La poésie de Paul Valéry - II

Albert Thibaudet
La Jeune Parque demeure au centre et au massif de l'œuvre de Valéry. Mais la vue soutient difficilement cette lumière de poésie pure, cette lumière intense qui mérite si peu le nom de clarté diffuse. Les poèmes que Valéry écrivit pendant les cinq ans qui suivirent, et que réunit Charmes, reprennent à peu près tous les motifs de la Jeune Parque, mais la lumière y est tamisée, retenue par assez de vapeur d'eau pour que le regard la supporte, la voie dorer de beaux nuages, et reconnaisse, dans ces nuages, des teintes et un jeu poétique un peu plus coutumiers.

Au milieu du recueil, le Fragment du Narcisse établit la liaison de Charmes avec l'Album de Vers anciens. Le vieux thème symboliste reparaît. Le titre de Fragment indique que Valéry a rêvé un long poème de Narcisse qui ferait pendant à la Jeune Parque, un monologue métaphysique, et non seulement un monologue, mais une «monologie», je veux dire le poème du Seul, comme Stirner a écrit le livre de l'Unique.

Valéry a parlé, dans son Introduction à la méthode de Léonard, «du problème le plus étrange que l'on puisse jamais se proposer, et que nous proposent nos semblables, et qui consiste simplement dans la possibilité des autres intelligences, dans la pluralité du singulier; dans la cœxistence contradictoire de durées indépendantes entre elles, — tot capita, tot tempora — problème comparable au problème physique de la relativité, mais incomparablement plus difficile». L'ayant posé, on ne saurait le résoudre, mais on peut si on est poète le sentir, et, sinon le faire sentir, du moins construire un poème qui conserve et perpétue quelques traits nés de ce sentiment.

Dans le Fragment du Narcisse, le poète élimine cette existence de l'Autre, cette multiplicité de durée. Pour résoudre son «problème de rendement», il réalise l'hyperbole de la solitude, son épure, non géométrique, mais poétique. De même que dans l'énoncé d'un théorème ne doit entrer nul élément empirique, ainsi la fontaine où Narcisse se mire ressemble à une étude au tableau noir où ne figurera nul élément qui supposerait autrui.
    Nymphes! si vous m'aimez il faut toujours dormir!
    La moindre âme dans l'air vous fait toutes frémir;
    Même, dans sa faiblesse aux ombres échappée,
    Si la feuille éperdue effleure la napée,
    Elle suffit à rompre un univers dormant…
    Votre sommeil importe à mon enchantement,
    Il craint jusqu'au frisson d'une plume qui plonge.

La Jeune Parque commençait par des vers qui semblent indivis entre Narcisse et elle:
    Qui pleure
    Si proche de moi-même au moment de pleurer?

Et Narcisse:
    Je suis seul, si les Dieux, les échos et les ondes
    Et si tant de soupirs permettent qu'on le soit!
    Seul!... Mais encor celui qui s'approche de soi
    Quand il s'approche aux bords que bénit ce feuillage.

Toute la poésie de Valéry consiste à s'approcher de soi, à s'en approcher paradoxalement et sans jamais oblitérer en lui l'étonnement d'exister. Devant lui il voit non des choses, non des hommes, mais un double. Cette existence des autres hommes, qui lui paraît inexplicable, tranchant le nœud gordien il la supprime. La Jeune Parque ne comportait qu'un être, en lequel tout le drame du monde se jouait. Narcisse paraît en comporter deux: lui et son reflet. Mais cette dualité suffit pour que Narcisse, comme la Jeune Parque, se pose un problème d'existence: lequel existe, son corps ou son âme, lui ou son double? Ses yeux ont puisé dans la fontaine
    Les yeux mêmes et noirs de leur âme étonnée.

