La mésocratie

Julien Freund

Je relis cette entrevue trente ans après l'avoir faite. Dans l'émerveillement, mais avec un regret: que des idées aussi importantes que celles qu'exposent Julien Freund à propos de la législation sur le permis, qui peut conduire au totalitarisme ne fasse pas partie de la culture commune. «J'ai essayé de montrer comment le totalitarisme entre dans la pensée par des voies détournées. La nouvelle façon de légiférer est l'une de ces voies. Une bonne loi porte sur l'interdit, non sur le permis. Or, aujourd'hui, nous trouvons très séduisant, dans notre confusionnisme intellectuel, de légiférer sur le permis. C'est une grave erreur. Lorsqu'on légifère sur le permis en matière de liberté, on nous dit: vous êtes libres dans tel ou tel domaine et le reste vous est interdit; tandis que lorsqu'on légifère sur l'interdit, ce qui est interdit est précis et c'est tout le reste qui est permis.»

CRITÈRE. Pour définir votre idéal politique, vous employez le mot “mésocratie” au lieu du mot démocratie. Pourquoi? Vous êtes pourtant un défenseur de la démocratie.

Julien Freund. Le mot démocratie a pris une extension telle qu'il ne signifie presque plus rien politiquement. Quand tout le monde est démocrate, personne n'est démocrate. Quand quelqu'un me dit qu'il est démocrate, je suis obligé de lui poser la question suivante: est-ce que vous êtes démocrate à la façon américaine? à la manière parlementaire européenne? à la manière des démocraties socialistes de l'Europe de l'Est? ou encore à la manière de tous ces partis qui, en Afrique, se disent démocratiques bien qu'ils soient des partis uniques? La mésocratie, comme la racine grecque du mot permet de le deviner, est un pouvoir qui respecte une certaine mesure, un pouvoir qui est entouré de contre-pouvoirs. Il n'y a rien de plus terrible que le pouvoir solitaire.

CRITÈRE. La mésocratie serait donc la démocratie idéale?

J.F. Je ne crois pas au régime politique idéal, du moins si ce mot signifie universel. Les contre-pouvoirs, qui sont la chose essentielle à mes yeux, peuvent être des media, des partis politiques ou diverses autres associations. Les contre-pouvoirs doivent contrôler le pouvoir, ce qui suppose une constitution. Il faut que le pouvoir limite le pouvoir. La mésocratie implique cette limite.

Mais là encore il y a souvent erreur d'interprétation. On croit que la constitution lie seulement le citoyen; en fait, elle lie aussi le pouvoir. Dans une constitution, il y a toujours des articles qui précisent les limites dans lesquelles le pouvoir a le droit d'utiliser la violence.

CRITÈRE. La présence d'un contre-pouvoir suffit-elle à assurer cette liberté minimale qui est, selon vous, le présupposé de la démocratie dite, précisément, libérale?

J.F. C'est toujours là où il n'y a pas de liberté au point de départ qu'on est tenté par l'émancipation totale, qui est toujours remise à après-demain. La liberté, il faut la donner aujourd'hui dans la mesure du possible plutôt que de pratiquer l'oppression dans le présent en vue d'une émancipation totale située dans un avenir indéterminé.

Mais dès que l'on parle de la liberté, on risque de tomber dans l'utopie. Je préfère parler des libertés concrètes, de la liberté de presse, de la liberté d'association, de la liberté de conscience, etc. Si on ne donne pas d'abord les libertés concrètes, on n'aura jamais la liberté au singulier. Commençons donc par un minimum. Il faut commencer par respecter les libertés dites formelles avant de vouloir le maximum qui serait l'émancipation totale. Dans la vie politique, l'erreur consiste à vouloir toujours le maximum idéal et à calomnier ce qui est concrètement possible.

CRITÈRE. Vous venez de parler de la vie politique. Dans votre oeuvre, vous parlez tantôt du politique, tantôt de la politique. Quelle distinction faites-vous entre le politique et la politique?

