Analyse et critique de l'idéologie naturiste

Jean Stafford
« Bien avant la publication de la Némésis médicale d'Ivan Illich, la médecine traditionnelle était déjà vivement contestée au Québec. Les naturopathes furent les premiers à mener une campagne systématique contre l'usage abusif des produits pharmaceutiques, l'insertion d'éléments chimiques dans l'alimentation, l'abus chirurgical, et à prôner une médecine préventive, des aliments naturels, etc. "Pendant que l'industrie empoisonne la nature, la médecine empoisonne le corps",1 affirment-ils avec insistance.

    Les naturopathes ont sans doute rendu des services inestimables et beaucoup de leurs méthodes thérapeutiques mériteraient d'être généralisées. Nous ne voulons pas, ici, discuter de la valeur scientifique de la naturopathie, mais de l'utilisation idéologique qui en est faite. A notre avis, les conceptions idéologiques propres au Mouvement du Naturisme Social nuisent considérablement à l'acceptation des idées les plus valables des naturopathes. Nous nous proposons d'étudier surtout deux aspect : leur définition rigide et dépassée de la Nature et les implications sociales qui découlent de cette définition.

    L'idéologie naturiste véhicule une conception étriquée et autoritaire de la société. La société postindustrielle est extrêmement complexe et il est nécessaire, si l'on veut lutter contre ses excès les plus évidents, de bien connaître les éléments qui la composent et la syntaxe de leurs relation. Si on veut lutter efficacement contre "l'expropriation de la santé", il faut développer une stratégie basée sur une connaissance exacte de ce que sont les sociétés postindustriel. les. L'idéologie naturiste, comme nous le verrons plus loin, fait tout le contraire: elle projette une image rétrograde (par rapport au niveau de connaissance atteint par les sciences sociales contemporaines) des rapports entre l'homme et la nature et une vision extrêmement simpliste des structures sociales.


    Les idéologies dans la société postindustrielle

    L'idéologie est l'un des secteurs les plus importants de l'analyse sociologique; à ce titre, elle suscite des débats passionnés et une littérature très abondante. Pour nous limiter à une définition, celle de Jean Baechier, nous appellerons idéologie:

    Toute proposition ou tout ensemble de propositions, plus ou moins cohérentes et systématisées, permettant de porter des jugements de valeurs sur un ordre social (ou secteur quelconque de l'ordre social), de guider l'action et de définir les amis et les ennemis.2

    Dans cette perspective, on peut dire que la sociologie de l'idéologie suppose: 1. un objet réel qui est un ensemble de propositions et de représentations; 2. que cet objet possède un contenu manifeste identifiable; 3. qu'il a aussi un contenu implicite qui est analysable; 4. qu'il dépasse enfin la dimension psychologique: la situation de l'acteur (elle doit avoir une dimension sociétale ou institutionnelle: parti, groupe de pression, syndicats, mouvements sociaux, etc.).

    La fin des idéologies annoncée par Daniel Bell 3 n'a jamais eu lieu" il semble même que c'est le contraire qui se soit produit: on assiste à une prolifération idéologique depuis une décennie. Etudié dans une perspective historique, il est évident que ce défoulement idéologique n'est que "le retour du refoulé" propre à une société programmée, dominée par les pratiques scientifiques et techniques, en même temps qu'il est intimement lié à l'accroissement sans précédent des communications de masse et à l'effacement graduel des lieux traditionnels du contrôle social. Cette prolifération idéologique résulte de l'énorme pression exercée par l'appareil techno-bureaucratique sur les groupes sociaux divers et souvent antagonistes. Les représentations sociales sont alors diffractées et ce foisonnement idéologique est le pendant d'une technologie trop avancée par rapport aux connaissances sociales, C'est le résultat d'une demande vis-à-vis un monde jugé trop complexe. Dans une société qui valorise le découpage et la scolarisation, l'idéologie va apparaître comme une tentative pour atteindre la totalité. Comme l'écrit Fernand Dumont, l'idéologie est travail de synthèse, non pas parce qu'elle dégagerait, comme la théorie prétend le faire, un modèle abstrait qui rende compte d'une totalité concrète : elle est fonction de totalisation. Elle trie, elle réaménage; elle suppose et anticipe aussi. Elle est production spécifique.4