Ce qui ne signifie pas, évidemment, que l'adolescent Narcisse a les yeux noirs, mais bien que ces yeux qui le révèlent à lui sont un écrou quelque part, un arrêt et une absence locale de l'universelle lumière. Cette méditation sur son existence, cette pensée qui se prend elle-même pour objet poétique, elle suffit à Valéry. Le Mallarmé d'Hérodiade et de la Prose pour des Esseintes s’était arrêté au fait critique, comme matière de la poésie; Valéry s'arrête au fait personnel qui lui paraît consubstantiel au fait de l'univers. Les après-midi du faune sont devenus métaphysiques.
    J'y trouve un tel trésor d'impuissance et d'orgueil
    Que nulle vierge enfant échappée au satyre,
    Nulle! aux fuites habiles, aux chutes sans émoi,
    Nulle des nymphes, nulle amie, ne m'attire
    Comme tu fais sur l'onde, inépuisable Moi.

Nulle des nymphes en effet ne figure dans sa poésie. Sauf peut-être les onze vers de la Fausse Morte, il n'y a pas dans son œuvre de vers d'amour. Et ce sont moins encore de précieux vers que des vers précieux. Seul lui paraît digne du poème l'émoi poétique ou métaphysique. Ce qui tient dans ses deux recueils la place de l'amour, ce sont deux Dormeuses. La Jeune Parque elle aussi figure dans une partie du poème une Dormeuse. Un beau corps ensommeillé semble au poète un pur contact avec l'être, avec le courant de la vie profonde, avec la réalité «désintéressée». Le corps d'Anne pouvait tomber dans des bras amoureux, mais voici qu'il est tombé dans le sommeil, et le poète équilibre, compare les deux possibles, en faisant pencher la balance sous la plénitude et la perfection du second.
    Au hasard! à jamais dans le sommeil sans hommes,
    Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,
    Elle laisse rouler les grappes et les pommes
    Puissantes, qui pendaient aux treilles d'ossements,

    Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,
    Et dont le nombre d'or de riches mouvements
    Invoquait la vigueur et les gestes étranges
    Que pour tuer l'amour inventent les amants.

Ces deux stances baudelairiennes réalisent les deux possibles, le corps endormi, soustrait aux hommes comme celui de Narcisse et de la jeune Parque, — le corps éveillé dans les gestes qui morcellent et tuent l'intégrité de l'amour. Valéry a repris le thème de la Dormeuse dans un des sonnets de Charmes, qui est un des plus splendides et des plus pleins de notre poésie. Les hommes de 1650 s'enchantaient de la Belle Matineuse. Ceux de 1923 doivent savoir par cœur la Belle Dormeuse. Il faut se le réciter après le sonnet de Ronsard:
    Mignonne, levez-vous! vous êtes paresseuse...

Ici le poète souhaite que la dormeuse demeure dans son absolu, dans cette réalité double, ou dédoublée, du sommeil qui déverse de deux côtés, en deux perfections, le corps et l'âme
    Et glisse entre les deux le fer qui coupe un fruit,

comme la nuit entre Narcisse et son ombre. Le sommeil et la veille sont les deux côtés de l'être: l'être qui est et l'être qui agit. «L'âme absente occupée aux enfers» a cessé d'agir, de s'intéresser, elle n'est plus qu'être. Toute la dormeuse est-elle versée du côté de l'être? Non — quelque chose veille, — la forme de son corps, et, si ses yeux sont fermés, des yeux restent ouverts sur cette forme. «Ta forme veille et mes yeux sont ouverts.» La forme, superficie, pellicule, coupe sur une profondeur, comme dans le Cimetière Marin, partie de l'être qui vit sous la lumière et pour l'action, — ici ramenée à son Idée en des yeux de poète. Les vers d'amour de la Fausse Morte prendraient peut-être place au-dessous de cette Dormeuse. Valéry n'a loué l'amour que sous les formes du sommeil et de la mort: c'est le rendre à un jeu de lignes, de masse et de pure beauté qui s'accorde à ce rêve d'Intérieur.
    Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
    Change l'eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
    Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs;
    Elle met une femme au milieu de ces murs
    Qui dans ma rêverie errant avec décence,
    Passe entre mes regards sans briser leur absence,
    Comme passe le verre au travers du soleil,
    Et de la raison pure épargne l'appareil.

