Mille raisons de haïr l’Humanité - L’univers de Richard Fleischer ou l’Eclectisme au service de la Misanthropie

Jean-Philippe Costes

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Richard Fleisher (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

            Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. Il suffit d’exhumer ces quelques mots des fosses communes de l’Enfance pour comprendre que l’Humanité est moins encline à la flagellation qu’à l’autosatisfaction. Certes, cette immense famille n’ignore pas totalement le sens critique. Elle se plaît même à s’insurger, jour après jour, contre ses propres errements. Néanmoins, ses froides récriminations ne tempèrent en rien son sentiment de supériorité. Elle a, de fait, sacrifié la modestie et la lucidité sur l’autel du Narcissisme. Peu lui importe que les livres d’Histoire et les journaux recèlent mille raisons objectives de la détester. La faiblesse, l’hypocrisie et la vanité entretiennent le feu profane de son égocentrisme. Ces forces transcendantes lui intiment l’ordre de fuir son image disgracieuse et de combattre, sans pitié, les esprits chagrins qui osent lui tendre le terrible miroir de la Réalité. 

 

            Le commun des vivants, orgueil oblige, consent volontiers à cette dictature de la prétention collective. Il est toutefois des âmes trop élevées pour s’abaisser à pareils jeux de dupe. Richard Fleischer a le privilège d’appartenir à cette noblesse d’épée, qui a fait serment d’affronter vaillamment l’opinion dominante. Les savants thuriféraires de l’Homo Sapiens Sapiens se gausseront sans doute à l’évocation de ce nom. Certains avanceront, avec l’arrogance coutumière des maîtres à penser, qu’un simple cinéaste n’a pas voix au chapitre dans le prestigieux concert des idées. D’autres insinueront plus férocement encore que le metteur en scène, fils d’un pionnier de l’Animation[1], n’a guère produit que des œuvres mineures à la vulgaire attention d’un très large Public.  Pour illustrer leur propos accusateur, ils citeront ironiquement des films à l’image de Mister Majestyk ou de Kalidor (Red Sonja). L’honnêteté intellectuelle impose de reconnaître que ces philippiques sont partiellement fondées. Richard Fleischer est effectivement un cinéaste populaire. Son écriture, volontiers schématique, n’a jamais été celle d’un élitiste. En outre, il est indéniable que la fin de sa carrière a été une longue série de déceptions. Elle n’a laissé à la postérité que des ouvrages de piètre envergure. Cependant, l’auteur de Duel dans la boue (The Thousand Hills) ne mérite nullement l’opprobre. Il est même permis de penser que sa place est plus sûrement au panthéon des penseurs que dans les oubliettes réservées aux créateurs de second rang. En effet, cet homme libre entre tous a eu l’exceptionnelle audace de crier, à la face du monde, ce que ses confrères les plus hardis se risquent au mieux à murmurer : je te hais, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie !

   

           Pour propager cette parole à la fois extatique et tragique, Fleischer n’a pas commis l’erreur de s’abandonner à une fureur qui l’aurait infailliblement conduit au néant. Il a procédé avec méthode, en faisant sienne cette philosophie méconnue et néanmoins fascinante qu’est l’Eclectisme. Ainsi, le plus mésestimé des réalisateurs Américains n’est pas l’incohérent notoire que certains ont jugé opportun de dédaigner, voire, de vouer aux gémonies. C’est un adversaire acharné de l’Humanisme qui, s’inspirant de la tradition inaugurée par Potamon d’Alexandrie et prolongée par des auteurs tels que Denis Diderot ou Victor Cousin, a recherché dans la diversité des idéologies occidentales la substance nécessaire à l’édification de ses théories subversives[2]. Cette quête de sens, qui a ceci de singulier qu’elle emprunte à dessein les chemins les plus variés, explique que Richard Fleischer se soit essayé à toutes les formes de récits. Du Film noir à la Comédie musicale en passant par le Mélodrame, l’Aventure, la Science-Fiction, le Western, la Contre-Utopie, le Drame psychologique, le Péplum, l’Epouvante, le Thriller, la Satire ou encore, le Film de guerre, le cinéaste n’a négligé aucune des possibilités narratives que le Septième Art offre à ceux qui désirent le pratiquer. Chacune de ses incursions dans un genre est une touche supplémentaire sur le grand tableau de l’ignominie générale. Plus fondamentalement, chacun de ses longs-métrages est un vaisseau, conçu pour voyager dans l’univers infini des idées noires. Pour Fleischer, explorateur aux ambitions méconnues de démiurge authentique, les doctrines sont en effet semblables à des planètes. Assemblées les unes aux autres, elles forment un système dont le centre est le soleil brûlant de la Misanthropie. Cet ordre céleste est parfaitement structuré, en dépit de son apparence anarchique. Il se divise en trois cercles concentriques. Le premier regroupe, sur une seule et même orbite, les dogmes de nature à entraîner la condamnation immédiate de leurs zélateurs.

 

Les mondes hostiles de la Misanthropie

 

 

            Dans la logique résolument contestataire de Richard Fleischer, le fait que l’Homme adhère à certains idéaux suffit à certifier la corruption morale de son espèce. Partir à la découverte de ces terres inhospitalières apparaît, dès lors, comme un moyen de se détourner de ce que Friedrich Nietzsche appelait avec mépris « le troupeau ».

 

             L’Utilitarisme

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bandido Caballero (Bandido) 

            A l’opposé de la vision Kantienne du monde, aux termes de laquelle la valeur d’une démarche n’est pas fonction de ses résultats mais de l’intention qui l’anime, l’Utilitarisme, lointain héritier de la pensée d’Epicure, fait de l’utilité le critère de l’action : l’Individu, rationnel par essence et donc, préoccupé en premier lieu par ses propres intérêts, doit œuvrer de manière à maximiser son bonheur personnel. 

  