    Dans la société postindustrielle, l'idéologie joue un rôle extrêmement important, car elle est un élément essentiel de la communication sociale. Dans une société basée sur l'échange de l'information, l'idéologie, dans ses dimensions sémantiques et politiques, permet le déchiffrement, le décodage de l'ensemble des codes culturels. Comme l'indique le schéma5 de la page précédente, le principe d'action de la société postindustrielle est l'information.

    Comme on peut le voir, l'idéologie prend un caractère particulier dans la société postindustrielle; de là, la nécessité d'en faire une analyse rigoureuse. Les "définisseurs de situation" qui systématisent l'idéologie ont tendance à inventer des raccourcis, à simplifier à l'excès la réalité sociale. Comme le souligne Pierre Ansart :

    Le langage de l'idéologie politique a toutes les apparences de la clarté. Il expose péremptoirement les principes de l'ordre social légitime, les normes dont l'observation assure la réalisation d'une vie commune conforme aux justes aspirations. Il condamne évidemment les modèles sociaux tenus pour illégitimes en dit l'horreur et l'irrationalité; il désigne les 'fins louables de l'action collective et appelle à les réaliser.6


    Le Mouvement Naturiste Social

    Le Mouvement Naturiste Social est un mouvement para-politique voué à la défense du naturisme au Québec. Fondé il y a neuf ans par Jean-Marc Brunet, il compterait, selon les dires de ses dirigeants, "plus de 100,000 membres" à travers le Québec. Le Mouvement Naturiste Social possède un secrétariat qui s'occupe de quatorze sections régionales. Il regroupe aussi l'Ordre Naturiste Social comme organisme de formation et fait partie de l'Institut d'Humanisme Biologique.


    L'ORDRE NATURISTE SOCIAL

    A l'intérieur du Mouvement Naturiste Social, existe un Ordre qui a pour mission de former l'élite et les cadres permanents du Mouvement à l'échelle du Québec. Il s'agit de l'Ordre Naturiste Social de Saint Marc L'Evangéliste.

    L'Ordre se définit comme étant un organisme d'élite, légalement et officiellement constitué. Son but est d'assurer l'édification du Naturisme Social dans la nation québécoise.

    L'Ordre Naturiste Social de Saint Marc l'Evangéliste est un ordre d'élite, à caractère chrétien, essentiellement hiérarchique, qui exige de ses membres une parfaite solidarité et une très grande discipline physique, morale, intellectuelle et spirituelle.

    L'Ordre comporte trois catégories de membres. les membres pléniers, les membres associés spéciaux et les membres associés. Selon le degré d'évolution, les responsabilités et la valeur personnelle de chacun des membres, des distinctions particulières leur sont accordées. Ce sont les distinctions suivantes. Chevalier, Chevalier commandeur, Officier commandeur, Commandeur national, Commandeur d'élite et Maréchal de l'Ordre. L'Ordre décerne aussi certaines médailles, dont la Médaille littéraire, la Médaille scientifique et la Médaille du sport à des personnes qui se sont distinguées de façon exceptionnelle dans ces domaines. L'Ordre décerne également les prix de l'Institut d'Humanisme Biologique, organisme dont nous parlons plus loin.


    L'INSTITUT D'HUMANISME BIOLOGIQUE

    L'Institut d'Humanisme Biologique est un organisme français de haute réputation. C'est une institution prestigieuse qui décerne des distinctions de très grande valeur en Europe. L'Institut est doté d'un Haut Comité d'Honneur composé d'un grand nombre de personnalités scientifiques et littéraires.

