Petit bêtisier des élites mondialisées - premier volet

Stéphane Stapinsky

Nous vivons à une époque qui a reculé à l’infini les limites de la décence. C’est surtout le cas, hélas, au sein des couches dirigeantes de nos sociétés, de ces fameuses « élites mondialisées » si bien nommées par le sociologue Zygmunt Baumann. Le sentiment, largement partagé au sein celles-ci, d’être les seules aux commandes du cours des choses, d’être sans partage les maîtres de ce monde, fait en sorte de « décomplexer » la parole, de délier les langues. Ainsi, sont entendus aujourd’hui, dans l’espace public et dans les médias, des propos qu’il aurait été impensable d’ouïr il y a seulement une vingtaine d’années. Parce qu’on gardait encore, à l’époque, le sens des convenances et un certain respect des limites.

Afin de ne pas perdre la mémoire, et pour illustrer jusqu’à quel niveau d’irresponsabilité et d’indécence ceux qui nous gouvernent – politiquement, économiquement, intellectuellement – peuvent parfois descendre, il nous paraît intéressant d’ouvrir un nouveau chantier visant à compiler certains de ces propos, certaines de ces initiatives qui, au cours de nos pérégrinations internautiques, nous auront fait dresser les cheveux sur la tête. Voici donc le premier volet de cette saga de nos maîtres bien-pensants…


L’essence de la démocratie européenne…

« Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » (Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne). -- http://www.politis.fr/juncker-dit-non-a-la-grece-et,29890.html

Cette phrase, en apparence si simple, recèle une vérité terrifiante. Et ses implications paraissent infinies. En vérité, l’actuel président de la Commission européenne ne fait que formuler la vérité de base de l’Union européenne. On savait déjà, depuis Maastricht et le référendum de 2005 sur le projet de constitution européenne, que la volonté démocratique des peuples souverains de l’Union avait un poids on ne peut plus relatif. Car en cas de rejet d’une proposition soumise au vote populaire par les dirigeants, il était tout à fait possible de présenter ultérieurement le même contenu, sous un emballage différent, et de le faire adopter par voie législative pour éviter un nouveau refus par la population. Ce fut notamment le cas après le rejet, en France et aux Pays-Bas, du projet de constitution en 2005, avec le traité de Lisbonne, au sujet duquel l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing affirme : « Ils sont partis du texte du traité constitutionnel, dont ils ont fait éclater les éléments, un par un, en les renvoyant, par voie d'amendements aux deux traités existants de Rome (1957) et de Maastricht (1992). (...) La conclusion vient d'elle-même à l'esprit. Dans le traité de Lisbonne, rédigé exclusivement à partir du projet de traité constitutionnel, les outils sont exactement les mêmes. Seul l'ordre a été changé dans la boîte à outils. La boîte, elle-même, a été redécorée, en utilisant un modèle ancien, qui comporte trois casiers dans lesquels il faut fouiller pour trouver ce que l'on cherche. »

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Non, rien de rien, je ne regrette rien…

Se tromper est humain. Persévérer dans l’erreur est, dit-on, diabolique. Sur la question libyenne, on ne saurait en tout cas taxer Bernard-Henri Lévy d’être une girouette… ni assurément un bon ange… Incapable du moindre exercice d’autocritique véritable, du moindre mea culpa, incapable de penser contre lui-même, «le petit télégraphiste de l’Empire», ainsi que l’a qualifié Jean-Pierre Chevènement, soutient mordicus qu’il a eu raison d’engager la France et les puissances occidentales à renverser le régime Kadhafi en 2011.

Déjà, en août de cette année-là, sur Europe 1, alors que la « rébellion » en Libye s’enlisait, que le chaos s’installait et que les islamistes commençaient à s’imposer, BHL avouait fièrement, au journaliste Thierry Guerrier, n’avoir « aucun regret ».

Dans une autre entrevue accordée le 4 août 2013 à Frédéric Gercshel du journal Le Parisien, BHL y allait de cette mise au point :

Q. Donc, rien à regretter dans cette guerre?
R. Rien, bien entendu! D’abord parce que les Libyens vivent infiniment mieux sous Zeidan que sous Kadhafi. Mais aussi parce que cette guerre a mis en œuvre un principe dont ma génération a rêvé : l’ingérence démocratique.