J.F. La politique, c'est l'activité historique par laquelle les hommes organisent leur cité. Elle s'apparente donc à l'art, à l'économie, à la religion. Cette activité qu'est la politique est variable, adaptée aux circonstances. Elle s'exerce cependant sur un fond de lois constantes qui constituent ce qu’on appelle le politique. Ces lois existent du seul fait que l'être humain vit en société. La politique est donc l'ensemble de l'activité politique concrète et historique.

CRITÈRE. De ce que vous avez dit sur les contre-pouvoirs et sur les libertés, peut-on déduire que vous considérez la séparation des pouvoirs juridique, politique et économique comme essentielle?

J.F. Je ne suis pas très sûr que cette séparation soit absolument indispensable. Je ne vois donc pas très bien pourquoi il faudrait en faire une théorie. Dans la mésocratie telle que je la conçois, la séparation se fait automatiquement, du fait qu'il y a plusieurs pouvoirs.

CRITÈRE. Et Montesquieu?

J.F. Montesquieu n'a jamais parlé de la séparation des pouvoirs. Le mot séparer n'apparaît qu'une fois dans son oeuvre. C'est après coup qu'on lui a prêté la théorie de la séparation des pouvoirs. Cette chose que l'on appelle la séparation des pouvoirs se découvre empiriquement dans l'activité politique, là où il existe des contre-pouvoirs.

CRITÈRE. Il semble bien que le mot “empirique” soit le mot-clé dans votre oeuvre?

J.F. Ma façon d'aborder la question est effectivement beaucoup plus aristotélicienne que platonicienne. Je suis plus près de Hobbes que de Machiavel, que des utopistes. Organiser la cité, ce n'est pas réaliser un idéal, c'est d'abord permettre des rapports aussi paisibles que possible entre des hommes.

La politique confisque la violence chez les êtres humains pour la domestiquer dans une sorte de monopole du pouvoir. Or, aujourd'hui, on veut nous faire croire que le politique abuse de la violence. C'est justement le contraire qui se passe. Les hommes vivent politiquement parce que, pour assurer l'harmonie de leurs rapports réciproques, ils sont obligés de diminuer le volume de violence. Il n'y a que le politique qui puisse le faire. Et le jour où le politique ne le fera plus, ce sera la guerre civile jusqu'au moment où un nouveau pouvoir parviendra à monopoliser et à domestiquer la violence.

CRITÈRE. Cela m'amène à vous demander ce que vous pensez de l'état actuel des démocraties libérales. Dans la revue Contrepoint, vous avez parlé de décadence. Croyez-vous vraiment que les démocraties actuelles sont décadentes au sens précis où les pouvoirs politiques seraient de moins en moins aptes à domestiquer la violence?

J.F. L'érosion de l'autorité constitue le grand problème de toutes les démocraties occidentales. Qu'est-ce donc que l'autorité? C'est la compétence dans sa fonction. Un professeur d'université a de l'autorité s'il est compétent; il n'a pas besoin de faire acte d'autoritarisme dans ce cas. Cela est vrai dans tous les domaines. Le drame, aujour­d'hui, c'est qu'au lieu de chercher à accéder à l'autorité par la compétence, on a de plus en plus tendance à fuir dans les vocations secondes. Le prêtre ne veut plus faire son travail de prêtre, il veut être réformateur du monde et de la société. Le professeur ne veut plus faire son travail de professeur, il veut être un bon syndicaliste. Tout le monde a actuellement sa vocation seconde. C'est ainsi que l'autorité se dégrade, qu'elle en est réduite à se transfor­mer en autoritarisme. La violence alors reparaît, et c'est la décadence de la démocratie telle que nous la vivons.

CRITÈRE. Quelle est la vocation seconde dans laquelle le politique fuit actuellement?

J.F. Le politique fuit dans une vocation seconde lorsque, par exemple, il veut absolument faire le travail économique. Il y a une finalité de l'économique qui n'est pas celle du politique.

