Premier concert québécois d'Albani

Laurent-Olivier David
Une de ces créatures privilégiées qui naissent avec une auréole au front. Organisations d’élite, faites des fibres les plus délicates, des tissus des plus fins de l’humanité. Incarnations sublimes de toutes les harmonies de la nature, depuis le murmure des ruisseaux et le gazouillement des oiseaux, juqu’au bruit sonore des flots de la mer et des arbres de la forêt agitée par la tempête.

Véritables sensitives qu’un rien affecte, qu’un rien dilate ou flétrit; harpes éoliennes qui résonnent au moindre souffle; sylphides charmantes qui traversent le monde sur un flot d’argent, dans un nuage d’encens. Le monde se précipite dans le sillon lumineux qu’elles laissent derrière elles et répète, dans le ravissement, les accents harmonieux qu’elles jettent aux quatre vents du ciel. Les rois baisent l’empreinte de leurs pieds et répandent de la poussière d’or sur leur passage; riches et pauvres font retentir l’air de leurs acclamations, car elles ont des accents pour toutes les émotions de l’âme, elles ont le don de faire vibrer toutes les cordes de cet instrument incomparable qu’on appelle le cœur.

On a cru longtemps que ces natures délicates ne pouvaient naître sous notre ciel inclément, qu’il leur fallait, comme à certaines fleurs, les chauds rayons du soleil, la tiède haleine d’un printemps éternel. Déjà, les muses ont prouvé, plus d’une fois, qu’elles aimaient à habiter les rivages grandioses de nos fleuves et de nos lacs, les sommets de nos poétiques montagnes. La musique, surtout, cette fille aimée du ciel! on la trouve partout.

Les étrangers se plaisent à reconnaître le goût et les aptitudes du peuple canadien pour cet art attrayant.

Tous les jours, on rend hommage à des talents qui, sur un théâtre plus vaste, eussent égalé ces grands artistes dont les noms courent le monde.

Emma Lajeunesse, la première, a franchi les limites que notre renommée semblait ne pouvoir dépasser. Oiseau captif, elle a brisé le fil qui l’empêchait de prendre son essor vers les sommets de la renommée. Aussi favorisée des dons du ciel que les grandes cantatrices de l’Europe, elle n’avait qu’à vouloir pour monter jusqu’à elles. C’est déjà fait, l’écho apporte de temps à autre sur nos rivages le bruit de ses triomphes, le retentissement de ses succès. Albani est un nom aussi populaire aujourd’hui en Italie que celui de la Patti et de la Neilsson. Elle porte ce nom en l’honneur de la ville où son talent reçut ses premiers encouragements.

Les journaux d’Europe ont tant répété qu’elle est américaine, que tout le monde a fini par le croire, les Américains les premiers. Nous n’avons pourtant pas trop de gloires dans le domaine des arts, on devrait bien nous laisser celles qui nous appartiennent.

Emma Lajeunesse est une Canadienne-française pur sang. Elle est née à Chambly, et tout le monde se souvient de cette jeune fille, à la figure pâle et rêveuse, à la physionomie lumineuse, qui, dès l’âge de douze ans, donnait des concerts avec sa petites sœur dans nos villes et nos villages. Idole d’un père qui poussait le pressentiment des hautes destinées de sa fille jusqu’à l’exaltation, elle grandit dans la pensée d’aller en Europe. Un moment, on crut qu’elle se ferait religieuse; les bonnes dames du Sacré-Cœur l’espéraient, et Mademoiselle Lajeunesse avait fini par se faire à cette idée.

Mais, un jour, elle partit pour les États-Unis; et quelque temps après, on apprit que la population d’Albany se rendait avec empressement à la cathédrale catholique de cette ville pour entendre chanter une jeune fille dont la voix était merveilleuse.

C’était Emma Lajeunesse.

Il y a deux ou trois ans, le rêve de son père s’accomplissait. Emma partait pour l’Europe sous la protection d’une riche famille française. Après quelques mois d’études, elle parut sur la scène dans les villes du sud de l’Italie et souleva l’enthousiasme des populations ardentes et passionnées de ces contrées. On se prosterna devant cette étoile naissante, et la renommée avec ses cent voix jeta partout son nom.