    L'Ordre Naturiste Social de Saint Marc l'Evangéliste est le représentant officiel de l'institut d'Humanisme Biologique en Amérique. En effet l'institut d'Humanisme Biologique décernait il y a quelques mois son Grand Prix de la Recherche Scientifique Paracelse avec médaille d'or au Chancelier de l'Ordre Naturiste Social, Monsieur Jean-Marc Brunet. Par la suite l'institut d'Humanisme Biologique sur recommandation de son Haut Comité d'Honneur demandait à l'Ordre Naturiste Social de Saint Marc l'Evangéliste de le représenter en Amérique. Ce qui fut agréé! L'Ordre Naturiste Social de Saint Marc l'Evangéliste a donc le privilège de recommander des candidats pour l'obtention des différents prix qu'accorde l'institut.

    Le Mouvement Naturiste Social ressemble par ses objectifs (lutte contre la pollution et la médicalisation de la société, alimentation "naturelle", etc.) et son diagnostic négatif sur la société postindustrielle aux contestataires et hippies américains de la période 1965-1970; il diffère de ces mouvements sociaux dans les modalités d'application de ce "retour à la Nature". Le Mouvement Naturiste Social est un groupement conservateur en filiation avec des Penseurs français classés habituellement à droite dans l'éventail politique (Charles Maurras, Alexis Carrel, Jean Rostand, etc.). Ce mouvement social semble aussi prendre racine da s le terroir conservateur québécois. La conjonction de ces dimensions de l'idéologie naturiste lui donne une physionomie particulière; elle l'oriente vers une conception autoritaire et hiérarchique de la société qui peut difficilement coexister avec le pluralisme caractéristique de la société postindustrielle.

    Le Mouvement Naturiste Social propose une certaine définition des rapports entre la nature et la culture dans la société actuelle. Ce n'est pas par hasard si cette contestation de la société postindustrielle apparaît à ce stade de l'histoire. Ce type de société est en train d'achever le travail accompli par les sociétés industrielles. la disparition de la nature en tant qu'objet construit abstraitement par la pensée de l'homme contemporain. En ce cas, la nature n'est plus qu'un appendice corvéable à merci par la techno-bureaucratie. Le Mouvement Naturiste Social ne fait qu'interpréter, à sa façon et selon des "pesanteurs Sociologiques" particulières, cette situation. Car, comme l'écrit Alain Touraine,

    la conscience des contradictions entre la nature et la culture ne détermine pas directement des modes d'action ou des relations sociales; elle est fondamentalement non historique. Elle ne devient principe d'orientation des conduites sociales que pour autant qu'un groupe social Du une société construisent des systèmes d'interprétations par lesquels ils essaient de surmonter les contradictions de l'existence humaine.7

    On peut facilement, à l'heure actuelle, imaginer la réaction de la techno-bureaucratie: face à la pollution par exemple, elle n'a donné qu'une réponse technique limitée; là où la techno-bureaucratie est à l'aise (dans la définition des problèmes techniques et leurs solutions), la contestation ne fait que s'enliser en luttant sur le même terrain. Pour la techno-bureaucratie qui domine la société postindustrielle, la nature n'est qu'un concept de plus dans l'arsenal des symboles servant à manipuler les consommateurs des biens publics ou privés.


    Les principaux éléments de l'idéologie naturiste

    Nous avons surtout analysé, pour bien comprendre l'idéologie naturiste, le volume de Jean-Marc Brunet La Réforme naturiste .8 L'auteur est un ardent propagandiste et il est présenté comme le théoricien du naturisme social. La revue du Mouvement Naturiste Social, Prévenir, fondée en 1971, est surtout axée sur les dimensions pratiques et les méthodes thérapeutiques ; l'idéologie naturiste y est très diluée. Pour cette raison, nous allons surtout nous référer au volume de Jean-Marc Brunet. Selon Pierre Ansart, étudier une idéologie,

    c'est se proposer tout d'abord de retrouver le système régulateur qui organise la reproduction des discours et des jugements conformes, puis repérer les distances et les déformations qui font de ce système de représentations une source de méconnaissance et d'illusion.9

    Le "système régulateur", le principe moteur de l'idéologie naturiste, se manifeste surtout dans les rapports contraires, contradictoires et d'implications entre la nature et la culture, ou ce qui est perçu comme tel par l'idéologie. Ces rapports entre la nature et la culture (comme définition sémantique d'une situation sociale) apparaissent à deux niveaux.