CRITÈRE. Mais si le politique fuit dans l'économique n'est-ce pas parce que la croissance économique est devenue la condition sine qua non de l'élection des gouvernements et donc de leur autorité? Est-ce que depuis de nombreuses années les gouvernements dans nos démocraties ne sont pas élus uniquement en raison de la croissance économique, vraie ou fausse?

J.F. Je ne crois pas. Bien sûr, il ne faut pas séparer systématiquement politique et économie. Il est normal que le politique, qui a la charge de la cité entière, crée par son activité même des conditions favorables pour l'économique. Ce que je dénonce, c'est le système politique qui veut déterminer entièrement l'économie. Ce système mène à la dictature. On commence par déterminer les besoins qu'il convient de satisfaire et ensuite on contrôle les idées de telle sorte qu'elles ne nuisent pas au plan préalablement établi. Cette intervention dans le domaine des idées est d'ailleurs pour le politique une autre forme de vocation seconde...

CRITÈRE. Ne croyez-vous pas que nos régimes s'effondreront presque fatalement le jour où il n'y aura plus de croissance significative du PNB?

J.F. Je voudrais éviter d'être prophète. Est-ce qu'il y aura une stabilisation dans la croissance? Je n'en sais rien encore. Il est fort possible que cette croissance ne soit plus aussi forte qu'elle l'a été dans le passé, mais nous ne savons pas ce que les techniques peuvent apporter de nouveau pour la relancer d'une autre manière. Je pense que même dans une croissance relative ou faible, si l'autorité joue son jeu, la démocratie telle que nous l'entendons a encore des chances de survivre. C'est pourquoi c'est le problème politique qui me paraît fondamental et non le problème de la croissance, car celle-ci est liée à l'économie moderne. La croissance est un phénomène historiquement circonstanciel, celui de l'économie de consommation.

CRITÈRE. Est-ce que le court terme dans lequel les gouvernements doivent agir - quatre ou cinq ans en général -ne deviendra pas un handicap majeur au fur et à mesure que les problèmes écologiques et les autres problèmes à long terme prendront de l'importance?

J.F. Nous attaquons ici le difficile problème de la prévision. C’est, paradoxalement, par incapacité de prévoir que nos sociétés sont contraintes à la prévision. Le paysan d'autrefois pouvait prévoir à peu de chose près ce que serait la vie de son arrière-petit-fils. La technique a rendu les certitudes de ce genre impossibles. Si on pouvait faire le relevé des prévisions d'il y a vingt ans qui se sont avérées justes, on découvrirait sans doute que le pourcentage est insignifiant.

Le problème écologique est évidemment un problème à long terme, mais on le pose souvent d'une manière rétrograde. Il est plus technique que politique. Il est d'ailleurs d'une gravité telle que tout gouvernement doit nécessairement réviser le travail des précédents.

CRITÈRE. Parlons si vous le voulez bien d'un problème plus précis. Quelques mois à peine après la crise du pé­trole, la vente des grosses cylindrées reprenait de plus
belle en Europe. Si aucun gouvernement n'a adopté les mesures qui s’imposaient, n'est-ce pas parce que les échéances électorales étaient trop rapprochées?

J.F. Il est évident qu'aucun gouvernement ne se fera élire sur une diminution de la cylindrée. C'est exclu, dans nos pays du moins. Je ne vois pas comment, en vertu d'une autorité politique, on pourrait imposer aux gens ce qu'ils ne veulent pas. On peut tout au plus leur expliquer comment les grosses cylindrées accroissent la pollution et le déficit commercial.

CRITÈRE. Dans une entrevue accordée à la revue Critère, un ministre canadien, W. Marc Lalonde, affirme que les démocraties libérales sont menacées par des caprices, tel le refus de porter la ceinture de sécurité, qui provoquent un accroissement démesuré des coûts de la santé et des services sociaux; ce qui l'amène à dire que les démocra­ties libérales doivent devenir éducatrices et à préconiser le recours à une forme d'anti-publicité qu'on appelle le marketing social. Que pensez-vous de cela?