            Wilson (Robert Mitchum), le trafiquant d’armes Américain de Bandido Caballero (Bandido), est le sinistre ambassadeur de cette philosophie que Fleischer désapprouve sans réserve[3]. Il est totalement dépourvu de scrupules. Les guérilleros Mexicains qu’il a fait profession de pourvoir en fusils et autres mitrailleuses l’ont compris le jour même où ils l’ont rencontré. Lorsqu’ils l’ont vu se faire passer pour un paisible touriste, à seule fin de bombarder des soldats fidèle au Pouvoir qui tournaient naïvement le dos à sa chambre d’hôtel, ils lui ont attribué le seul nom qui convenait à sa nature perverse : « Alacran », vocable Espagnol qui signifie le « Scorpion ». De ce venimeux personnage, Escobar (Gilbert Roland), le chef des insurgés, dit qu’il conçoit la guerre comme une façon « de s’amuser et d’empocher de l’argent ». Son discours est empreint de lucidité. Wilson n’agit en effet que pour étancher sa soif de jouissance. S’il soutient les révolutionnaires, ce n’est pas tant par conviction que dans le but de faire main basse sur leurs maigres richesses. Il tue par ailleurs avec l’aisance caractéristique de ceux qui considèrent autrui comme un pion sur le grand échiquier de la Vie[4]. Ce Zarathoustra d’un nouveau genre pourrait nous paraître étranger, tant il fait fi des principes supérieurs dont se réclame la Civilisation. En vérité, écrit Fleischer entre les lignes noires du Cinémascope, il est « humain trop humain ». A notre image, il est foncièrement égoïste. Sa morale n’excède pas le périmètre de ses bénéfices individuels. Le fait que Bandido soit un film d’aventure, dont la trame est un conflit politique, aggrave symboliquement notre connivence avec ce misérable. Il nous montre que l’Homme, ruffian refoulé qui loue les vertus de la Modernité à seule fin d’oublier sa bassesse archaïque, est capable d’aller jusqu’au tréfonds répugnant de l’instrumentalisation d’autrui[5]. Ainsi, le sulfureux Alacran apparaît comme notre frère d’âme. Chacune des manœuvres qu’il effectue avec l’Armée gouvernementale, la Rébellion ou Kennedy (Zachary Scott), le marchand de canons dont il essaie de s’approprier les biens maléfiques, nous renvoie le reflet de notre incurable opportunisme[6].

 

             Le Machiavélisme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voyage fantastique (Fantastic Voyage)

  

            Cousine maudite de l’Utilitarisme, la philosophie de Nicolas Machiavel est, selon Richard Fleischer, le deuxième poison universel qui annonce l’agonie de l’Humanisme. Voyage fantastique (Fantastic Voyage) se propose d’en administrer la preuve. Ce film des plus originaux relate l’édifiante odyssée d’une équipe de médecins, chargée de soigner un transfuge du Bloc Soviétique. Les Docteurs Michaels (Donald Pleasence), Duval (Arthur Kennedy) et Petersen (Raquel Welch), accompagnés du soldat Grant (Stephen Boyd), sont placés dans un submersible et miniaturisés par la grâce d’un procédé révolutionnaire. Ils sont ensuite injectés dans l’organisme de leur patient, blessé à la tête par des contre-espions résolus à l’empêcher de divulguer ses secrets aux Etats-Unis[7]. Leur expédition est, par nature, complexe et périlleuse. Elle devient infernale quand Michaels, agent double qui a juré la perte de l’Amérique, entreprend de la saboter. Pour ce César Borgia grimé en chirurgien, aucune perfidie ne doit être négligée pour réussir. Son Etat d’élection a des raisons que le Cœur doit ignorer. Sa mort et celle de ses compagnons de route sont des considérations secondaires. Le Prince a ordonné, ses affidés ont le devoir de s’exécuter sans faiblesse. Cette singulière immersion dans les mers intérieures de l’Etre humain, autorisée par l’exploitation des ressources intarissables de la Science-Fiction, a pour Fleischer deux significations complémentaires. En montrant nos tempêtes vasculaires, nos anticorps agressifs et nos entrailles inquiétantes, elle nous présente comme des sanctuaires vivants de la rage et de la dévastation. Parallèlement, elle sous-entend au gré d’une remarquable allégorie que « la fin justifie les moyens », abomination que les cyniques de la Renaissance ont repeinte aux couleurs flatteuses de l’art de bien gouverner, est inscrite au plus profond de nous-mêmes[8]

 

            Le Nihilisme

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Terreur aveugle (See No Evil)

 

           De la vacuité morale au Nihilisme, il n’y a qu’un pas que Fleischer franchit logiquement dans Terreur aveugle. Jacko (Paul Nicholas), le héros de cette plongée suffocante dans les abysses de la barbarie, est un véritable tueur de film d’épouvante. Il commet une série de meurtres effroyables. Il sévit dans une grande maison isolée de la campagne Anglaise. Sarah (Mia Farrow), sa cible de prédilection, est une femme frêle et insouciante que la solitude expose à tous les dangers[9]. Pourquoi s’acharne-t-il sur cette créature innocente ? Répondre à cette question essentielle est impossible. La bête immonde n’écorche, n’éventre et n’égorge ni pour voler, ni pour se venger ni même, pour violer. Elle agit sans mobile identifiable. L’absolue gratuité de ses méfaits ne nous concerne apparemment pas. Elle enfreint trop les lois élémentaires du Sens commun. Cependant, Fleischer a l’idée géniale de ne jamais montrer le visage du boucher implacable[10]. Ce parti pris de mise en scène, dont les implications recouvrent celles de la caméra subjective, nous assimile automatiquement à celui qui assassine sous nos yeux horrifiés. Il nous murmure, d’une voix irritante et pénétrante, que chacun d’entre nous pourrait prendre la place du bourreau et laisser libre cours aux abjections qui taraudent son esprit. Dans ce contexte, la cécité dont souffre Sarah prend une dimension métaphorique. L’individu qui, à l’image du plus pur humaniste, refuse d’admettre l’universalité du pire, est condamné à connaître le sort absurde et dramatique de l’héroïne du film : vivre, sans s’en rendre compte, au beau milieu d’une légion de cadavres en putréfaction[11]. Qu’il accepte l’évidence ou qu’il la nie, l’Homme selon Fleischer ne peut de toute façon échapper à sa sordide condition. Comme l’infortunée Sarah, il est voué, par le vide métaphysique qui l’entoure, à être la proie perpétuelle de ses congénères. La peur et la fuite sont ses seules perspectives. Son existence se réduit à un affreux cauchemar.

 

             L’espoir, suprême affliction, ne lui est pas permis. En écoutant les sirènes libérales, il aurait en effet rompu la digue mince et fragile qui le protégeait du grand océan de la Misère.

 

 

           Le Libéralisme  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Les inconnus dans la ville (Violent Saturday)
          

 