Intérieur, évidemment, de métaphysicien. On pourrait appeler les poèmes de Charmes Poèmes pour les Métaphysiciens, si poésie et métaphysique n'impliquaient, au-dessus de la conscience vague et incommunicable qui leur est commune, deux techniques si différentes qu'elles ne sont jamais réunies dans le même esprit ou plutôt dans le même corps. Il n'en est pas moins vrai que nous reconnaissons, dans les thèmes que Valéry traite poétiquement, des problèmes qui, sur un autre registre, et à un autre point de vue, seraient traités métaphysiquement. Et l'on peut ici concevoir la critique comme une sorte de philologie comparée, qui établit les racines et les mouvements communs de deux langues ou de deux techniques, dont chacune comporte son développement autonome et a des chances d'être mal parlée par qui en mélangerait l'emploi.

Chacun des grands poèmes de Valéry ressemble, comme la Jeune Parque, à un hiéroglyphe, condense un regard interrogateur sur un mystère métaphysique.

Le Serpent reproduit en partie, sous forme d'ode, les thèmes mêmes de la Jeune Parque.
    Comme las de son pur spectacle
    Dieu lui-même a rompu l'obstacle
    De sa parfaite éternité,

Éternité semblable à ce Moi de plénitude, à cet Être idéal d'où la Parque, sous la morsure du même serpent, a glissé dans la vie. Un Être d'ailleurs qui, par rapport à notre monde d'individus, peut aussi bien être dit un Non-Être, dans la pureté duquel l'univers n'apparaît que comme un défaut. C'est ce défaut que nous prenons pour l'être. Illusion subtile, mensonge utile, dont le serpent s'est fait l'instrument. Ce serpent dans le poème de Valéry il parle comme le démon à Éloa, avec cette différence qu'il ne fait pas appel aux puissances d'âme et d'amour, mais à la chair, à la chair qui se connaît, se goûte et construit.
    Je vais, je viens, je glisse, plonge,
    Je disparais dans un cœur pur.
    Fut-il jamais de sein si dur
    Qu'on n'y puisse loger un songe?
    Qui que tu sois, ne suis-je point
    Cette complaisance qui poind
    Dans ton âme lorsqu'elle s'aime?
    Je suis au fond de sa faveur
    Cette inimitable saveur
    Que tu ne trouves qu'à toi-même!

Autour d'Ève mère des hommes comme autour de la Parque figure de l'Être, il tisse son réseau d'illusion.
    Que sous une charge de soie,
    Tremble la peau de cette proie,
    Accoutumée au seul azur!

Ces fils subtils, c'est l'instant, le mouvement, l'ivresse de ce qui n'est pas éternel, de ce que jamais on ne verra deux fois.
    N'écoute l'être vieil et pur
    Qui maudit la morsure brève!
    Que si ta bouche fait un rêve,
    Cette soif qui songe à la sève,
    Ce délice à demi futur,
    C'est l'éternité fondante, Ève!

L'éternité qui fond dans le néant pour laisser sur son passage la trace aiguë, d'un moment. Mais ce néant comme dans la Jeune Parque prend une figure positive par le désir, et la conscience devient de l'Être. L'arbre de la connaissance, dans lequel le Serpent est lové, est aussi, est plutôt l'arbre de la Vie. L'Être se refait, ou se fait, à travers la chute et le mouvement, par la construction.
    Cette soif qui le fit géant,

dit le Serpent à l'arbre,
    Jusqu'à l'Être exalte l'étrange
    Toute-Puissance du Néant.