    A un premier niveau, se pose l'interrogation: qu'est-ce qui cause la maladie, la "dégénérescence ", la "dévitalisation"? La réponse à cette question surgit dans l'opposition qui est faite entre d'une part les causes intérieures (biologiques, personnelles, héréditaires) qui dépendraient des "lois de la nature" et d'autre part, les causes extérieures (rapports sociaux) qui relèveraient des "lois sociales". L'idéologie tranche en faveur des "lois de la nature" immuables et définitives.

    A un deuxième niveau, l'idéologie naturiste tente de résoudre le problème des relations sociales dans leurs dimensions hiérarchiques. qui doit diriger la société? La réponse découle du premier niveau d'interrogation: les supérieurs (au point de vue biologique), ceux qui se raillent aux "lois de la vie", doivent diriger les autres; d'où le couple supérieurs/inférieurs qui répond à la première opposition intérieur/extérieur.

    Ces deux oppositions définissent ce qui est sain et ce qui ne l'est pas, ce qui est supérieur et ce qui ne l'est pas ; elles résument l'ensemble de l'idéologie naturiste telle qu'elle est développée dans La réforme naturiste. Ce système d'oppositions est le pivot, l'axe, autour duquel tournent tous les autres éléments de l'idéologie naturiste ; il permet d'en faire la synthèse.

    Cette synthèse nous pouvons l'exprimer dans un schéma10 qui réunit ce système d'oppositions de l'idéologie naturiste :


    STRUCTURE DE L'IDÉOLOGIE NATURISTE

    causalité nature culture
    hiérarchie intérieur extérieur
    supérieur inférieur

    relations Contraires: intérieur/extérieur; supérieur/inférieur
    relations contradictoires: intérieur/inférieur ; extérieur/supérieur
    relations d'implication: intérieur/supérieur ; extérieur/inférieur


    Nous voyons ici l'ossature de l'idéologie naturiste. Nous allons Maintenant expliquer brièvement les relation contradictoire et les relations d'implication qui en découlent.

    1. La contradiction causalité intérieure/hiérarchie inférieure nous explique que, si on croit et on obéit aux "lois de la nature", on ne peut être classé comme inférieur par le système idéologique; la croyance et l'obéissance à ces lois impliquent une position supérieure dans la société (comme nous le verrons plus loin).

    2. Il en est de même clans la relation contradictoire supérieur/extérieur: quiconque a confiance clans la médecine actuelle ne peut assumer ni prétendre à un poste de direction; ce qui amène la relation d'implication entre la croyance dans les structures et les modes de vie de la société actuelle et le fait d'être inférieur au point de vue biologique et politique (puisque le biologique doit déterminer le social dans l'idéologie naturiste).

    Après avoir fait ce résumé schématique de la structure de l'idéologie naturiste, nous pouvons aborder le contenu de ce système d'oppositions.


    Le discours de l'idéologie naturiste

    Le discours de l'idéologie naturiste s'articule autour des oppositions que l'on a vues plus haut. Il s'agit d'opposer à la conception "pasteurienne" de la maladie (extérieur) l'idée que "la source première des virus est la matière vivante elle-même" (intérieur).