Dans un concert qu’elle donna, l’année dernière, à Messine en Sicile, elle fut rappelée dix ou quinze fois, et la dernière fois, plus de deux cents bouquets la couvrirent de fleurs et jonchèrent le théâtre. Trois serins, lancés d’une cage, allèrent voltiger autour de celle qu’on appelle le «Serin d’Amérique». L’enthousiasme ne pouvait se manifester d’une manière plus délicate et plus flatteuse. Les couronnes, les bracelets et les diamants lui arrivèrent pendant plusieurs jours après ce triomphe.

Il est malheureux qu’il ne se soit pas trouvé un homme parmi nous pour faire ce que des étrangers ont fait et partager avec notre pays l’honneur de protéger cette fleur nationale. Hélas! combien d’autres ont eu à souffrir de notre pauvreté ou de notre indifférence pour nos talents artistiques et littéraires!

Nous espérons que la jeune diva n’oubliera pas, au milieu des séductions qui l’entourent, sa patrie, et qu’un jour elle viendra, au moins, une fois, nous donner l’occasion de saluer et d’applaudir la plus brillante de nos gloires artistiques.

Montréal, 17 mars 1883

P. S. – Elle vient.

* * *


Le 31 mars 1883 j’écrivais dans La Tribune.

«Elle est venue.

Nous l’avons vue et entendue enfin cette Albani, cette Emma Lajeunesse dont le monde entier admire le talent. Eh bien! n’est-il pas vrai qu’elle mérite la gloire qui entoure son nom? Les rêves de ceux qui ont entendu ses premiers chants sont réalisés, effacés. Le travail, la persévérance et l’art ont fécondé, embelli et poussé jusqu’aux dernières limites de la perfection les dons merveilleux de la nature. Est-il possible de chanter avec plus de science, de méthode et de distinction, de faire entendre des notes plus pures, des accents plus enchanteurs. Une voix humaine peut-elle être plus divine? Nous aurions aimé la voir et l’entendre dans un opéra, dans une des grandes créations de son génie. Mais ce que nous avons entendu suffit pour donner une idée de l’effet qu’elle produit, lorsque l’intérêt du drame, les attraits de l’action et de la mise en scène se joignent aux charmes de sa voix. Nous nous expliquons l’enthousiasme qu’elle soulève partout, les applaudissements qui retentissent sur son passage. Sans doute, elle a chanté devant des réunions plus aristocratiques, elle a reçu des cadeaux plus beaux que les nôtres, mais nulle part elle n’a été accueillie avec plus d’enthousiasme. Son émotion a prouvé qu’elle appréciait les manifestations bruyantes de notre admiration. Elle a dû voir que le patriotisme donnait à ces manifestations un cachet particulier, une puissance émouvante, que les cœurs battaient aussi fort que les mains. »

* * *


Un connaisseur, un savant en musique.

M. Couture qui n’a pas l’admiration facile, disait :

« Nous n’avions jamais pour notre part, entendu Albani, mais sa vaste réputation nous avait permis de nous faire une idée approximative de son mérite. Or, nous le déclarons hautement, notre attente a été surpassée de beaucoup. Et pourtant, après avoir tout dernièrement applaudi la Patti à New-York et à Boston, et la Neillsson ici, nous avions quelques raisons d’être difficile.

Eh bien, pour ne parler que de la plus célèbre des deux, la Patti possède peut-être un registre plus également et plus uniformément timbré, ses notes basses sont peut-être plus rondes et plus sonores, elle a, peut-être, l’avantage d’un mécanisme un tant soit peu plus souple; mais elle ne chante ni avec le sentiment ni avec l’intelligence d’Albani. Pour le sentiment et l’intelligence artistiques, nous croyons Albani sans rivale au monde, la plus grande des artistes par conséquent, car le sentiment et l’intelligence, c’est tout l’art. »

* * *


C’est le 24 mars 1883 que la grande artiste parut, la première fois, devant un public Canadien. Quelle salle! Quelle foule! Quelles acclamations! Anglais, Canadiens-Français et Irlandais rivalisaient d’enthousiasme. Les mains battaient, les hourras soulevaient le plafond de la salle, les couronnes, les bouquets, les corbeilles de fleurs jonchaient la scène.