J.F. Je n'emploierais pas le mot éducation. On ne fait pas l'éducation d'un peuple. Seules les dictatures veulent le faire. Mais je ne vois pas d'objection à ce qu'on utilise le marketing social pour aider les gens à discerner leurs véritables intérêts.

CRITÈRE. Mais il faut de l'autorité même pour persuader. Ne croyez-vous pas que l'érosion de l'autorité dans les démocraties libérales est liée au fait que, de plus en plus, les choses se passent au niveau des méthodes et des moyens et qu'il y a de moins en moins de finalité.

J.F. De la finalité, il n'y en a que trop. Chaque activité humaine a sa finalité. L'érosion de l'autorité ne résulte pas de l'absence mais de la confusion des fins. Par exemple, on veut une religion politique maintenant. Or, il n'y a plus de finalité proprement religieuse quand le prêtre s'intéresse plus au salut de la cité qu'à celui des âmes.

CRITÈRE. On revient par là au problème de la vocation seconde...

J.F. Oui, tout est lié.

CRITÈRE. D'où vient selon vous cette multiplication des vocations secondes et cette confusion des finalités? Comment y échapper?

J.F. On ne confond que ce qu'on estime équivalent ou interchangeable. A l'origine de la confusion actuelle, il y a le phénomène de l'échange. L'échange a toujours existé, mais le style et l'importance qu'il a actuellement, il ne les a acquis que vers la fin du XVIIIe siècle.

On a commencé par le troc. Aujourd'hui tout s'échange, y compris les valeurs. Le prêtre troque ses valeurs contre celles du politique, l'occidental troque les siennes contre celles de l'oriental. Tout s'échange, c'est-à-dire tout s'équivaut. Le domaine de l'échange s'accroît toujours aux dépens de celui des hiérarchies. Lorsque toutes les valeurs sont interchangeables, il n'y a plus d'échelles des valeurs, il n'y a donc plus de valeurs, car une valeur n existe en tant que telle que par rapport à une autre qui lui est inférieure ou supérieure. Chacun par suite peut imposer ses valeurs, étant persuadé qu'elles sont égales à celles des autres. Et c'est la violence, parce que si toutes les valeurs se valent, il n'y a qu'elle pour rétablir une hiérarchie. Le faux libéralisme consiste dans l'équivalence de toutes les valeurs et, comme tel, il devient source de terrorisme.

CRITÈRE. On a l'habitude d'associer l'idée de violence aux dogmes, à la hiérarchie, à la verticalité; vous dites au contraire qu'elle résulte de l'égalité.

J.F. On ne veut toujours pas faire l'effort de comprendre la notion d'égalité. J'ai dit qu'il y avait des démocraties et des libertés. Il faut aussi parler de l'égalité au pluriel. L'égalité est une manière de concevoir les choses comme équivalentes sous un rapport déterminé. Il y a une égalité religieuse, une égalité juridique, une égalité politique. L'erreur que nous commettons est de croire qu'il y aurait un rapport universel sous lequel on pourrait subsumer l'ensemble des divers rapports qui définissent une égalité spécifique dans chaque activité. C'est une illusion philosophique.

CRITÈRE. Est-ce que nous ne vivons pas sous le signe de l'illusion? Il est plus difficile de penser clairement chacune des égalités particulières que d'employer le mot égalité en le criant très fort.

J.F. Tout le monde a besoin d'illusions, de mythes, d'utopies, mais cela ne veut pas dire que tout doive être pensé à travers la catégorie de l'illusion. Les excès d'illusion sont liés à la notion de progrès. On a tendance à tout penser à travers la catégorie du futur, donc à travers ce qui n'existe pas. On appelle histoire ce qui va commencer demain. Le temps a trois dimensions: le passé, le présent et le futur. On semble l'avoir oublié. Il nous faut nous rééquilibrer dans le temps. Je crois que les peuples qui arriveront à le faire sont ceux qui se sauveront.

