L'économie et l'esprit du don

Dave Driscoll
Quelle langue est assez subtile pour analyser les multiples sortes de dons dans leur complexité, dans leur diversité historique et ethnographique? Chaque fois, les questions dépassent les réponses.

Dans cet essai, je désire explorer l'expression du don dans les institutions étatiques et privées et montrer que ces relations doivent changer. Je veux aussi mettre en valeur la fécondité et la puissance analogique de l'idée du don. Perçue dans le contexte de ses implications sociales, c'est une idée qui peut transformer nos communautés.

Ces deux commentaires introduisent l'exploration que je veux faire du don et de ses relations avec la philia, cette amitié qui fait les communautés et qui implique l'attention, la confiance, la coopération, la reconnaissance aussi bien que l'enracinement. F. Fukuyama, récipiendaire d'un prix Nobel, a démontré que c'est par ces liens entre les personnes que se crée le capital social et que le capital social conditionne et précède le développement économique. Pourtant, ces éléments sont fréquemment perçus comme des choses extérieures et exclus des équations économiques. D'où l'à-propos d'insister sur l'importance du don et de la philia dans un monde où règne le langage et la weltanschauung du marché. Pour une saine économie, il faut des communautés saines.

Des deux propositions que j'avance, la première est soutenue par la connaissance basée sur des données évidentes, et la deuxième sur une connaissance tacite née d'expériences partagées. Aucune de ces approches épistémologiques n'est exclusivement valide. Toutes deux laissent place à de grandes erreurs que, bien sûr, je crois avoir évitées.

Entre le don et le marché et/ou l'État, le lien se noue autour de la notion de symétrie. Si le don est symétrique, il s'agit en général d'un échange commercial, libre de la contrainte des relations sociales. Si le don est asymétrique, il se situe plutôt dans la communauté et souvent dans l'État, expression institutionnelle de la communauté. Le secteur privé comme le secteur public peuvent donc jouer un rôle dans la philia.

L'expression collective de notre identité en tant que peuple s'affirme dans deux de nos principales formes d'institutions: le marché et l'État. Différents auteurs ont parlé de société juste, de société inclusive, de société décente. En fait, toute société de taille est placée devant ce défi: assurer la réciprocité, base de la confiance, et faire admettre le bien commun comme supérieur à l'intérêt personnel étroit des individus.

Qu'est-ce qui légitime la démocratie à nos yeux? Ce sont les mécanismes qui rendent le gouvernement responsable devant le peuple, et font ainsi de l'État le représentant de ce peuple, de son histoire, de ces intérêts et de ses valeurs.

Quant au secteur privé, sa responsabilité sociale se révèle régulièrement dans des confrontations avec les valeurs de la communauté. De plus en plus de compagnies prennent position dans toutes sortes de controverses: rémunération des cadres, gouvernance, travail des enfants, environnement, etc. Les raisons ne manquent pas: souci d'être un bon citoyen corporatif, optimisation des ressources, gestion de risques ou simple stratégie de marketing. De toute évidence, être une entreprise engagée donne un atout de plus sur le marché.
Le don peut être compris, quantifié et analysé de toutes sortes de manières. Ce qui est certain, c'est que tout système économique produit une concentration des richesses, mis à part ceux qui ne produisent aucun surplus. Dans chaque société, il a donc fallu élaborer une éthique de la redistribution doublée d'une institution. De nos jours, cette responsabilité est confiée à l'État. Or, enfermé dans un carcan institutionnel, le langage du don se perd. Les obligations et les droits légaux prennent la place de notions communautaires comme donner, recevoir et échanger.

Dans notre société, ce sont les collectivistes qui ont soutenu et démontré que la redistribution des richesses incombe à l'État. Ceci vient de ce qu'on admet que ceux qui sont plus avantagés par le système économique ont également le plus de responsabilités envers ceux qui, pour de multiples raisons, sont privés d'un niveau acceptable de soins, d'alimentation ou de sécurité.

Ce qui est inquiétant, c'est que nos institutions démocratiques soient si grugées par la corruption et le gaspillage qu'on ne perçoit plus de lien direct entre les taxes et le bien de la communauté, entre les fonds publics et la qualité de vie des plus vulnérables.
En tant que groupe de réflexion, Philia doit s'interroger sur sa manière de s'exprimer institutionnellement. Il lui faut s'engager dans un milieu qui lui permette de réaliser sa vision sur le plan structurel, notamment en alignant son action avec celle d'autres mouvements qui défendent des valeurs semblables.

Sur le marché et dans le secteur gouvernemental, on observe des modes d'action et de partage qui mettent en question l'étroite compréhension du don et de la philia en tant que relations interpersonnelles. De toute évidence, la philia et le don peuvent s'exprimer à travers des institutions. Le gouvernement le démontre, en assumant une responsabilité collective par-delà l'aumône et les dépendances du don. Les corporations le montrent aussi qui, par leurs choix ou quelquefois par leur structure coopérative elle-même, révèlent une saine filiation avec les aspirations de la communauté. Voilà les formes institutionnelles de l'attention à l'autre, du don. Il est donc temps pour Philia d'étendre sa réflexion au-delà des relations strictement interpersonnelles.