           Richard Fleischer développe cette dernière idée tout au long des Inconnus dans la ville (Violent Saturday). Ce long-métrage présente la particularité d’être à la fois un film noir et une satire de mœurs. Il décrit simultanément un braquage de banque et les déviances d’une bourgade de l’Amérique profonde. Ce rapprochement de genres théoriquement éloignés n’est pas fortuit. Il vise à établir que le Mal dérive partiellement de l’idéologie qui prédomine aux Etats-Unis et par extension, dans tous les territoires qui ont adopté leur mode de vie. Le Libéralisme fournirait ainsi à la décadence le substrat nauséabond dans lequel elle s’enracine. Les habitants de la petite agglomération que Fleischer nous convie à observer en témoignent avec éclat. A l’exception du paisible gérant Shelley Martin (Victor Mature) et d’une famille de dévots de la communauté Amish, tous pourraient prétendre à la piteuse distinction de citoyens d’honneur de Sodome et Gomorrhe. Boyd Fairchild (Richard Egan), le plus puissant de ces pécheurs devant l’Eternel, est par exemple un alcoolique impénitent. Son épouse, Emily (Margaret Hayes), n’a de cesse de la tromper. Une séduisante infirmière le courtise publiquement, au mépris des liens prétendument sacrés de son mariage. Elle propage, dans son sillage, l’âcre parfum de la luxure. Quant à Reeves (Tommy Noonan), le banquier de la cité corrompue, c’est un voyeur patenté qui épie chaque soir la femme de ses rêves en feignant de promener son chien. Il incarne à lui seul les dérives du « laisser-faire ». Cette licence, que les Conservateurs Anglo-Saxons associent généralement au Libéralisme, est en soi de nature à susciter la réprobation. Cependant, Fleischer étend le domaine de sa condamnation idéologique. La permissivité intrinsèque des Sociétés libérales, suggère-t-il avec une subtilité qui contraste avec sa rudesse de misanthrope, favorise une obsession cataclysmique de la Propriété. Autrement dit, la désacralisation de l’Etre favorise mécaniquement la folle dictature de l’Avoir. Ce joug, qui met directement en cause la tradition intellectuelle inaugurée par Adam Smith, ne laisse aucune issue à ceux qui le subissent. La ville de la dynastie minière des Fairchild est l’illustration de cette fatalité. Parce qu’elle vénère la libre possession comme une déesse païenne, elle doit se résigner à vivre dans l’enfer de l’injustice, de la convoitise, de l’avilissement et de la mort. Non contente d’être placée sous la tutelle inégalitaire d’une famille de ploutocrates, elle aiguise ainsi l’appétit vorace d’un gang de truands prêt à tout pour satisfaire leur faim d’opulence[12]. Ses rues sont livrées à la terreur. Ses coffres sont éventrés. Symbole saisissant de l’impasse tragique dans laquelle elle s’est enfermée, même le chef des pieux Amish est  amené à trahir sa religion : pour sauver Shelley Martin, il désobéit au sixième Commandement des Tables de la Loi et plante sa fourche de modeste paysan dans le dos d’un malfaiteur sanguinaire[13]. En ce monde maudit, semble-t-il songer en regardant sa victime, personne ne peut échapper à l’affliction[14]  

   

           Le tournis s’empare immanquablement de celui qui sort de ce cercle doctrinal, maelström éprouvant où les concepts les plus divers s’unissent en une seule et même déclaration de haine. La Philosophie, naguère apaisante et familière, apparaît tout à coup comme l’ennemie jurée du commun des mortels. Chacune de ses composantes devient matière à la mise en lumière des mille et une facettes de l’abomination collective. Pour prolonger cette sensation de nausée collective, Richard Fleischer, contempteur infatigable de ses contemporains, poursuit son voyage dans la galaxie foisonnante des idées. Il quitte les pensées qui le répugnent pour aborder, en toute neutralité, celles qu’il estime en mesure de contribuer à l’édification de son système post-humaniste.

 

 

Les mondes utilitaires de la Misanthropie

 

 

            Fidèle à son éclectisme, le réalisateur Américain visite quatre planètes intellectuelles apparemment dénuées de points communs : le Scientisme, l’Anthropomorphisme, le Romantisme et la Psychiatrie. Il ne les apprécie pas plus qu’il ne les dédaigne. Il se contente de puiser en leur sein les ressources dont il a besoin.

 

 

            Le Scientisme

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20000 lieues sous les mers (20000 Leagues Under the Sea)

 

             Les Scientistes sont ceux qui, à la façon du chimiste Marcelin Berthelot ou de l’écrivain Ernest Renan, héritiers du Positivisme du XIXè siècle, considèrent que la Science est le remède absolu aux problèmes de l’Humanité. Nemo (James Mason), l’ombrageux Capitaine de Vingt mille lieues sous les mers (20000 Leagues Under the Sea), appartient à cette confrérie qui prétend fonder l’optimisme sur le socle de la Raison pure. Le héros de Jules Verne a certes l’aspect d’un pessimiste convaincu. Il livre une guerre sans merci à tous les hommes. Parce qu’il les considère comme des créatures viscéralement belliqueuses et vénales, il sillonne les océans et coule leurs navires à l’aide du sous-marin qu’il est parvenu à concevoir[15]. Cependant, un fait trahit ses véritables inclinations : il recueille à bord de son légendaire Nautilus le Professeur Aronnax (Paul Lukas), rescapé d’une embarcation qu’il avait envoyée par le fond. Il espère que cet éminent personnage, enseignant attaché au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, s’imprégnera de son savoir immense et le dispensera aux quatre coins de la planète. Ses rêves d’élévation, hélas, se brisent sur les récifs de la Réalité. Sa base secrète est en effet détruite après que Ned Land (Kirk Douglas), compagnon d’Aronnax, eût discrètement alerté les forces navales qui tentaient de la localiser depuis des mois. Nemo est mortellement blessé. Son échec est symbolique. Il laisse entendre que l’Humanité est structurellement imperméable au Progrès[16]. Ainsi, l’œuvre faussement innocente de Fleischer finit par rendre un verdict de culpabilité. Son registre se prêtait idéalement à cette issue. Qu’est-ce qu’un film d’aventure, sinon un prétexte pour nous faire découvrir le côté obscur de l’univers qui nous entoure[17] ?

 

  

           L’Anthropomorphisme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

L’extravagant Docteur Dolittle (Doctor Dolittle)

 

           Pour définir cette Nature qui concourt à faire de l’Homme un être foncièrement inquiétant, Richard Fleischer sort des sentiers battus et contourne tous les canons du Réalisme : il donne la parole aux animaux. L’extravagant Docteur Dolittle[18] est le théâtre de cette singulière expérience, qui empiète audacieusement sur le domaine de prédilection du Cinéma d’animation. Son héros, interprété par le sémillant Rex Harrison, est un médecin Anglais qui, à l’invitation d’un perroquet savant, décide successivement de s’initier au langage des bêtes et d’exercer la profession de vétérinaire. Enoncé d’une façon si lapidaire, l’argument du film suscite infailliblement l’ironie. Les motivations du praticien anticonformiste mais aussi, leurs implications éthiques, ôtent cependant au Spectateur l’envie de s’abandonner à la condescendance. Le vénérable Dolittle choisit ainsi de changer de métier parce qu’il est profondément déçu par les siens. Par ailleurs, il entretient d’excellents rapports avec ses nouveaux patients. Ces derniers s’avèrent tolérants, fidèles, dévoués, amusants et désintéressés. Ils sont capables de vivre, les uns avec les autres, en parfaite intelligence. En un mot comme en cent, ils possèdent toutes les qualités qui font défaut à leurs maîtres[19]. Cette inversion des rôles est lourde de significations. L’humanité anthropomorphique des animaux fait en effet ressortir, par contraste, l’animalité de l’Etre humain. L’attaque est d’une rare virulence. Nul ne peut la lancer impunément dans ce monde codifié entre tous qu’est Hollywood. Telle est la raison pour laquelle Fleischer a opté pour la Comédie musicale. Il avait besoin de la légèreté de ce genre magnifié par Cukor, Minnelli ou encore, Donen, pour s’affranchir des pesanteurs de la censure. Sans les chansons entraînantes, les décors pittoresques des studios, les couleurs pastel et l’expédition fantaisiste de ses personnages sur l’Ile-sous-les-étoiles, lieu de résidence imaginaire d’un non moins mythique escargot rose, jamais le plus misanthrope des réalisateurs n’aurait pu faire dire au principal protagoniste de son histoire : « Nous sommes tous des animaux ! ». Il est des phrases que l’Individu civilisé, fût-il un barbare déguisé, ne saurait se résoudre à entendre.