La poésie de Valéry ne fait que rendre en lumière vive et en carmina (Charmes) cette racine double de sa méditation (antinomie si l'on veut, mais nous pouvons négliger ce cadre abstrait de l'opposition logique). D'un côté un sentiment, aigu jusqu'à l'hallucination, de la fluidité du monde intérieur, de la fragilité des catégories, de la dissolution de l'être en mouvement et du mouvement en néant. De l'autre l'idée de la construction, la conscience de la création technique, architecturale, poétique. L'homme (et l'homme c'est le monde) lui paraît un prodigieux non-être en tant qu'il se connaît, mais un être cil tant qu'il construit, qu'il construit de l'être, réfléchissant ainsi sur lui, en un être qui lui devient propre, l'être de sa construction. Le seul poème de l'Album de Vers anciens qu'il ait reproduit dans Charmes, c'est une Sémiramis, d'une belle allure parnassienne, en qui s'exalte précisément cette idée de la construction. On pourrait faire de Sémiramis la suite et l'antithèse des deux Dormeuses. N'éveille pas pour l'amour, dit-il à Anne, ce corps dont le repos contient, pour un regard, toutes les idées pures de l'amour, ni cette âme qui, occupée aux enfers, y communique avec l'être du monde et vit avec les Mères; demeure endormie comme la Nuit de Michel-Ange; que tes fruits roulent, diamants, pour le monde minéral, éternel, où règne l'Hérodiade mallarméenne! Mais quand l'Aurore t'appelle à la belle architecture, aux chantiers de l'art, de la page ou de l'homme, quand tu te nommes Sémiramis, éveille-toi!
    Existe! Sois enfin toi-même, dit l'Aurore.
    O grande âme, il est temps que tu formes un corps!
    Hâte-toi de choisir un jour digne d'éclore,
    Parmi tant d'autres feux tes immortels trésors!

    Remonte aux vrais regards! Tire-toi de tes ombres,
    Et comme du nageur, dans le bleu de la mer
    Le talon tout-puissant l'expulse des eaux sombres,
    Toi frappe au fond de l'âme...

Et, dans la bouche de Sémiramis, c'est déjà une épreuve extérieure et sonore du dialogue d'Eupalinos.
    Qu'ils flattent mon désir de temples implacables,
    Les sons aigus de scie et de cris des oiseaux,
    Et ces gémissements de marbres et de câbles
    Qui peuplent l'air vivant de structure et d'oiseaux!

Comme Sémiramis équilibre les Dormeuses, Palme, sur le registre opposé, équilibrerait l'Ébauche d'un Serpent. Palme, sur lequel se terminent Charmes, fait sur la page, comme en son ordre l'architecture du Cantique des Colonnes, une ascension souple, aisée, musicale, fluide en l'or du rythme ainsi qu'en la lumière du désert, une représentation visuelle d'une palme parfaite qui croît, et qui nous mène au plus pur d'un fruit, au plus fin du plaisir poétique. Dans les stances Au Platane, Valéry demandait au monde végétal le symbole de l'être, de la nature, qui échappe non seulement à la prise de l'esprit, mais à la prise poétique. Le poète peut bien l'envelopper de loin dans un réseau de mots et de rythmes qui l'imitent vaguement, il ne saurait approcher de son cœur. La communauté végétale refuse d'épouser cette apparence de corps individuel, qu'à l'imitation de la cuisse du cheval — même du cheval ailé — et d'une chair solide d'athlète, l'imagination du poète fait contracter à son tronc substantiel et dur. Ce fils de la nature se refuse à nos coupes techniques.
    Non, dit l'Arbre. Il dit: Non! par l'étincellement
      De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement,
    Comme elle fait une herbe!

Dans l'ode d'Amour, qui fait suite au Platane, le poète se fond avec une facilité heureuse dans le mouvement de la nature pour l'incorporer au mouvement de sa parole. On dirait le reflux du Platane.
    Toute feuille me présente
    Une source complaisante
    Où je bois ce frêle bruit...
    Tout m'est pulpe, tout amande,
    Tout calice me demande
    Que j'attende pour son fruit.

La stance de vers de sept syllabes, plus aérée et plus liquide que la stance d'octosyllabes, et qui paraît l'ordre ionique de l'ode, est choisie par Valéry pour épouser ces états de fluidité et de candide lumière où la poésie, comme une main comblée, épouse les courbes dociles et consentantes de la nature. C'est elle qu'il reprend dans Palme, où éclatent triomphalement, comme en une fin de symphonie, les thèmes essayés dans Aurore.