    Il nous apparaît certain que toutes les affirmations sur lesquelles repose la médecine actuelle vont s'effondrer d'ici peu. La notion médicale d'immunité est contredite par les faits les plus stricts et par de très nombreuses recherches médicales modernes. La maladie n'est pas le produit des microbes et des virus. La maladie ne vient pas de l'extérieur. Elle est le produit du manque de respect envers les lois de la nature. Elle vient de l'intoxication et de l'affaiblissement du corps, c'est-à-dire qu'elle vient de l'intérieur. Seul le retour au respect des lois de la nature peut ramener une personne à la santé. Voilà la véritable pensée hypocratique. Tout le reste n'est que pur charlatanisme.11

    Il s'agit d'une façon bien particulière de voir le monde et d'interpréter les rapports entre la nature et la culture (l'acquis culturel). A la question: qu'est-ce qui cause la maladie?, on répond qu'il s'agit d'un problème interne et cette réponse se veut, à la fois, scientifique et morale.

    Le pouvoir de guérir est inhérent à l'organisme vivant. Les prétendues propriétés des médicaments ont simplement des effets morbides. Il n'y a pas de vertus curatives dans les médicaments, et il n'en existe pas hors de l'organisme vivant. Le pouvoir de santé ne réside que dans l'obéissance aux lois de la vie. La maladie est le résultat de la désobéissance. La maladie est une action vitale normale, ou encore une action en relation avec des éléments Inutilisables par l'organisme vivant.12

    Comme on le voit cette réponse a des relents méta-physiques: les "lois de la vie", les "fois de la nature" correspondent à un ordre immuable qu'il ne faut pas transgresser sous peine des pires sanctions. Dans cette vue manichéenne, la techno-bureaucratie, comme émanation de la culture, devient l'envahisseur, l'élément du désordre.

    Comme toutes les idéologies, l'idéologie naturiste a des élans prophétiques. Il s'agit de créer un "ordre nouveau" et aussi de distinguer les périls qui guettent l'idéologie, de désigner les adversaires malveillants et sans scrupules, d'affirmer très haut la force de ses convictions. L'idéologie naturiste veut apparaître comme ayant la seule interpréta. tion valable, la seule définition correcte "des lois de la nature"

    Seules les méthodes naturelles peuvent rendre la santé. Seule la nature peut guérir. Tout le reste n'est que fraude! On peut traîner devant les tribunaux 'honnêtes praticiens des méthodes naturelles, on peut tenter de les ruiner, on peut utiliser la calomnie, a mensonge, le chantage, le terrorisme moral. On peut momentanément faire taire des hommes. On ne peut jamais enrayer la marche d'une pensée quand celle-ci est juste et vraie. C'est pourquoi le combat naturiste se poursuivra jusqu'à ce qu'il y ait transformation complète de la société dans le sens des fois de la nature. Le naturisme s'appuie sur des vérités irréfutables. L'odieux système d'exploitation et d'empoisonnement des populations par tes produits chimiques doit s'effondrer pour donner naissance à un système social reposant sur le respect des lois de la vie. Le naturisme est le mode de vie de l'avenir.13

    Ce code d'interprétation des rapports entre nature/culture, intérieur/extérieur, débouche aussi sur un code de l'action ou plus précisément sur une façon de concevoir les relations sociales, les rapports sociaux entre les hommes. Le type d'opposition intérieur/extérieur permettra de distinguer les déviants des non déviants dans le discours de l'idéologie naturiste; il permettra, en même temps, de fixer la mesure de chaque individu dans la société. Dans le capitalisme traditionnel et dans la société postindustrielle, l'équivalent général demeure l'argent; c'est l'aune permettant de déterminer la valeur des personnes. Le Mouvement Naturiste Social propose une mesure basée sur le respect ou le nonrespect "des lois de la vie". Ce qui nous amène à aborder maintenant l'opposition entre supérieur/inférieur dans l'idéologie naturiste.