 

 

           Le Romantisme

   

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

La fille sur la balançoire (The Girl in the Red Velvet Swing)           

 

          L’Homme est en effet impétueux de nature. N’en déplaise à Protagoras, le mot « mesure » ne lui sied guère. Ses penchants pour l’intempérance, qui le poussent à préférer les orages du Cœur au calme de la Raison, transparaissent magnifiquement dans La fille sur la balançoire (The Girl in the Red Velvet Swing). Cette reconstitution minutieuse de l’Amérique de la Belle Epoque, inspirée d’un fait divers authentique, est peuplée de personnages hantés par le désir. Evelyn Nesbitt (Joan Collins) ressent ainsi une attirance irrésistible pour Stanford White (Ray Milland). En dépit de son âge mûr et des liens qui l’unissent à son épouse légitime, le grand architecte éprouve, à l’égard de la petite danseuse de cabaret, des sentiments réciproques. Il décide par conséquent d’entretenir une liaison adultérine avec cette jeune fille en fleurs grâce à laquelle il retrouve la saveur inimitable de ses premiers émois. Harry Thaw (Farley Granger) lui conteste néanmoins ce droit au bonheur. Le multimillionnaire, fantasque et effronté, est follement épris d’Evelyn. Pour la séduire, il n’hésite pas à s’humilier publiquement. Il déclare, à qui veut l’entendre, qu’il est prêt à tout lui sacrifier. Afin d’éviter un scandale conjugal et de damer sans le dire le pion d’un rival, White éloigne sa belle inaccessible en lui offrant des études dans un luxueux pensionnat. La maîtresse meurtrie ne s’accommode cependant pas de cette prison dorée. Elle réclame son amant à corps et à cris. Elle le veut et l’exige. Désespérée de ne pouvoir vivre à ses côtés, elle se donne finalement au ténébreux Harry Thaw.

 

            Nul n’est besoin d’aller plus loin dans la description pour comprendre que ces trois êtres sont prisonniers de leurs sentiments. Cette inféodation contribue à les identifier aux masses qui les regardent et qui savent, gage suprême d’empathie, que leur itinéraire appartient à l’Histoire judiciaire. Elle les rattache également au Romantisme de Goethe, de Novalis ou encore, de Hölderlin. Pour Fleischer, ces relations à la fois charnelles et intellectuelles tissent la toile sur laquelle se joue la tragédie universelle. En bon réaliste, le metteur en scène considère ainsi que les passions sont fondamentalement destructrices et font de la vie humaine un mélodrame pathétique[20]. Harry Thaw donne un formidable satisfecit à ses réflexions. Ivre de jalousie, le rentier autoritaire ne supporte pas que Stanford White ait un jour été son concurrent. Son mariage avec Evelyn n’apaise aucunement sa fureur. Après avoir harcelé son épouse de questions relatives à son idylle passée, il abat le célèbre architecte en plein cœur d’un théâtre[21]. L’Amour, épidémie planétaire, l’a poussé à l’extrême limite de la possessivité. Il l’a changé en assassin. Ultime outrage, il l’a précipité dans les bras sans pitié de la démence et l’a condamné à passer le reste de ses jours à l’asile[22].  

 

 

            La Psychiatrie

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

L’étrangleur de la place Rillington (10, Rillington Place) 
 

         Cette funeste déraison fait écho à l’un des films les plus bouleversants de Richard Fleischer : L’étrangleur de la Place Rillington (10, Rillington Place). John Christie (Richard Attenborough), l’antihéros de cette sinistre épopée criminelle, est de prime abord un citoyen au-dessus de tout soupçon. Ancien réserviste de la Police Britannique, il vit des modestes revenus que lui procure sa profession de logeur. Rien ne le distingue a priori de ses compatriotes. Ce que la bonne Société ignore, néanmoins, c’est que cet anonyme parmi les anonymes est en vérité un parangon de vice. Il a ainsi coutume d’attirer des femmes insouciantes, de les droguer, de les garrotter et de dissimuler leur cadavre dans les murs, les planchers ou le jardin de sa résidence. Non content de faire preuve d’une cruauté indicible, le démon insatiable est d’une perfidie sans limite. Maître dans l’art de se faire passer pour un ange, il gagne la confiance de ses proies en feignant d’être un médecin à la retraite, qui dispense généreusement son savoir aux personnes en détresse. C’est grâce à cet immonde subterfuge qu’il assassine Beryl Evans (Judy Geeson), locataire naïve et impécunieuse qui recherchait désespérément un moyen économique d’avorter. C’est en s’élevant jusqu’aux cimes de la duplicité qu’il fait accuser Tim (John Hurt), le mari de sa victime. Qui diable pourrait condamner un homme au visage débonnaire, qui pleure comme un enfant à la barre du tribunal où la Justice l’a enjoint de témoigner ?

 

           Le récit de ces actes odieux pose nécessairement la question des motivations de leur auteur. Le Spectateur, interloqué, exige de savoir ce qui a conduit un individu ordinaire à sombrer dans les bas-fonds de la criminalité. Il n’obtiendra toutefois aucune réponse. A l’instar de Jacko, le tueur en série de Terreur aveugle, Christie agit sans le moindre mobile[23]. S’il se plaît à lancer des œillades lubriques aux jambes des femmes, il ne s’adonne jamais au viol. En vérité, il joue à une sorte de jeu macabre, comme un enfant pervers prisonnier d’un corps d’adulte. Les humanistes se croiront renforcés par cette histoire. Par définition, un malade mental fait exception à la Norme. Il la consolide plus qu’il ne la conteste. Les misanthropes proposeront cependant un tout autre diagnostic. Ils rappelleront en premier lieu que l’ogre de la Rillington a véritablement existé et que de surcroît, il a officié durant de longues décennies. Ils ajouteront ensuite que le propre d’un monstre est de mettre en garde la Collectivité contre elle-même[24]. En d’autres termes, ils s’appuieront sur la Psychiatrie pour tenir ce langage accusateur : « Voyez les aberrations que la Nature humaine est capable d’engendrer ! » Richard Fleischer s’approprie ces propos aux confins de la rage et de la consternation. Sa mise en scène le certifie sans ambages. Savante oscillation entre le Drame Psychologique et le Drame social, elle inscrit les meurtres de John Christie dans une cité crasseuse, morne et intimidante. Elle fait de l’immonde une partie intégrante de la réalité du monde[25].