Du Platane, qui commence à peu près Charmes, à Palme, qui les termine, on imagine que la nature végétale (prise pour figure de toute la nature) a été comme filtrée par l'épaisseur des poèmes. Là-bas mystère sourcilleux et rebelle, ici réalité ameublie, humanisée par le travail poétique. Dans Palme prend conscience de lui le monde construit par le poète, œuvre de sa technique propre, ou plutôt équilibre parfait entre la vie et la technique.
    Pour autant qu'elle se plie
    A l'abondance de ses biens,
    Sa figure est accomplie,
    Ses fruits lourds sont ses biens.
    Admire comme elle vibre,
    Et, comme une lente fibre
    Qui divise le moment,
    Départage sans mystère
    L'attirance de la terre
    Et le poids du firmament.

La durée, d'abord scandale de la vie, ne fait maintenant plus qu'un avec la vie, et la poésie, dans sa chair serrée et sa technique exacte, ne fait qu'un avec la durée et en même temps qu'elle équilibre le Platane, Palme équilibre le Serpent. L'arbre de la connaissance autour duquel était enroulé le Serpent, néant en face de l'être, mais néant industrieux, technique, finissait par exalter jusqu'à l'être la toute-puissance du néant. Voici dans Palme cet être formé, réussi, purifié de ce néant, l'effort converti en possession, et le hasard qui, par le tournant ambigu et délicieux de la poésie, est devenu chance.
    Patience, patience,
    Patience dans l'azur!
    Chaque atome de silence
    Est la chance d'un fruit mûr!
    Viendra l'heureuse surprise,
    Une colombe, la brise,
    L'ébranlement le plus doux,
    Feront tomber cette pluie
    Où l'on se jette à genoux!...

Même thème dans la Pythie, même passage. On pourrait y voir une figure de l'enthousiasme poétique, et ce serait partiellement vrai, mais elle dépasse le poétique, et l'ode prend comme la Jeune Parque une figure de vie cosmique. Origines heureuses, sacrées, et, avant le monde de l'individu, monde de l'indivision, — la Pythie évoque de sa mémoire le même univers, inconscient et heureux, que suscitait la Jeune Parque, et qui pour elle n'existe plus, depuis que ce corps, jadis uni radieusement à la matière, c'est-à-dire, Narcisse satisfait, à lui-même, est occupé et exercé par une âme étrangère.
    Le temple se change dans l'antre,
    Et l'ouragan des songes entre
    Au même ciel qui fut si beau.
    Il faut gémir, il faut atteindre
    Je ne sais quel espace, et ceindre
    Ma chevelure d'un lambeau!

Mais les dernières stances reproduisent les derniers mouvements de la Jeune Parque. L'âme vient habiter et agiter le corps qui la repoussait douloureusement. Une cime de volupté, une toison d'or, s'arrache de ces profondeurs grondantes, et ce qui en jaillit, dans un corps assoupli et docile de rythme, c'est le «Saint Langage», — le Poème.

La Pythie nous rappelle par son dessin, son symbole, et les fureurs de son mouvement, les grandes odes romantiques où Lamartine et Victor Hugo ont pris pour sujet l'inspiration poétique, l'ont symbolisé, le premier dans Ganymède enlevé aux cieux, le second dans Mazeppa, attaché sur un cheval sauvage, et qui, à la fin de sa course effroyable, se relève roi. Mais précisément nous saisissons ici la différence entre la poésie de Valéry et la poésie romantique. Dans l'ode romantique que veut exprimer le poète? Lui-même. Il faut que le lecteur croie le poète, comme l'enfant par l'aigle ou l'homme par le cheval, emporté par un mouvement dont il n'est pas maître, par une âme étrangère qui «.l'exerce». Cette image de lui-même, de son «inspiration» est-elle vraie? Évidemment non. L'inspiration lyrique se produit, se manifeste et travaille tout autrement. Ganymède et Mazeppa sont des allégories, et rien de plus convenu, par soi-même, que l'allégorie. Si l'Enthousiasme et surtout Mazeppa restent de belles pièces, l'allégorie n'y est pour rien, mais bien les tableaux et le mouvement eux-mêmes, en dehors de toute interprétation tendancieuse. Quant à la figure de lui, que le poète voudrait imposer au lecteur, diffère-t-elle beaucoup de celle qui depuis trois siècles couvre d'un ridicule mérite l'auteur de l'ode sur la prise de Namur.
    Quelle docte et sainte ivresse
    Aujourd'hui me fait la loi?

