mains des princes une fonction qui antérieurement appartenait, partie aux censeurs, partie à certains magistrats spéciaux qui furent supprimés au même moment (IV, p. 313). Puis vinrent s'ajouter, en 743, la surveillance des aqueducs (cura aquarum) et, nous ne savons pas exactement quand, mais probablement à peu près vers la même époque, la direction de toutes les constructions de la capitale (cura operum locorumque publicorum). En 759 de Rome = 6 après J.-C. l'administration du service des pompes de la capitale, jusqu'alors principalement confiée à une autorité inférieure (IV, p. 305) et qui avait une importance politique particulière à cause de l'organisation militaire donnée au nouveau corps des pompiers, fut transportée au prince, nominalement à titre provisoire, en fait à titre définitif. La surveillance de l'entretien du lit du Tibre suivit, l'année après la mort d'Auguste; et on lui joignit encore postérieurement la direction des égouts de la capitale. Quant à la police de Rome, Auguste a vainement essayé à plusieurs reprises de s'en emparer. Il ne s'agissait plus là de faire passer au prince des attributions de magistrat déjà existantes: il s'agissait de créer des attributions nouvelles aussi étrangères qu'hostiles à la constitution républicaine. C'est là, autant que nous sachions, le seul cas dans lequel le prince se soit heurté à une opposition constitutionnelle du sénat. Mais, sous ce rapport encore, l'édifice monarchique a été achevé par Tibère: le tribunal impérial de police de la capitale (præfectura urbis) est essentiellement son œuvre, et la création de ce tribunal avec les troupes mises à sa disposition, avec sa procédure administrative sans jurés, qui se développa dans la voie d'un arbitraire toujours croissant, peut être considérée comme ayant achevé de transférer à l'empereur l'administration totale de la capitale. Ces transferts ont été légalisés non pas seulement par des sénatus-consultes, mais par des résolutions des comices: ce ne nous est rapporté que pour la cura aquarum qui est la mieux connue 7; mais ce n'est certainement pas moins vrai des concessions antérieures. Toutes ces fonctions ont été conférées à l'empereur directement 8, bien qu'il les ait toutes exercées par un représentant. Au cours de ce développement qui remplit les cinquante premières années du principat, les attributions impériales ne se sont pas seulement augmentées suivant une progression constante: le caractère des agents, par l'intermédiaire desquels Auguste remplissait les fonctions qui lui étaient confiées, s'est aussi modifié. Tandis que nous les voyons, au début, surtout pour la cura annonæ, n'être pas nommés par le prince et être organisés, d'après les principes républicains, en collège annal, en véritable magistrature (p. 217), dans les cercles d'attributions ajoutés plus tard, en particulier dans ceux qui ont le plus d'importance politique, l'empereur se nomme constamment un représentant unique révocable à volonté.

La nouvelle division territoriale de Rome, qui a substitué aux quatre anciennes tribus urbaines les quatorze regiones urbis, vient également d'Auguste (IV, p. 213, note 1). Elle ne s'arrête pas aux limites de l'urbs au sens propre, c'est-à-dire au Pomerium; elle s'étend, sans doute en partant de ce qui existait pour la compétence des édiles qui n'était évidemment pas enfermée en fait dans le Pomerium, aux «édifices ininterrompus» (continentia ædificia), c'est-à-dire à tout le réseau régulier des rues 9. Elle forme, par conséquent, toujours un cercle nettement délimité 10; mais elle est élargie, non pas précisément par toute nouvelle construction privée, mais par la percée de toute nouvelle rue vers l'extérieur, sans pouvoir cependant dépasser la première borne milliaire 11; car la capitale qui n'a pas, à cette époque, de territoire spécial, s'étend ou plutôt peut s'étendre jusqu'au point où commencent les territoires des municipes limitrophes, c'est-à-dire jusqu'à la première borne milliaire de toutes les routes qui partent de Rome 12.