 

            Pour apporter la touche finale à son ecce homo, terrible portrait d’un dieu disgracié qui arrive au crépuscule de son règne, Fleischer délaisse les idées qui lui sont étrangères pour entrer dans le monde familier de ses doctrines d’élection. Ce dernier voyage est pour lui l’occasion de confirmer son appartenance à l’école Eclectique. Il lui permet également de réaffirmer que le mot « conviction » s’accorde mieux avec le pluriel qu’avec le singulier.

 

 

Les mondes familiers de la Misanthropie

 

            C’est chez Thomas Hobbes, théoricien de la violence universelle, que le cinéaste trouve la pierre angulaire de sa philosophie contestataire. Il partage, avec le plus brillant zélateur de la Monarchie absolue et du Pouvoir coercitif, l’idée selon laquelle l’Homme est une froide mécanique vouée à la guerre et au chaos[26].

 

            Le Conservatisme Hobbien

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’énigme du Chicago Express (The Narrow Margin)

 

          Cette connivence intellectuelle se manifeste avec une acuité particulière dans L’énigme du Chicago Express (The Narrow Margin). L’œuvre, qui révéla son auteur au grand Public, relate en effet l’obstination carnassière avec laquelle une association de malfaiteurs essaie de supprimer Madame Neal (Marie Windsor), l’épouse de son défunt chef. Elle montre, avec une rare intensité dramatique, jusqu’où des individus peuvent aller pour réduire au silence une veuve dont la parole pourrait leur valoir l’emprisonnement ou la peine capitale. En somme, elle reprend à son compte les conclusions impitoyables du Léviathan[27] : l’Etre humain est une machine qui n’obéit qu’à son instinct de conservation. Fidèle à son protocole formel, Richard Fleischer exploite un genre précis pour alimenter son discours. Il utilise ici le Film noir et son atmosphère empuantie par le chantage, la peur, la ruse et le meurtre. Pour souligner notre inhumanité chronique, il cloître ses héros dans un train de nuit qui symbolise, à lui seul, notre enfermement dans une Nature dégradante où le libre arbitre est au mieux un passager clandestin. L’Homme est un loup pour l’Homme, proclame-t-il à la façon de Thomas Hobbes. S’il ne joue pas le rôle exécrable du chasseur assoiffé de sang, comme les truands qui essaient d’assassiner Madame Neal en vue d’enterrer le procès qui les menace, il se trouve dans la posture terrifiante de Brown (Charles McGraw), le policier en charge de protéger le témoin gênant : il est une proie, vulnérable jusqu’à l’insoutenable, qui doit consacrer chaque instant de sa vie à tromper la mort[28].

 

           Fleischer ne pouvait manquer de montrer du doigt cette brutalité endémique. Il ne pouvait davantage omettre de stigmatiser le bellicisme, sa traduction martiale. Ce crime de l’Humanité contre elle-même était appelé, par la voix puissante de l’Histoire, à figurer en première ligne du vaste réquisitoire qu’il a fait profession de dresser.

 

 

            Le Pacifisme

 

 


 

 

 

 

  

Le temps de la colère (Between Heaven and Hell) 

  

           C’est dans cette optique accusatrice que le réalisateur de Tora ! Tora ! Tora ! , reconstitution spectaculaire du bombardement de Pearl Harbour[29], se rallie à l’idéal pacifiste. Sa conversion s’effectue dans un long-métrage injustement méconnu : Le temps de la colère (Between Heaven and Hell). Ce film, qui narre le quotidien nauséeux d’un avant-poste Américain embourbé dans une île du Pacifique sous domination Japonaise, est une dénonciation dont la richesse thématique et les implications morales n’ont que peu d’équivalents dans la production Hollywoodienne. Il met d’abord en exergue la cruauté ineffable de l’Homme, animal déroutant qui semble avoir fait vœu de réserver son génie créatif aux champs de bataille. La garnison au sein de laquelle se déroule l’action s’apparente, en effet, à un microcosme apocalyptique où snipers, embuscades, ruses, bombardements, razzias, débarquements et autres combats au corps à corps élèvent la violence au rang d’art majeur. Cette représentation, à la fois magnifique sur la forme et accablante sur le fond, fustige également l’absurdité consubstantielle de la Guerre. Les soldats qu’il dépeint sont ainsi dirigés par le Capitaine Waco (Broderick Crawford), un psychopathe autoritaire que l’Etat-Major juge opportun de maintenir dans ses fonctions en dépit de son aliénation notoire[30]. L’œuvre de Fleischer est cependant plus ambitieuse encore. Elle dépasse le champ strictement militaire pour protester contre l’injustice sociale[31]. Son héros, Samuel Gifford (Robert Wagner), est le symbole de cette extension du domaine de la lutte. Le jeune Sergent est transféré dans un camp disciplinaire, réputé pour son extrême dangerosité, parce qu’il a levé la main sur un officier qui avait abattu par erreur trois de ses plus proches camarades. L’iniquité de la sanction est patente. Sa victime désemparée comprend néanmoins qu’elle n’est pas fortuite. Au gré d’une série de flash-back édifiants sur sa vie civile, Gifford, propriétaire d’une grande plantation de coton du Sud des Etats-Unis, se souvient qu’il était lui aussi un tyran implacable. Il prend conscience des humiliations qu’il infligeait chaque jour aux métayers comme à tous les sans-grade qui avaient l’infortune de travailler sous ses ordres. Dès lors, les avanies qu’il subit dans l’antre infernal de Waco prennent tout leur sens. La Guerre, semble ruminer le potentat repenti en songeant à Clausewitz, n’est que le prolongement de la Politique par d’autres moyens. Elle réfléchit, comme un miroir, les inepties tragiques des Sociétés humaines.

 

            L’utilisation du pluriel est ici essentielle. Elle porte en son sein une généralité qui permet à Richard Fleischer d’ajouter un nouveau monde intellectuel à son système de pensée : le Relativisme anthropologique.