À l’été 2014, il publiait, dans son carnet hebdomadaire du magazine Le Point, un texte dont le titre n’appelle de notre part aucun éclaircissement : « Libye : non, bien sûr, je ne regrette rien ». Il n'y fait toujours preuve d’aucun repentir concernant son engagement libyen, car, pour lui, et l’on remarquera les délicates fleurs qu’il s’offre, « aucune violence ultérieure, aucune prophétie rétrospective ne disqualifiera jamais ce choix initial et sa noblesse ». Cet article évoquant la « noblesse » de ses actions est repris sur le site de La Règle du jeu, revue qu’il dirige et qui est chargée de la promotion et de la mise en valeur de ses idées et de ses interventions.

En septembre dernier, invité de Jean Pierre Elkabbach sur Europe 1, il affirme toujours être « totalement sans regrets » quant à l’intervention libyenne.

Et tout récemment, alors qu’il s’est tourné vers l’Ukraine comme nouveau champ d’opération et qu’il revêt maintenant la vareuse du général George Marshall, notre philosophe médiatique creuse à nouveau le même sillon, cette fois dans un entretien au Nouvel Économiste (10 mars 2015), avec sans doute l’espoir qu’un mensonge mille fois répété devienne une vérité : « Entendez-moi bien. Je ne suis pas de ceux qui pensent que c’était “mieux avant”. Et je ne regrette pas une seconde que la France, sous Sarkozy, ait pris le leadership d’une guerre qui a conduit à la chute d’une des pires dictatures de l’époque contemporaine. »


Mais qu’en est-il, en vérité, du bilan de l’intervention occidentale en Libye ? Il est très éloigné du tableau imaginaire que nous en livre BHL dans ses diverses interventions. Élie Arié, sur le site de Marianne, en dresse un d’une manière très éclairante. Au total, dit-il, « sans doute un des plus gros échecs politiques et diplomatiques de la France de tous les temps, dont l’Occident n’a pas fini de payer les conséquences pour de nombreuses années, et qui aurait dû, à lui seul, disqualifier définitivement Sarkozy pour tout retour en politique, et cantonner Botul-Henri Lévy aux seuls conseils pour le choix de chemises. »

L’ancien ministre de l’Intérieur et de la Défense français, Jean-Pierre Chevènement est, quant à lui, d’avis que l’intervention alliée a purement et simplement « détruit » le pays » : «La Libye avait beaucoup de défauts à l’époque de Mouammar Kadhafi mais la Libye exerçait un contrôle sur ses frontières. Nous avons détruit la Libye. Il faut le dire. La France, l’Angleterre, sous l’impulsion de M. Sarkozy et de M. Bernard-Henri Levy ont décidé qu’il fallait aller faire le ménage. On a violé la résolution des Nations Unies qui nous donnait le droit de protéger les populations de Benghazi, on est allé jusqu’au changement de régime. Résultat de l’ingérence, aujourd’hui c’est le désordre complet. »

Alors que j’écris ce texte, la Libye est toujours en proie au chaos islamiste. Elle demeure un état morcelé, sans véritable gouvernement. Les terroristes et les trafiquants de tout acabit y imposent leur loi. Les arsenaux de Kadhafi ont été depuis longtemps pillés et les armes qu’ils contenaient se sont retrouvées dans la nature, au Sahel et dans tous les foyers d’insurrection de la région. Durant les sept mois de l’intervention occidentale en Libye, on a comptabilisé 26 323 sorties aérienne, 9 658 raids de bombardement et 7 700 bombes et missiles tirés.

Et alors que cette offensive aérienne n’avait pas encore pris fin, le ministre libyen de la Santé par intérim, Naji Barakat, évaluait le nombre de morts, depuis le début des opérations, à 30 000 et celui des blessés à 50 000. Aujourd’hui, on parle généralement de 60 000 morts, ce qui n’inclut évidemment pas les pertes humaines liées au chaos installé dans le pays depuis 2011, car le compteur macabre continue à tourner...