    Comme nous croyons aux vertus supérieures de ce que nous appelons la démocratie organique et exécutive, nous précisons qu'elle doit reposer sur une hiérarchie sociale stricte et sur un fondamental pouvoir exécutif accordé aux dirigeants à tous les niveaux de la vie sociale.14

    Ainsi se manifeste le premier trait, le premier "marqueur" de la conception des relations sociales véhiculée par l'idéologie naturiste; il nous mène à un véritable et incroyable discours sur l'inégalité:

    Nous n'allons pas jusqu'à espérer que l'Etat libéral devienne un Etat véritablement naturiste pour la bonne raison que tout Etat démocratique libéral porte les germes de la dégénérescence. C'est un Etat qui est construit sur un principe de base, pourtant démenti par l'Histoire selon lequel un homme en vaut un autre et qu'en conséquence tous les hommes sont égaux.

    L'idée d'égalité ne correspond pas à la réalité. Les hommes sont essentiellement inégaux aussi bien moralement que physiquement. La biologie - cette science merveilleuse- a grandement contribué à cerner les lois de la vie. L'homme est soumis à ces lois et ne peut y échapper, quoi qu'il dise ou qu'il fasse. S'il tente de s'en éloigner, il lui devient impossible de faire une ?uvre valable et durable. La déchéance des civilisations en témoigne.15

    Jean-Marc Brunet, qui se dit sociologue, ignore probablement les recherches récentes de Raymond Boudon,16 Pierre Bourdieu,17 Basil Bernstein18 et autres. Ces recherches tendent à démontrer que la plupart des inégalités sociales dépendent de facteurs socio-culturels (classe sociales, niveau culturel des parents, etc. ). L'histoire du droit contemporain n'est qu'une longue tentative afin d'arriver, justement, à ce qu'un homme en vaille un autre face à la loi et à sa possibilité de participer à l'ensemble de la vie sociale.

    De "l'Etat organique" (semblable au franquisme) basé sur un hiérarchie stricte, on en arrive à une légitimation de l'inégalité sociale. On peut voir aussi que ces fameuses "loi de la vie", qui ne sont jamais expliquées, servent constamment de point de référence. L'idéologie naturiste souligne aussi le caractère inexorable de ces lois, ce qui lui permet de donner une valeur plus grande aux théories politiques qu'elle met de l'avant. De l'inégalité, on en vient au culte de la force :

    Il faut que la société accepte une nouvelle morale fondée sur le culte de l'énergie, de la force, de la vitalité et de la beauté, ce qui la force à ne plus se complaire dans la dégénérescence biologique, attitude qui jouie évidemment en faveur des étires intérieurs au détriment des êtres supérieurs. Notre civilisation a placé le faible sur un piédestal : elle le secourt par tous les moyens moraux et matériels. A la longue, cela finit par condamner les faibles à leur condition. En fait, il faudrait que l'Etat soit organisé en fonction des êtres forts et non en fonction des êtres faibles.19

    Selon cette théorie, au point de vue politique, législatif et exécutif dans un Etat bien équilibré "le pouvoir législatif et exécutif dans un Etat bien équilibré ne doit pas être accordé d'abord aux "élus" mais plutôt aux "meilleurs".20 Les meilleurs sont naturellement ce que l'auteur appelle "l'élite naturiste". L'inégalité nous mène à la valorisation des êtres supérieurs et de là on en arrive à l'eugénisme et à l'élimination des "tarés" :

    Des tarés procréent à qui mieux mieux sans que la société puisse intervenir. On dépense des sommes fabuleuse pour permettre à d'innombrables déchets sociaux de jouir de ce qu'on appelle leur droit à la vie. Encore une fois, les plus forts et les meilleurs doivent supporter financièrement les tarés des Etats soucieux de la protection du faible. Est-ce qu'une société qui se prétend humaine peut accepter, sous le couvert de la charité faussée, qu'on affaiblisse les forts alors qu'on protège les faibles.21