Au point de vue politique, les quartiers n'ont aucune importance et leurs subdivisions, les rues, ont uniquement reçu un certain rôle religieux ou plutôt l'ont conservé; car le système établi en 747, selon lequel, dans chaque groupe de rues (vicus), quatre chefs (magistri), choisis annuellement, nous ne savons comment, parmi les affranchis ou les ingénus du même rang devaient, avec quatre assistants (ministri), présider à certains actes et à certaines fêtes religieuses, en particulier aux jeux des compitalia, n'est une nouveauté que sous le rapport de la généralité et de l'uniformité donnée à l'institution. Nous avons déjà dit qu'à la tête de chaque région se trouvait un corps pris par le sort parmi les préteurs, les édiles et les tribuns du peuple de l'année (IV, p. 213). Mais ces corps avaient, chacun pour sa région, exclusivement une sorte de haute surveillance religieuse, et c'est uniquement pour elle, en particulier pour la publication des fêtes de rues organisées par les chefs des rues, qu'ils avaient des lictores populares denuntiatores (II, p. 25, note 3). Pourtant ces corps sénatoriaux, mis à la tête des régions, ont eux-mêmes été supprimés entre l'an 109 et l'an 136, donc sans aucun doute par Hadrien, et remplacés par un ou deux curatores de régions appartenant comme les chefs de rues à la classe des affranchis, et c'est le régime qui a subsisté 13. Quant à la haute surveillance exercée par les magistrats, elle a passé au præfectus vigilum 14.

Auguste a utilisé cette division en matière administrative, en particulier pour le service des incendies: il a commencé par détacher à cette fin, dans chaque région, un certain nombre d'esclaves publics et par en donner la direction aux chefs de quartiers (I, p. 376, note 3 (372, note 2)); mais au bout de douze ans, il retira à ces derniers la direction des pompiers et il donna au corps des pompiers une organisation militaire, toujours basée sur la division en régions, mais, autant que nous sachions, en dehors de tout concours du peuple.

Nous allons étudier dans leur ordre chronologique les diverses branches de l'administration urbaine que le principat a fait rentrer successivement dans ses attributions. Nous étudierons donc d'abord la cura annonæ; puis la cura aquarum, la cura operum et locorum publicorum et la cura riparum et cloacarum qu'il nous a paru convenable de rassembler; puis ensuite la præfectura vigilum et la præfectura urbis. Et nous finirons par l'extension de l'administration impériale aux jeux de la capitale, en particulier aux écoles de gladiateurs, et par le droit de reculer le Pomerium de la ville de Rome attaché au principat seulement à partir de Claude. La cura viarum trouvera, en ce qui concerne les pouvoirs qui en résultent, plus commodément sa place dans le chapitre de l'Administration de l'Italie.