Le professeur Zamagni, de l'Université de Bologne, s'adressant récemment à des membres du mouvement d'intégration communautaire, a décrit l'émergence de l'État-providence comme l'alliance d'une fonction de redistribution des richesses à une fonction de prestation de services. Le développement d'un tel système coïncide avec les premières phases de l'industrialisation, période plongée dans un tel désordre économique que seule l'assistance sociale permettait de satisfaire les besoins primordiaux. Il s'agissait de besoins si élémentaires, la faim par exemple, qu'ils pouvaient être considérés comme universels. Or, lorsqu'il s'agit de combler des besoins universels, le bon sens et l'économie justifient un système de prestations sociales. Un homme affamé en vaut un autre et la même solution convient à chacun.

Selon M. Zamagni, il nous faut passer de ce système d'offre de prestations à une aide axée sur la demande. Gérée avec efficacité, une telle aide remettrait le pouvoir d'achat dans les mains du bénéficiaire. Autonome dans sa consommation, celui-ci pourrait accéder à des services plus satisfaisants. C'est ce que M. Zamagni nomme service relationnel. En effet, contrairement au modèle industriel, les relations entre personnes font toute la différence dans le cas de services idiosyncrasiques et personnalisés. Au contraire, dans les institutions (qui sont avant tout des lieux de travail), on n'accueille pas nécessairement les précieuses ressources que constituent la famille et les amis. Résultat: le lien de l'individu à la communauté ne s'engage pas sur la base de ses dons et de ses ressources, mais sur la base de sa déficience.

Il existe donc, pour le gouvernement et le secteur privé, une meilleure manière d'exprimer la philia. Et cette manière a d'énormes implications. Le modèle industriel de prestation des soins domine présentement, accompagné de lois, de contrats et d'un certain type de relation qui doivent être restructurés. Il reste donc un long chemin à parcourir.

Précisons qu'il ne s'agit pas d'encourager un système de bons de services. Ce mécanisme a souvent été suggéré par des individus ayant pour but de démanteler les institutions d'une société démocratique et inclusive. Le manque d'espace nous empêche de nous étendre sur ce sujet.

Tant dans les salles de classes que dans la communauté et la société, la restructuration que je propose aurait des conséquences pour les personnes handicapées. Dans les classes qui accueillent ces dernières, l'expérience montre déjà un plus haut niveau d'empathie, de meilleures performances académiques et une réduction des conflits. Voilà les résultats latents, le produit social, d'une action inspirée par la philia.

On a vu l'école rendre hommage à la citoyenneté. Bien sûr, il n'est pas question de droit de vote ou de fonctions électorales mais de la citoyenneté par laquelle l'individu contribue au bien-être de l'ensemble, rendant l'expérience collective plus riche, plus plaisante, plus mémorable et peut-être même plus noble. Cette notion de don personnel se situe au niveau de l'être et non au niveau du faire. Dans quelque secteur que ce soit, on honore souvent l'être moins que le faire, un déséquilibre que le groupe Philia contribue à atténuer.

Il y a une claire analogie entre l'être, en tant que forme de don, et la relation d'échange. Ce concept a une base analytique qu'on retrouve dans les grandes religions et qui exige une épistémologie différente. Vraisemblablement, l'origine linguistique du don se trouve dans le mot latin gratia, la grâce. Le don d'être est acceptation sans équivoque.

Selon moi, le don trouve son expression la plus élevée et la plus noble dans les formes inhérentes, dons d'être. On en trouve l'écho dans la valorisation de l'art pour l'art, c'est-à-dire la création et l'appréciation du beau sans que cet objectif ne soit assujetti à une valeur utilitaire. Nous vivons le don dans ce que nous sommes, comme un acte unique de création.
Selon un mode d'analyse spirituelle, il existe deux types de visions: l'une étroite et l'autre large. La vision étroite est orientée vers un objectif: par exemple mélanger l'eau, la farine, la levure et le sucre pour faire du pain. La vision large est celle qui nous mène à comprendre notre lien avec le Tout. La première manière de voir nous permet de vivre; la seconde est ce pour quoi nous vivons. Vivre et contempler, voilà ce que nous avons à faire. L'être et la présence au monde sont autant de manières de contempler.

Je veux conclure avec un exemple qui illustre bien les enjeux sociaux de la philia. Un réseau social est un don étroitement lié à la richesse et au pouvoir. À la base de notre culture se trouve déjà la rencontre du don avec la position sociale. On comprend que, dans les mouvements qui luttent pour l'intégration des personnes handicapées, les dons d'ouverture à l'autre et d'inclusion prennent une importance particulière.

En Grèce, des tessons d'argile (ostrakon) sur lesquelles on écrivait le nom d'une personne trop riche ou trop puissante devinrent un moyen d'isoler un individu. Privée de son réseau social, la personne ostracisée était coupée des bases sociales de la richesse. Là se trouve le fondement historique de ce qui est maintenant un obiter dictum (dicton) dans le mouvement d'intégration communautaire: le véritable handicap, c'est l'isolement. Cet exemple peut aussi servir d'appui aux études de l'institutionnalisation, en confirmant que la vulnérabilité d'une personne vient de l'absence de relations sociales.

Comme tout sacrement d'amour, la philia et le don possèdent « les signes extérieurs d'une grâce intérieure et spirituelle. » Dans un monde dominé par les valeurs d'échange et les lois du marché, chaque jour nous met devant le défi de passer de la vision à l'action. Nos visions et nos valeurs doivent s'exprimer dans nos institutions dominantes et contribuer ainsi à nous définir, à nos yeux et aux yeux des étrangers, comme un peuple civilisé.
Traduction Ariane Collin

Notes
1. Jacques T. Godbout, L'esprit du don, Éditions de la découverte, Paris, 1992, p. 10.
2. Ibid, p. 271.

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