    Face à la violence de ce langage, face à de tels raisonnements, nous viennent à l'esprit les images sinistres des chambres à gaz. Ce que nous propose l'idéologie naturiste ressemble fort à l'idéologie fasciste telle qu'elle est décrite par Max Gallo:

    Nous distinguons d'abord le culte du chef qui s'appuie sur une triple assise: l'exaltation de l'individu, une conception sociale élitiste, et enfin l'établissement en fonction de ces deux données de rapports hiérarchiques fondant une soumission de type quasi-religieux.22

    De cette exaltation de la nature et des êtres supérieurs, il est facile, via le respect maladif de l'ordre et de la hiérarchie, de passer à la ségrégation, à la xénophobie et au racisme (il y a malheureusement des exemples dans l'histoire récente). Mais n'est pas fasciste qui veut! Nous préférons mettre cela sur le compte de la naïveté, de l'ignorance ou de l'inconscience. Il est certain que la mystique "des lois de la nature" mène vers des conceptions sociales nébuleuses.

    Il faut rappeler que la société (et les normes culturelles qui la soutiennent) a été construite justement pour protéger les faibles (les enfants, les femmes, les vieillards et les malades) contre une nature qui les dominait entièrement. Aujourd'hui, dans les Sociétés postindustrielles, il semble qu'on ait été trop loin dans l'autre sens: ce sont les hommes qui dominent entièrement la nature. On ne peut, à notre avis, régler définitivement le problème permanent des rapports entre la nature et la culture. Il est certain que la solution n'est pas dans un retour en arrière, dans un naturisme répressif, qui ne tient pas compte des structures de la société postindustrielle.


    En guise de conclusion

    Il y a un tel décalage entre l'action concrète, empirique (méthodes thérapeutiques) des membres du Mouvement Naturiste Social et l'"Etat naturiste" proposé par l'idéologie qu'il faut bien distinguer les deux. Une fois cette distinction faite, revenant aux objectifs de cet article, on se rend bien compte que le système des contraintes biologiques n'est pas aussi évident qu'on voudrait le faire croire. Il est peut-être faux au point de vue épistémologique de distinguer d'une façon aussi étroite (et en terme de dominance) les contraintes biologiques des contraintes sociologiques. Comme l'écrit Alexander Alland,

    le développement de l'apprentissage et de ce que l'on appelle le comportement inné ne peut pas être séparé en deux secteurs distincts. Dans nombre d'espèces et dans de nombreux types de comportement, il existe une subtile interaction entre les deux.23

    Ce sont les "pesanteurs sociologiques" qui orientent l'action des hommes et des sociétés et c'est le niveau biologique qui est macéré par ce système de contraintes.

    Nature et anti-nature: nous sommes l'un et l'autre et mieux vaut, au lieu de pencher d'un côté ou de l'autre, reconnaître que c'est l'union de ces deux faces de la réalité humaine qui est l'essentiel. Ainsi se crée une image de la société différente de toutes celles qui l'ont précédée et qui toujours la définissaient par ses principes, son essence ou sa place dans une évolution porteuse de sens.24

    Dès lors, l'idée de nature ne serait qu'une forme d'aliénation supplémentaire, faisant croire en un ordre immuable hors de l'histoire et de ses contraintes, un ordre contrastant avec la société postindustrielle en perpétuel changement. Cette perception de la nature empêcherait les gens d'agir en les confinant dans l'impuissance admirative de l'ordre. Ainsi "la nature n'est pas sans nous, elle est avec nous et par nous; on l'a voulue immuable et morte, alors qu'elle bouge et qu'elle a une histoire ".25 Il faut distinguer l'histoire de l'idée de nature et l'histoire de la nature elle-même qui reste encore, en grande partie, à faire.

    Il faut, pendant un certain temps, composer avec la société postindustrielle; elle nous impose des contraintes qu'il semble de prime abord impossible de transgresser. Le retour à la société traditionnelle est impensable: ce mode de vie dépend lui-même d'un système infrastructurel qui n'existe plus. Il est étonnant de voir d'éminents chercheurs, habitués à étudier des phénomènes complexes, aborder avec une vision simpliste, sinon grossière, les phénomènes sociaux.