 

            Le Relativisme anthropologique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Vikings (The Vikings) 

 

             Schématiquement, cette doctrine considère les diverses civilisations de la planète comme des variétés culturelles de valeur équivalente. Elle récuse les concepts de hiérarchisation et de supériorité. Cette croyance dans l’égalité par-delà les différences se fait jour dans la lumière noire qui enveloppe Les Vikings (The Vikings). Le film, chronique d’une rivalité ethnique dans l’Europe médiévale, confronte deux Nations que tout semble opposer : les Normands et les Anglais. Les premiers, gouvernés par l’impitoyable Ragnar (Ernest Borgnine) et son fils, le turbulent Einar (Kirk Douglas), forment une peuplade de sauvages. Ils s’adonnent à la boisson, se vautrent dans le stupre et vivent essentiellement de la mise à sac des royaumes qui les entourent. Ces fauves indomptables affectionnent également la torture. Ils pratiquent fièrement l’esclavagisme. Ils complètent leurs revenus en monnayant, à prix d’or, les otages qu’ils ont pris au hasard de leurs campagnes meurtrières. Preuve ultime de leur violence épidermique, ils ne rêvent que de mourir les armes à la main, pour aller au paradis des guerriers. Ces caractéristiques, accolées les unes aux autres, incitent à penser que les sulfureux Scandinaves occupent le sommet de l’abjection terrestre. Qu’en est-il cependant de leurs voisins des îles Britanniques ? En vérité, ils sont tout aussi arriérés. Lord Egbert (James Donald), l’un de leurs plus hauts dignitaires, le suggère en conspirant contre son propre pays[32]. Aela (Frank Thring), leur souverain, le confirme sans détour. En plus d’être un usurpateur prêt à tuer tous les héritiers légitimes du Trône, il appartient à la race de ces rois dévoyés qui n’hésitent ni à trancher la main de ceux qui leur déplaisent, ni à jeter aux loups ceux qui ont l’impudence de leur résister. La conclusion de ce bref comparatif est cinglante : toutes les civilisations portent la souillure originelle de la barbarie. Erik (Tony Curtis), le principal protagoniste du film, en est le vivant témoignage. Fruit d’un viol commis par Ragnar sur la Reine d’Angleterre et en conséquence, demi-frère du redoutable Einar, il signifie par sa simple existence que l’Humanité est une seule et même famille de primates sanguinaires[33]. Le visage d’un illustre pessimiste se dessine en filigrane de ce constat empreint d’amertume.

 

            Le Pessimisme Freudien

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’étrangleur de Boston (The Boston Strangler)

 

          Sigmund Freud, puisque c’est de lui qu’il s’agit, se devait de figurer en bonne place dans le codex misanthropique de Richard Fleischer. Ce fin connaisseur de l’âme humaine fut en effet le premier à nous enseigner, au terme d’une longue étude clinique et philosophique, que nous appartenions tous à une espèce de pervers polymorphes. Il reste, dans la mémoire collective, l’esprit frondeur qui a osé proclamer que la Civilisation n’est qu’une mince pellicule qui recouvre un fond de sauvagerie. Albert DeSalvo (Tony Curtis) est le propagandiste involontaire de ses théories. Celui que les annales du crime ont baptisé L’étrangleur de Boston (The Boston Strangler) ne saurait ainsi se réduire à un simple tueur en série. Il démontre, par son être autant que par ses actes, que la primauté de la Culture sur la Nature n’est qu’une illusion que la Société entretient pour assurer sa pérennité. Qui est ce proche cousin du fossoyeur de la Place Rillington ? C’est un bon père de famille, qui se fond sans difficultés dans le quartier populaire où il réside. C’est un personnage aux facettes multiples, qui commet indifféremment le meilleur et le pire[34]. C’est un lâche, incapable de regarder ses turpitudes en face. En cela, nous susurre Fleischer en s’appuyant habilement sur la violence et la nervosité inhérentes au Thriller, il ne diffère aucunement de la Norme. Il n’en est qu’une excroissance, une prolongation spectaculaire et néanmoins prévisible. Dianne Cluny (Sally Kellerman), la seule femme qui parvienne à s’extirper des griffes du dangereux DeSalvo, exprime à demi-mot cette inconfortable vérité. Elle ne daigne pas identifier son agresseur, comme si à travers elle, la Communauté dans son ensemble refusait de reconnaître sa corruption. Ce refoulement n’est cependant que pure vanité. Le pourrissement collectif est voué, par la force des choses, à crever les paravents des conventions. John Bottomly (Henry Fonda), l’honorable Professeur de Droit chargé de traquer l’assassin qui terrorise l’Amérique, l’apprend dès l’issue de ses premières investigations. Il découvre que Boston, cité réputée pour sa classe et sa vertu, n’est qu’une nouvelle Babylone dont les rues regorgent de délinquants sexuels[35].

 

            Ecologie, Malthusianisme et Anticapitalisme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soleil Vert (Soylent Green)

 

           Est-ce à dire que l’Humanité a au fond plus de passé que d’avenir ? Le remarquable Soleil Vert (Soylent Green) incite à le penser. Cette contre-utopie, dont le haut degré de pessimisme évoque la tragique incandescence de Fahrenheit 451[36], nous promet ainsi l’avènement d’un monde cauchemardesque. Cette prédiction, hélas, est dramatiquement crédible. Loin de la débauche d’effets spéciaux et de la fantasmagorie technologique de la Science-Fiction ordinaire, elle part du réel pour aller vers le possible, elle anticipe le futur à l’aune des données matérielles du présent. Pour donner corps à sa sombre prophétie, Richard Fleischer fait appel à trois idéologies complémentaires. Demain, prévient-il en se réclamant d’une Ecologie qui, aujourd’hui, occupe une position centrale dans le débat public, la Terre agonisera[37]. A force de mépriser son environnement, l’Homme réchauffera le climat et transformera son cadre de vie en étuve accablante. Sa coupable inconséquence entraînera l’extermination des espèces animales et végétales. Il en sera réduit à manger du « Soleil Vert » et d’autres aliments de synthèse, qui relègueront viande et légumes au rang de lointains souvenirs. L’eau sera si rare qu’un simple bain deviendra un luxe royal. Quant aux paysages naturels, ils resteront inconnus des innombrables enfants de l’exode rural.

 

 

            L’Homme, poursuit Fleischer en reprenant les thèses de Malthus, connaîtra par ailleurs les affres de la surpopulation. New York, emblème saisissant de la débâcle collective, se fissurera sous la pression insupportable de quarante millions d’âmes qui devront lutter à mort pour trouver un emploi et, comble de l’humiliation, reconvertir les cages d’escaliers en dortoirs de fortune[38]. Ces hordes de misérables se consumeront, lentement, pour s’être refusées à comprendre que leur espèce croît géométriquement tandis que leurs moyens de subsistance ne se développent que de façon arithmétique.

 

           L’Homme, conclut Fleischer en pourfendant le Capitalisme, subira enfin des inégalités absurdes et mortelles. Aveuglé par l’éclat factice de la libre propriété, il laissera une poignée d’individus insensés se partager le monde[39]. Terres et mers seront inaccessibles à la majorité. Une minorité, infime mais protégée par des remparts inexpugnables, s’accaparera tout ce que bon lui semblera et fera du monopole une stupidité légitime.