Boileau pindarisant, c'est la Pythie en bonnet de nuit, et si les romantiques ont remplacé sur leur chef la mèche par un panache, le panache ne mous fait aujourd'hui pas plus d'illusion que la mèche. Mais l'erreur la plus énorme qu'on pourrait commettre sur Valéry, ce serait de prendre la Pythie pour une figure de son inspiration poétique et de voir sa poésie sur un trépied. Il a résolu le problème de l'inspiration d'une façon fort modeste: il y voit simplement de la chance, une chance constante qui se substitue d'une part à la nécessité logique des mots et d'autre part au hasard de leurs ressemblances sonores. Il n'y a pas de quoi se présenter aux populations, comme Boileau, Lamartine et Hugo, assis sur un trépied et rempli par l'esprit divin- Mais qu'il le dit quelque part, dans le problème de rendement qui .se pose au poète, à l'heureux possesseur, d'une technique, n'entre pour lui en aucune façon un gentiment personnel à exprimer et à faire partager.

Le thème de la Pythie concerne un objet et non pas un sujet. Cet objet pourrait être la poésie, considérée en elle-même et non dans le sentiment qu'en a le poète, mais en réalité il ne l'est pas, ou il ne l'est que de façon accessoire. Le thème dépasse le poétique et se lie au cosmique, comme dons la Jeune Parque. J'ai déjà rappelé à cette occasion le Satyre de Victor Hugo, où il n'y a pas allégorie, mais, comme chez Valéry, symbole, et où, sans que le poète songe à nous communiquer une idée, un sentiment de sa création poétique, la création poétique est néanmoins incorporée, elle aussi, à la symphonie, fait sa partie dans la marche à la création et dans le mouvement cosmique du poème.

On sentira, sur un autre registre, la différence entre Valéry et les romantiques, en s'attachant au Cimetière marin, qui est en passe de devenir le plus célèbre de ses poèmes. Les cimetières ont donné au pessimisme romantique ses lieux d'élection. Gautier, Hugo, Baudelaire ont développé avec puissance ou fait jaillir avec déchirement, dans leurs poèmes de cimetière, l'angoisse ou l'ironie macabre. Ici la méditation sur un cimetière au bord de la mer implique bien tout l'appareil obligatoire, technique, de telles méditations, la présence, même l'hallucination du cadavre ou de squelette, et tels vers précis à la Villon ou à la Baudelaire. Mais, comme les morts eux-mêmes, fondus «dans une absence épaisse» et rentrés dans le jeu, la méditation est une méditation rentrée dans l'être, commensurable à l'être impersonnel, une méditation métaphysique.

Mer et cimetière sont pris dans une essence commune, cimetière marin et mer cimetière de l'être. Mais cimetière senti, éprouvé, réalisé de l'intérieur, «toit tranquille» du premier et du dernier vers. Et l'homme, lui aussi, ne voit de son être qu'une seule pellicule superficielle comme celle de la mer, un toit.
    Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
    Tant de sommeil sous un voile de flamme,
    O mon silence! Édifice dans l'âme,
    Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

Cimetière, force paisible des morts confondus qui rentrent dans le jeu universel; mer, corps vivant qui est là et qui s'interroge; tous trois passent sous le dénominateur commun de cette métaphore: le toit. Lieu parfait pour penser la substance, pour se penser dans la substance par delà ces écorces, ces toits. La rumeur de la mer se tient ici comme la gardienne du silence intérieur et de la méditation sur l'être.
    Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
    Quand, solitaire au sourire de pâtre,
    Je pais longtemps, moutons mystérieux,
    Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
    Éloignes-en les prudentes colombes,
    Les songes vains, les anges curieux!

Que la méditation demeure obstinément fixée sur l'essence, retirée, absorbée, par delà les toits, dans la profondeur, au foyer, à la citerne.
    O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
    Auprès d'un cœur, aux sources du poème,
    Entre le vide et l'événement pur,
    J'attends l'écho de ma grandeur interne,
    Amère, sombre et sonore citerne,
    Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!