    L'école qui défend la théorie de l'instinct ne sera jamais capable d'expliquer la guerre, la propriété ou la territorialité humaine sur la base de quelques analogies simplistes entre les oiseaux et les poissons d'une part, et ce qu'ils considèrent comme des processus essentiellement génétiques chez l'homme, d'autre part.26

    Ces chercheurs oublient souvent que la société est aussi un phénomène complexe et que, si on veut analyser ses composantes, il faut y mettre autant de soin et d'attention que pour l'étude des phénomènes biophysique. Cela produit, la plupart du temps, des arguments moraux, qui, s'appuyant sur un acquis scientifique incontestable dans un secteur précis, se voient souvent, par extension, promus au rang de vérités scientifiques. Il faut envisager, imaginer des solutions au problème des rapports entre la nature et la culture à partir de la connaissance qu'on peut avoir de la société où nous vivons.

    Si le diagnostic établi par l'idéologie naturiste sur la société postindustrielle est en partie exact, le type de société qu'elle nous propose ("L'Etat naturiste") est inacceptable au plan humain et constitue une erreur scientifique au niveau sociologique.

    On se rend bien compte que ce constat ne suffit pas; Il faut proposer des interprétations des rapports entre la nature et la culture qui soient respectueux des faits scientifiques et de l'évolution des sociétés industrielles. Il faut se dire, avec Alexander Alland, "que le fondement biologique existe, mais que les possibilités culturelles sont infinies ".27 »


    Notes

    1 Barbeau, R., "Les naturopathes souhaitent la réforme de la médecine", dans Prévenir, mai 1971, p. 16.
    2 Baechler, J., "De l'idéologie" dans Annales, 27e année, no 3,1972, p. 642.
    3 Bell, D., The end of ldeology, Collier-MacMillan, 1962.
    4 Dumont, F., Les idéologies, P.U.F., 1974, p. 47.
    5 Bell D., Vers la société postindustrielle Robert Laffont, 1976, p. 5.
    6 Ansart, P., Les Idéologies politiques, P.U.F., 1974, p. 5.
    7 Touraine, A., Sociologie de l'action, Seuil, 1965, p. 67.
    8 Brunet, J.M., La réforme naturiste, Ed. du Jour, 1969.
    9 Ansart, p., op. cit", p. 69.
    10 Voir à ce sujet, Greimas, A.J. et Rastier F "Les jeux des contraintes sémiotiques", dans Du Sens, Seuil, 1970.
    11 Brunet, J.M., op. cit., p. 49. Les soulignés sont de nous.
    12 Dr Charles, cité dans Ibid., p. 57-58.
    13 Brunet, J.M., op. cit., p. 92.
    14 Ibid., p. 88.
    15 Brunet, J.M., op. cit., p. 89.
    16 Boudon, R., L'inégalité des chances, Armand Colin, 1973.
    17 Bourdieu, P., Passeron, J-C., La reproduction, éd. de Minuit, 1970.
    18 Bernstein, B., Class, Codes and control, Paladin, 1973.
    19 Brunet, J.M., op. cit., p. 92.
    20 Brunet, J.M., op. cit., p. 92.
    21 Ibid., p. 115.
    22 Gallo, M., "L'idéologie fasciste" dans Les Idéologies dans la société. contemporaine, Desclée de Brouwer, 1971, p. 140.
    23 Alland, A., La dimension humaine : réponse à Konrad Lorenz, Seuil, 1974, p. 167.
    24 Touraine, A., Production de la société, Seuil, 1973, p. 63.
    25 Moscovici, S., La société contre nature, éd. 10/18, 1972, p. 405.
    26 Alland, A., op. cit., p. 170.
    27 Ibid., p. 184.

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