 

 

            Le Destin s’écrit ainsi sous le regard effrayé du Spectateur impuissant. A défaut d’avoir les qualités intellectuelles et morales qui auraient pu le sauver, le genre humain est condamné à la pénurie perpétuelle. Il a l’autodestruction pour unique perspective. Thorn (Charlton Heston), le héros du film, le révèle à la fin de la courageuse enquête qu’il mène pour débusquer les assassins de Simonson (Joseph Cotten), le seul entrepreneur intègre que comptait son pays décadent : l’industrie recycle les cadavres dans le plus grand secret pour les transformer en nourriture chimique, substitut horrible et dérisoire aux déficiences d’une Nature désormais stérile. Le devenir de l’Homme est de dévorer l’Homme. Les incantations des optimistes n’y pourront rien changer.

            Le cœur chancelle à l’énoncé de cette funèbre litanie de récriminations. Le pire demeure toutefois en ligne de mire, car Fleischer fait plus que sauter d’une orbite intellectuelle à l’autre dans le but restrictif de recenser nos comportements scandaleux. Il décrit, un à un, les cercles infernaux de notre condition.

 

            Le Christianisme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Barabbas 

 

           Pour achever ce travail, qui s’apparente à une œuvre de démythification, le cinéaste Américain se fait l’apôtre de la religion Chrétienne. Dans la logique à la fois singulière et universelle de ce dogme, l’existence terrestre est le fruit amer de la déchéance provoquée par la commission du Péché originel. Certes, l’Esprit Saint s’est incarné en Jésus-Christ pour pardonner l’Homme et lui apporter la bonne nouvelle[40] : il y a un au-delà paradisiaque de la souffrance et de la mort. Cependant, « le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde ». Le Rédempteur de Nazareth l’a lui-même enseigné à ses disciples. Barabbas (Anthony Quinn) l’apprend à ses dépens. Le bandit de grand chemin, que la foule inconsciente a gracié au détriment du Messie, découvre ainsi que sa stupéfiante propension à survivre n’est pas une bénédiction mais une malédiction. Elle fait de son cheminement un interminable chemin de croix qui commence dans les mines de soufre de Sicile, se poursuit dans les camps de travail et atteint sa triste apogée dans le fracas des arènes de Rome. Cette infinitude, martyre que le légendaire Prométhée fut le premier à endurer, l’aide à prendre la mesure des paroles troublantes de Lazare, le ressuscité du Nouveau Testament : « La Vie sur Terre n’est rien »[41]. Elle l’amène à saisir le sens des déclarations sibyllines de Simon Pierre (Harry Andrews), le fondateur de l’Eglise : « Je meurs pour mieux renaître dans la lumière ». Elle l’éclaire sur la philosophie apparemment irrationnelle de Sahak (Vittorio Gassman), son compagnon d’armes qui préfère périr sous les coups des gladiateurs plutôt que d’apostasier : la condition humaine est une prison dont on ne s’évade qu’en mourant[42].

 

            Nous qui vouons un culte à notre propre image, nous devrions maudire le cinéaste impie dont les voyages en Infamie, répliques hérétiques des quatorze stations du Calvaire, insinuent qu’il existe mille raisons de nous abhorrer. Gardons-nous cependant de toute rancune. L’Homme est en effet la seule créature vivante qui connaisse le chemin extatique de la lucidité. Comme le Sisyphe d’Albert Camus, il peut se consoler de sa misère en souriant au mauvais sort. Aimons donc Richard Fleischer comme il le mérite. Grâce à lui, nous pouvons voir de haut notre infinie petitesse. Grâce à lui, nous pouvons imiter Thorn, le révolté qui, à la fin de Soleil Vert, tend la main vers le ciel pour exhorter les siens à combattre l’ignominie du monde. Grâce à lui, il nous est permis de crier à notre prochain ces mots rageurs qui conditionnent notre progrès et constituent, au fond, notre seul titre de gloire : tel que tu es, mon frère, je ne t’aime pas du tout !

   

[1] Max Fleischer (1883 – 1972), père de Richard, fut avec son frère Dave (1894 – 1979), le producteur de Popeye et de Betty Boop. En 1915, il inventa le Rotoscope, procédé technique qui permet de transcrire en animation une action réelle préalablement filmée.

[2] L’Eclectisme consiste à sélectionner, dans plusieurs philosophies, des éléments de nature à former un nouveau système de pensée. Le terme est d’ailleurs un dérivé du mot Grec « eklegein », qui signifie « choisir ». Historiquement, deux écoles se sont déclarées éclectiques. Dans l’Antiquité, les philosophes d’Alexandrie menés par Potamon et Ammonius Saccas tentèrent de concilier Platon et Aristote. Au XIXè siècle, les disciples de Victor Cousin développèrent l’idée selon laquelle la Vérité s’obtenait par l’étude et la synthèse de différentes doctrines. Notons que l’Eclectisme s’épanouit également dans les Arts et plus précisément, dans l’Architecture. Dans ce dernier domaine, il connut son apogée entre 1860 et 1920.

[3] Le cinéaste ne croit en aucune manière à « l’Utilitarisme altruiste » de Stuart Mill, selon lequel l’intérêt de l’Individu est de concourir au bonheur de tous.

[4] Le Scorpion fait preuve d’une décontraction sidérante lors des batailles auxquelles il participe. Ce détachement, qui relève autant du trait de caractère que de l’inclination philosophique, est magistralement souligné par la désinvolture naturelle de Robert Mitchum.

[5] Fleischer tient un discours analogue dans Che ! , aventure politique qui retrace l’arrivée à Cuba, la prise du Pouvoir et la mort d’Ernesto Guevara.

[6] Notons que Fleischer insiste sur l’adjectif « incurable ». Certes, Wilson semble s’amender à la fin du film, en renonçant à vendre les armes qu’il avait dérobées. S’il en fait don aux troupes d’Escobar, c’est cependant dans le but exclusif de quitter librement le Mexique et d’emporter Lisa (Ursula Thiess), la femme du défunt Kennedy.

[7] Il s’agit, en l’occurrence, des secrets relatifs à la miniaturisation de longue durée.

[8] D’aucuns ont également vu dans Voyage fantastique une attaque frontale – et outrancière – contre le Communisme. Cette arrière-pensée ne peut être totalement écartée, compte tenu du contexte de Guerre Froide dans lequel fut tourné le film. Néanmoins, il serait inopportun de réduire Fleischer à un vulgaire séide du MacCarthysme. Son propos, plus élevé, dépasse le domaine prosaïque du combat partisan. Les comportements qu’il condamne ne sont pas tant le fruit du Marxisme que les conséquences de la séparation entre Morale et Politique prônée par Machiavel.

[9] Fleischer alourdit habilement la sensation de vulnérabilité qu’elle dégage en multipliant les contre-plongées.

[10] Ses traits ne sont perceptibles qu’à la fin du film, à l’occasion d’un plan fugace, lorsqu’il est mis hors d’état de nuire par le fiancé de Sarah.