La veille, elle avait été reçue solennellement à l’hôtel de ville, en présence de l’élite de notre société et des adresses lui avaient été présentées par le conseil de ville et différentes sociétés nationales. Fréchette avait lu, avec une chaleur communicative, une poésie charmante.

Invitations dans les couvents, dans les salons les plus aristocratiques, réceptions magnifiques, tous les hommages lui furent prodigués pendant son séjour à Montréal.

Ces hommages adressés quelque fois à des artistes, qui ont plus de talent que de vertu, paraissent exagérés et peu convenables à grand nombre de personnes mais, cette fois, il n’y eut qu’une opinion, un sentiment. On rendait hommage non seulement à la grande artiste, mais à la femme vertueuse dont la réputation était restée intacte au milieu de tous les dangers, de toutes les séductions. On s’applaudissait qu’une Canadienne-française eût donné au monde le spectacle si rare de la vertu dans un monde où elle est fort négligée. On considérait que c’était un honneur pour elle, pour sa famille, pour sa nationalité, pour la maison d’éducation où on avait formé son cœur et son esprit.

Il est bien connu que si la Reine d’Angleterre l’estime assez pour la faire asseoir à sa table, c’est autant pour sa vertu que pour son génie artistique.

Elle est restée humble, modeste, bonne pour sa famille, pour son père, pour sa sœur, pour ses amies d’enfance, reconnaissante envers les personnes qui l’ont protégée dans sa jeunesse. Elle paie une pension à son vieux père qui demeure à Chambly, et son frère, Joseph Lajeunesse, prêtre, curé d’une paroisse dans le Nord lui doit son éducation.

Sa vie a été laborieuse, absorbée du matin au soir par l’étude de son art.

On est porté à croire, en l’entendant, qu’elle chante, comme le rosssignol, sans travail, sans préparation. C’est une erreur : le talent sans travail reste toujours incomplet.

Demandez à Albani comment elle est arrivée à la perfection artistique. Elle vous répondra que c’est en travaillant, depuis l’âge de quatre ans, du matin au soir, dix et douze heures par jour, en se privant de tous les plaisirs, en fuyant les amusements, les réunions où elle aurait été exposée à se fatiguer, en règlant tous les actes de sa vie, en se surveillant constamment.

Que de soins et de précautions pour conserver sa voix, pour éviter tout accident, tout refroidissement, pour être en état de chanter tous les soirs, pendant des mois? Et pour conserver sa réputation d’honnête femme, pour protéger son inviolabilité de jeune fille et d’épouse, pour échapper aux morsures de l’envie et de la jalousie, dans un monde si jaloux, que de peines et d’efforts!

Les grands artistes sont esclaves de leur génie, les fleurs dont on couvre leurs chaînes ne font que dissimuler leur esclavage, leurs ennuis, leurs déboires et leurs humiliations. On les croit heureux, parce qu’on ne voit pas les épines sous les fleurs, mais ils les sentent ces épines sanglantes de la vie d’autant plus que leur sensibilité est plus vive, leur nervosité plus développée. Ils rient souvent, quand ils auraient envie de pleurer, ils chantent quand ils ont le cœur plein de larmes.

Albani est mère, de son mariage avec M. Gye, propriétaire du Covent Garden de Londres, elle a eu un fils dont la pensée la suit, l’obsède partout.

Albani est venue trois fois au Canada, nous avons pu l’entendre, dans quelques-uns des grands péras où le monde entier l’avait applaudie, et nous avons pu nous rendre compte de son immense popularité, de sa gloire incontestable.

C’est une des grandes artistes du monde et c’est une Canadienne-française.

Hélas! pourquoi a-t-elle été obligée de demander à des étrangers la protection dont elle avait besoin pour remplir sa glorieuse destinée?



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