Notes

1. Jusqu'à un certain degré il en est de même, pour le second point, des ports militaires d'Italie, de Ravenne et de Misène, auxquels l'autonomie municipale a été plus ou moins refusée. La grande métropole de l'Italie du Nord, Mediolanum, et celle des provinces de Gaule et de Germanie, Lugudunum (Hirschfeld, Lyon in der Römerzeit, p. 27) sont aussi mises en dehors du droit commun municipal. Cf. Hermes, 7, p. 301.
2. C'est ce que remarque parfaitement Hirschfeld, Untersuch. p. 143; p. 284 [en grec dans le texte] (Strabon, 17, 1, 12) correspondent exactement aux præfecti urbi et vigitum.
3. Ann. 1, 2: (Augustus) ubi militem donis, populum annona, cunclos dulcedine otii pellexit, insurgere paullatim, munia senatus magistratuum legum in se trahere. Cf. II, 5.
4. Dans l'époque ancienne, antérieure à la création de la censure, de la préture et de l'édilité patricio-plébéienne, la situation des consuls au point de vue de l'administration de la capitale est essentiellement différente.
5. Nous parlons ici de ce soin de la sûreté publique dont il a été question à propos du consulat, III, p. 159 et ss. et du tribunat du peuple, III, p. 377 et ss. Il comprend, par exemple, le droit de procéder aux expulsions de l'intérieur de la ville de Rome faites par mesure de police.
6. Tacite le donne clairement à entendre, loc. cit.
7. Frontin, 99: Q. Ælio Tuberone Paullo Fabio Maximo cos... senatus consulta facta sunt ac lex promulgata. Il ne rapporte pas cette loi; mais, les sénatus-consultes postérieurs disant pour les curatores aquarum qu'ils ont été nommés par Auguste ex senatus auctoritate ou ex consensu senatus (p. 348, note 5), la mention de la loi se rapporte à l'acte par lequel la cura a été confiée au prince.
8. Dion, 54, 8 sur l'an 734: [en grec dans le texte]. La collation directe des fonctions au prince lui-même, qui nous est attestée expressément pour la curatelle des routes, est sans aucun doute également vraie pour les autres.
9. La loi Julia Municipalis l'exprime de la manière la plus énergique: In urbem Romam propiusve urbem Romam passus mille ubei continente habitabitur (I, 77, note 4 (78, note 2)). La limite de droit est la première borne milliaire, la limite de fait est fournie par la fin des maisons et des rues. C'est la définition déjà donnée par Alfenus (Dig. 50, 16, 87): Urbs est Roma, quæ muro cingeretur, Roma est etiam quæ continentia ædificia essent et de même par tous les jurisconsultes postérieurs (Dig. 33, 9, 4, 5, où c'est signalé comme une différence de Rome et des autres villes; 50, 16, 2, pr. l. 147). Il n'y a que pour les circonscriptions de l'impôt sur les successions que la limite de la première borne milliaire n'est pas comptée en partant des portes de Servius, mais de la limite de fait de la ville (a continentibus ædificiis: Macer, Dig. 50, 16, 134).
10. D'après Dion, 55, 6, Auguste a reculé le Pomerium en 746 et Tacite, Ann. 12, 23, et le biographe d'Aurélien, c. 21, lui attribuent aussi un recul du Pomerium. C'est certainement inexact (p. 377); mais cela vient évidemment d'une confusion avec la délimitation de la ville qu'entraîna forcément la réorganisation des régions et des rues.
11. Nous ne savons rien sur la procédure observée pour l'extension de la ville; mais l'institution des vici et de leurs magistri, qui est liée à la division en régions, ne peut avoir existé sans un certain concours du gouvernement; la limite des continentia ædificia doit donc toujours avoir été précise à un moment donné, si souvent qu'elle ait pu changer.
12 La compétence domi ayant, depuis un temps immémorial, sa limite à la première borne milliaire des routes (I, 77, note 4 (78, note 2)), Rome n'ayant plus, d'autre part, de territoire depuis la guerre sociale (VI. 2, p. 430), et, au moins sous le rapport de la compétence judiciaire, le crime commis en deçà de la première borne milliaire étant regardé comme accompli à Rome, tandis que celui commis au-delà était regardé comme accompli dans un des municipes limitrophes (VI, 2, p. 470, note 2), il faut que la Rome d'Auguste ait eu sa limite à cette borne milliaire et seulement à elle. — Les mille pas sont comptés comme on sait en partant des portes de la muraille de Servius; il faut donc se figurer les bornes milliaires ainsi fixées comme réunies par des lignes transversales pour obtenir le territoire de la ville.
13. Sur la base dédiée à Hadrien en l'an 133 par les magistri vicorum urbis regionum XIIII, on trouve indiqué à la tête de chaque région un ou deux curateurs de la classe des affranchis. Chaque région a encore deux curatores dans la description de la ville du temps de Constantin et les deux personnes par la cura desquelles une chapelle de carrefour est restaurée sous Alexandre Sévère (Eph. ep. IV, u. 746) ne peuvent par conséquent pas non plus être autre chose. Il ne faut pas confondre avec ces curatores plébéiens, le conseil du préfet de la ville composé par Alexandre Sévère d'un consulaire par région (p, 363, note 3), bien que ses membres soient aussi appelés curatores regionum.
14. L'idée suggérée par la base d'Hadrien, selon laquelle les magistrats directeurs n'auraient plus existé à son époque, est devenue une certitude, grâce à la découverte faite à Rome, il y a quelques années, d'une inscription dédiée en l'an 223 par les magistri vicorum reg(ionis) VIII (per) C. Julium Paternum præf(ectum) vigil(um) (Eph. ep. IV, n. 746); puisque le præfectus vigilum y occupe la place des directeurs antérieurs. Cf: p. 360, note 3.

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