Qu'est-ce que je trouve en moi, qui m'oppose vivant à cette mort universelle, pleine, douce, calme, à ces réalités poreuses de la lumière, du grand midi étalé sur ma tête, de la mer massive et du cimetière où l'être reprend son niveau, — à ces deux moitiés du monde qui se coupent en moi, l'épaisseur de lumière en haut et l'épaisseur d'ombre en bas? Je trouve ceci, le changement, ce que Valéry allégorise ailleurs par la morsure du serpent. Je suis l'être qui change. C'est ce qui me permet d'appeler l'absolu une absence, d'en faire un non-être. Car l'être pris en soi serait, comme pour l'Éléate, ce qui ne change pas, ou ce qui ne change plus. Et cet être immuable je l'élimine, je le déclasse par ma seule présence, puisque je suis ce qui change, puisque, quand je ne changerai plus, quand je serai rendu à l'A = A de l'identité, rentré dans le jeu de ces tombes et de cette mer, je ne serai plus. L'immortalité, quand nous la concevons comme une possession définitive et comme la permanence d'un état, nous lui donnons exactement la même figure qu'à la mort. Être et non-être sont dès lors des termes trop simples, et artificiels. Il s'agit ici de partis: le parti de l'identité et le parti du changement, le parti de l'univers et le parti de moi-même, de ma vie. Nous reconnaissons toujours les thèmes de la Jeune Parque:
    Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
    Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
    Sont le défaut de ton grand diamant!
    Mais dans leur nuit, toute lourde de marbres,
    Un peuple vague aux racines des arbres
    A déjà pris ton parti lentement.

Le ver rongeur de la transformation, dont nous faisons le symbole de la mort et du tombeau, bien plutôt il est celui de la vie. Il vit dans notre vie et non dans notre mort; il se confond avec notre conscience, avec la conscience de notre changement, avec le changement de notre conscience.

Cette méditation métaphysique du Cimetière marin ressemble donc à une méditation bergsonienne, et on l'imaginerait volontiers épanouie en marge de la Perception du changement. Mais cet élément métaphysique, c'est moi, c'est le critique, qui l'introduis, ou plutôt qui l'accouche, qui ramène, par un jeu de dissociation et de désarticulation, le concret à l'abstrait, et qui obéis à cette inévitable nécessité du métier: attendre, comme Faguet, le poète au coin d'un bois pour lui demander ses «idées». Si Valéry bergsonise, c'est un peu comme les poètes du XVIIe siècle auraient, selon Nisard, cartésianisé: sans s'en douter. Valéry demeure ici sur le registre poétique. Mais lorsque moi, critique, je traduis ce registre poétique en un registre métaphysique, Valéry doit être le dernier à m'en blâmer, et quelque chose en lui y consent, même m'y sollicite, m'amène à écrire aujourd'hui sur lui plutôt que sur dix sujets qui se proposent à ma plume. Le Valéry poète est déposé sur un chemin par un Valéry d'amplitude plus vaste et d'un mouvement qui va ou qui irait plus loin, ce Valéry qui rêve, après Descartes et Leibniz, d'une caractéristique universelle, d'un langage commun ou d'une algèbre qualitative valable pour toutes les disciplines, «l'algèbre et la géométrie, dit-il, sur le modèle desquelles je m'assure que l'avenir saura construire un langage pour l'intellect». Or on imagine volontiers des racines communes à la poésie et à la métaphysique, comme Parménide ou Platon en avaient eu l'intuition, et ces racines nul blanc n'est pour nous plus commode à les rêver que celui où sont posées les stances du Cimetière marin.

Les dernières de ces stances nous y invitent presque formellement:
    Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Élée!
    M'as-tu percé de cette flèche ailée,
    Qui vibre, vole et qui ne vole pas!
    Le son m'emporte et la flèche me tue!
    Oh! le soleil!... Quelle ombre de tortue
    Pour l'Âme, Achille immobile à grands pas!