[11] Du fait de son handicap, Sarah ne s’aperçoit pas que ses amis ont été massacrés dans sa demeure. Elle dort, mange et se promène durant des heures entre leurs corps ensanglantés. Son aveuglement, authentique pétition philosophique en faveur de la Misanthropie, explique le titre original du film : See No Evil, « ne pas voir le Mal » et par extension, refuser sa présence au nom d’un angélisme pathétique.

[12] Cette avidité trouve son équivalent institutionnel en Reeves, usurier qui se plaît à pressurer les pauvres.

[13] Les deux personnages sont respectivement interprétés par Ernest Borgnine et Lee Marvin.

[14] Emily Fairchild ne démentira pas cette sombre assertion. Alors qu’elle venait de se réconcilier avec Boyd, son mari outragé par ses innombrables infidélités, elle est abattue par l’un des braqueurs de la banque municipale. Son trépas scelle la tombe du monde libéral dans lequel elle vivait.

[15] Nemo, l’ermite des abysses, a d’excellents motifs de d’exécrer son prochain. Parce qu’il s’est refusé à divulguer des secrets qui pouvaient donner lieu à des applications militaires, le gouvernement de son pays l’a en effet condamné au bagne après avoir massacré sa famille.

[16] Le naufrage final du Nautilus renforce puissamment cette impression. Coup de grâce porté à l’espérance collective, le vaisseau emporte avec lui le seul témoignage de confiance que Nemo ait jamais donné à ses semblables. A l’avenir, dit le défunt Capitaine d’une voix off empreinte de désarroi, peut-être que le monde sera prêt à une vie meilleure que la nôtre…

[17] Richard Fleischer trouve d’ailleurs dans le roman de Jules Verne une allégorie qui sied merveilleusement à son propos : le plus fin connaisseur du monde – en l’occurrence, Nemo – est celui qui a osé s’aventurer au-delà de sa surface, il est le courageux explorateur qui a sondé les gouffres de la Vie.

[18] Le titre original du film se limite à une formule plus sobre : Doctor Dolittle.

[19] Le bon Docteur Dolittle est mieux placé que quiconque pour le savoir. Il est en effet persécuté par un juge, cerbère d’une Humanité intolérante qui considère son amitié pour la gent animale comme un motif d’internement psychiatrique.

[20] Une fois de plus, Fleischer use de l’Eclectisme formel pour étayer son Eclectisme philosophique. Le Mélodrame, genre décrié puis, glorifié par Douglas Sirk, constitue en effet un cadre inégalable pour analyser les tourments de l’âme humaine.

[21] Notons que White était atteint du même mal que son meurtrier. Peu avant sa mort, il s’était ingénié à saboter le mariage d’Evelyn. Il prenait également un malin plaisir à s’afficher dans les lieux que cette dernière fréquentait avec son mari.

[22] Cette folie, née de la passion de posséder, afflige également la famille de Thaw et la Société dans son ensemble. La mère de l’époux criminel croit ainsi, contre toute évidence, que sa belle-fille est une vulgaire chasseuse de dot. Elle profite de l’incapacité mentale de son fils unique pour lui supprimer ses revenus. Afin de subsister, Evelyn accepte la proposition d’un des nombreux cabarets qui lui demandent, horreur absolue, de rejouer son propre drame sur scène.

[23] Cette absence de finalités rationnelles lui permet d’ailleurs de se disculper, lors du procès intenté contre le malheureux Tim Evans.

[24] « Monstre » dérive du Latin « moreo », qui signifie « avertir ».

[25] A cet égard, on notera que Fleischer semble se rallier aux partisans de l’Antipsychiatrie. Rappelons en effet qu’aux yeux de David Cooper, initiateur de ce courant de pensée, « tout délire est une déclaration politique ». Autrement dit, la folie nous doit nous inciter à revoir notre conception de l’Homme et de la Société.

[26] Stanley Kubrick et Anthony Burgess parleraient d’Orange mécanique.

[27] C’est-à-dire, de l’ouvrage majeur de Hobbes.

[28] La position de Brown est d’autant plus précaire que sa hiérarchie s’est servie de lui. Elle ne lui a pas révélé que sa protégée était en vérité un agent fédéral, dont la mission consistait à détourner l’attention de la véritable Madame Neal. Ce jeu diabolique préfigure l’Utilitarisme que Fleischer dénonce dans Bandido Caballero.

[29] « Tora », qui signifie « tigre » en Japonais, est le signal qu’envoya l’Amiral Isororu Yamamoto pour ordonner à ses troupes de déclencher l’offensive anti Américaine du 7 décembre 1941. Cette attaque est une fourberie absolue en ceci qu’elle n’a pas été précédée d’une déclaration de guerre en bonne et due forme.

[30] Cette démence, qui fait régner une atmosphère délétère dans la jungle où serpente la ligne de front, annonce l’Apocalypse Now ! de Francis Ford Coppola.

[31] Fleischer reprend ici la méthode transversale qu’il avait utilisée pour Les Inconnus dans la ville, film noir qui se métamorphosait peu à peu en satire de mœurs.

[32] Il fournit, moyennant finances, un soutien logistique aux Vikings désireux d’attaquer l’Angleterre.

[33] Le Film d’aventure sert parfaitement ce propos accusateur. Les violentes péripéties qui l’émaillent, par principe, laissent en effet entendre que souffrance, conflits et tumulte sont des lots communs à tous les hommes.

[34] Pour traduire en images cette complexité psychique, Fleischer utilise judicieusement des plans kaléidoscopiques.

[35] Les séquences kaléidoscopiques, là encore, accentuent cette sensation de multitude.

[36] Chef d’œuvre cinématographique que François Truffaut adapta d’un récit de Ray Bradbury.

[37] Fleischer peut être considéré comme un cinéaste visionnaire, son film en forme d’avertissement politique et environnemental ayant été tourné en 1973.

[38] Autre symbole de déclin et d’indignité, les femmes présentes dans le film sont vendues, comme des meubles, avec les rares logements disponibles.

[39] L’un des protagonistes du film utilise une formule plus directe, qu’il conviendrait d’écrire en première page de tous les journaux : « Quelques débiles ont décidé de posséder toutes les richesses de la Terre ! »

[40] En Grec, « bonne nouvelle » se dit « euaggelion », qui a donné « évangile ».

[41] Le comédien qui interprète l’énigmatique Lazare n’est pas crédité au générique. La séquence durant laquelle il donne la réplique à Barabbas fut en effet coupée lors du montage. Elle ne réapparut que plusieurs décennies plus tard, dans une nouvelle version du film.

[42] Barabbas prend conscience de cette terrible vérité dans les catacombes, royaume des morts où les Chrétiens persécutés ont coutume de se réunir. Ce rustre violent et inculte, personnage archétypique du Péplum, achève ainsi sa transfiguration. Instruit sur les limites de sa condition, il accepte sereinement la crucifixion. En ce sens, sa participation à l’incendie de Rome peut légitimement s’interpréter comme un suicide.

 


 

 

 

 

 

 

 




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