En 1991, le sociologue Jean Baudrillard, un des observateurs les plus lucides de notre monde postmoderne, faisait paraître l’essai provocateur La guerre du Golfe n’a pas eu lieu. Pour lui, « Le drame réel, la guerre réelle, nous n’en avons plus ni le goût ni le besoin. Ce qu’il nous faut, c’est la saveur aphrodisiaque de la multiplication du faux, de l’hallucination de la violence, c’est que nous ayons de toute chose la jouissance hallucinogène, qui est aussi la jouissance, comme dans la drogue, de notre indifférence et de notre irresponsabilité, donc de notre véritable liberté. » C’est là, en somme, « la forme suprême de la démocratie. » Pour le grand démocrate qu’est Bernard-Henri Lévy, si insoucieux des conséquences de ses interventions, n’en doutons pas, la guerre en Libye n’a jamais eu lieu…

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George Osborne et l’évasion fiscale : je m’en lave les mains…

Le Royaume-Uni, avec sa très prospère City, et ses possessions outre-mer (Bermudes, Gibraltar, etc.) est, encore aujourd’hui, le principal paradis fiscal dans le monde. Depuis la prise du pouvoir, en 2011, par la coalition libérale-conservatrice dirigée par David Cameron, le pays aurait réussi ce que Margaret Thatcher n'a pas su faire, soit réduire la taille de l'État britannique à ce qu'elle était dans les années 1930. Au prix de sacrifices inouïs pour les classes moyennes et les citoyens les plus pauvres. Les inégalités, durant cette période, ont crû de manière dramatique, alors que le gouvernement britannique ménageait de toutes les façons les citoyens les plus fortunés du royaume (en abaissant notamment leur taux d’imposition) et les plus grandes entreprises.

Bien des observateurs dénoncent le laxisme des autorités britanniques en matière d’évasion fiscale, ce qui est dans l’ordre des choses, puisque, répétons-le, le Royaume-Unis EST un paradis fiscal. Cette complaisance, ce laxisme se sont notamment manifestés ces dernières semaines dans la foulée du scandale de la banque HSBC Suisse.

Le chancelier George Osborne, un ultra-libéral thatchérien, a tenu, après une semaine de silence, à préciser sa position sur cette affaire scabreuse : « Je ne crois pas qu’il serait justifié – et en fait quand on s’arrête pour y réfléchir, la plupart des gens penseront de même – je ne crois pas, donc, qu’il serait justifié que le chancelier de l’Échiquier initie des poursuites contre des individus et contre des entreprises bien précises. » (“I don’t think it would be right – and actually when you pause to think about it I think most people would agree – I don’t think it would be right for a chancellor of the exchequer to direct prosecutions against individuals or individual companies”.)

Osborne-Ponce Pilate s’en lave donc les mains, il se dégage de toute responsabilité en la matière. Grand bien lui fasse, mais les choses sont-elles si simples? Non, bien sûr. Le Département du Revenu et des Douanes (HM Revenue and Customs) est sous la responsabilité du chancelier de l’Échiquier. Ce département a été vivement critiqué récemment, pour le choix qu’il fait de mettre au premier plan de ses interventions la récupération de sommes d’argents auprès d’évadés fiscaux clients de la banque HSBC Suisse, plutôt que leur mise en accusation criminelle. Ainsi, sur près de 1000 personnes suspectées jusqu’ici de fraude fiscale dans cette affaire, une seule aurait été poursuivie.

Autre fait scandaleux, qui illustre bien les rapports incestueux entre le monde politique et un certain milieu financier corrompu, le gouvernement britannique a nommé en 2011, au poste de ministre du Commerce et de l’Investissement Lord Stephen Green, qui était président du conseil de la banque HSBC au moment où ces malversations fiscales se produisaient. Le fait que Lord Green soit également membre du clergé anglican laisse songeur…

Chris Leslie, membre du cabinet fantôme travailliste (il y est secrétaire en chef au Trésor), met en demeure le chef du gouvernement et le chancelier de l’Échiquier de clarifier les choses : « Pourquoi n’y a-t-il eu qu'une seule poursuite alors que les noms de 1 100 fraudeurs fiscaux ont été évoqués? Pourquoi George Osborne et David Cameron ont-ils nommé au cabinet Lord Green après que le gouvernement eût reçu les fichiers informatiques révélant cette fraude fiscale? Ont-ils discuté du rôle de la banque HSBC en matière d’évasion fiscale avec lui, ou ont-ils simplement fermé les yeux? Et pourquoi le Conseil du Trésor a-t-il conclu en 2012 un accord avec les autorités suisses qui fait en sorte d’empêcher le Royaume-Uni d'obtenir de semblables informations de nature fiscale à l'avenir? »

Ces questions, fort pertinentes, nous suggèrent que nous n’avons encore aperçu que la pointe de l’iceberg…




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