Quand je dis et que je pense: «Je suis un être qui change!» je rencontre l'Éléate qui fait du changement et du mouvement un non-être, — ces arguments de Zénon derrière lesquels on aperçoit, comme derrière un drapeau -permanent, tous les bataillons de la métaphysique et des métaphysiciens. La flèche me tue, dit Valéry comme M. Bergson. L'argument de la flèche me nie, nie la vie en niant le changement. Le son de la flèche vibrante «m'enfante» parce que mon être, et surtout mon être de poète, consiste à épouser cette vibration mystérieuse, ce mouvement, ce principe de ce qui se meut et qui change, c'est-à-dire l'âme. La matière, le cimetière marin, la lumière massive et substantielle (comme celle de la Jeune Parque), — et tout le parti du stable — ils nient l'être, ils font l'être quand nous les pensons, immobile et contradictoire, comme la tortue éléate nie le progrès d'Achille, lui défend de rattraper son avance, et déclare dialectiquement immobiles les pas de ses pieds légers. Mais cette dialectique de Zénon, évoquée par le Cimetière marin, ne fait qu'un tremplin sur lequel rebondit plus agile le parti du changement, le parti pour le changement, — c'est-à-dire l'Âme. Les trois dernières stances reproduisent les images mêmes et tout l'être poétique des trois dernières pages de la Jeune Parque, sonnent une vraie «marche» bergsonienne.
    Non! Non!... Debout! Dans l'ère successive!
    Briser, mon corps, cette forme pensive!
    Buvez, mon sein, la naissance du vent!
    Une fraîcheur, de la mer exhalée,
    Me rend mon âme... O puissance salée,
    Courons à l'onde en rejaillir vivant!

Comme on voit, Valéry a refait plusieurs fois, avec des systèmes d'images poétiques et un souffle poétique différent, le même poème. C'est peut-être la raison pour laquelle il lui semble avoir dit à peu près tout ce qu'il avait à dire en vers. Quoi qu'il en soit des découvertes futures et du renouvellement qui pourra jaillir, à tel moment, en lui, n'oublions pas qu'un poète peut fort bien se contenter d'un sujet, ou de quelques sujets, indéfiniment variés par des richesses d'expression que Valéry possède mieux que personne. D'ailleurs il sait, comme Mallarmé, doter d'une radiation infinie la substance imperceptible d'un petit poème presque sans sujet. Souvenez-vous de ce simple Toast de Mallarmé, à un banquet de poètes, toast qui, presque sans mots, plante son drapeau sur tant d'espace.
    Une ivresse belle m'engage
    A porter debout ce salut,
    Solitude, récif, étoile,
    A n'importe ce qui valut
    Le blanc souci de notre voile.

L'Abeille, la Ceinture, les Grenades, le Sylphe, le Rameur, ressemblent à ces points lumineux, — solitudes, récifs, étoiles, — ils réalisent ce qu'il y a peut-être dans l'art de plus paradoxalement difficile, de plus contradictoire dans les termes et que j'appellerais la perfection ouverte. L'idée de perfection implique des limites, un contour arrêté, et tout ces que le labeur incorporait de fini aux Émaux et Camées de Gautier et aux Trophées de Heredia, murs aux pierres bien taillées, somptueux tombeau. Ces petits poèmes de Valéry, eux, n'ont pas de murs. Ce ne sont pas des tombeaux, ce sont des kiosques, auxquels leurs colonnettes ne font qu'un minimum de support, et qui n'admettent d'autres bornes que des lignes vivantes d'horizon et de mers, — kiosque d'où le poète,
    Que la vitre soit l'art, soit la mysticité,

lance non la coupe orfévrée, mais un peu du vin d'Omar Kheyyâm.
    J'ai quelque jour, dans l'Océan,
    (Mais je ne sais plus sous quels cieux)
    Jeté, comme offrande au néant,
    Tout un peu de vin précieux...

    Qui voulut ta perte, ô liqueur?
    J'obéis peut-être au devin?
    Peut-être au souci de mon cœur,
    Songeant au sang, versant le vin?

    Sa transparence accoutumée
    Après une rose fumée
    Reprit aussi pure la mer....

    Perdu ce vin, ivres ces ondes!...
    J'ai vu bondir dans l'air amer
    Les figures les plus profondes...

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