CRITÈRE. Quels sont ceux qui sont sur la meilleure voie, selon vous, pour retrouver l'équilibre entre le passé et le futur? Le régionalisme qui semble être un mouvement très important à l'heure actuelle dans le monde ne serait-il pas un retour à une époque antérieure à celle où a commencé l'échange dont vous parliez? Ce régionalisme ne pourrait-il pas être l'occasion d'un ressourcement qui rendrait de nouveau possibles des hiérarchies et des communautés vivantes, ce qui pourrait redonner force et légitimité au pouvoir?

J.F. Est-ce qu'il y avait des régions autrefois? C'est une invention moderne que celle des régions. Autant que je sache, il y avait en Europe des fiefs et des provinces, mais l'entité que nous appelons actuellement région n'existait pas. Certaines provinces étaient très petites, d'autres très grandes. En France, à côté de l'immense Languedoc, il y avait l'Aunis et la Saintonge. Dans l'idée actuelle de région, cette disparité n'existe pas, c'est de nouveau la notion d'égalité qui triomphe, comme au moment où on a fait les départements.

Que l'on décentralise, que l'on essaie d'humaniser la vie par la régionalisation, cela me paraît souhaitable, mais il ne faut pas croire que c'est par des solutions de ce genre que nous allons par miracle régler nos problèmes. En voulant découper par régions selon le système égalitaire qui est le nôtre, nous allons nous heurter à des difficultés énormes. En Allemagne, par exemple, les Bavarois voudront rester des Bavarois, ils n'accepteront jamais d'être réduits à la même force et à la même dimension que les autres. La régionalisation, c'est un mouvement qui a un certain sens, qui doit entrer dans un ensemble de réformes, mais ce n'est pas la solution-miracle.

CRITÈRE. Je donne un sens plus large au mot régionalisation que celui qu'on lui donne habituellement dans l'administration française. Je pense au mouvement des gallois ou des écossais, des occitaniens ou des francophones du Canada. Ces mouvements indiquent un repliement sur soi qui pourrait être dangereux, mais qui pourrait être aussi une occasion de se redéfinir, de se ressaisir et, en se ressaisissant, de se redonner des hiérarchies.

J.F. Puisque vous êtes québécois, je vais vous faire la remarque que j'ai faite à un indépendantiste lorsque j'étais à Montréal, il y a quelques années. Attention, lui ai-je dit, vous prenez la notion de nation au sens anglais qui est bien différent du sens français et européen. il y a, par exemple, le tournoi des nations en rugby, qui oppose l'Ecosse, le Pays de Galles; l'Irlande et l'Angleterre. En Suède, les cinq nations anglaises étaient représentées lors du championnat du monde du football. Le problème que j'ai vu au Canada, c'est que les anglophones ont leur conception de la nation et les francophones la leur, qui est beaucoup plus européenne. Et ils ne s'entendront jamais de ce fait. Ce n'est que si les québécois adoptaient éventuellement le concept anglais de nation qu'une solution deviendrait possible; cela équivaudrait à transformer le problème national en problème régionaliste.

CRITÉRE. Revenons à la question de la décadence, de la confusion des fins. L'autorité semble s'effondrer partout: dans la famille, à l'école, dans les gouvernements. Voyez-vous quelque part des signes de redressement?

J.F. Des signes au sens d'indications précises, je n'en vois pas. C'est cela d'ailleurs qui est désespérant. Je crois que nous ne sommes pas encore vraiment au fond de la difficulté. Nous nous y précipitons lentement, si vous voulez. Est-ce que la génération qui a maintenant moins de vingt ans, voyant ce qui s'est passé, va retrouver de nouveau le sens ? C'est l'impression que j'ai. Tout indique qu'il y a sens chez les jeunes de moins de vingt ans une amorce d'un autre type de pensée, d'une pensée beaucoup plus intérieure que celle de la génération précédente. La politique a perdu de l'importance. Les jeunes sentent intuitivement que la politique n'est pas la seule activité déterminante dans la vie. Il n'y a que l'idéologie totalitaire qui considère tout problème sous l'angle de la politique exclusivement.

CRITÈRE. Vous semblez dire que c'est la dépolitisation qui peut sauver la politique.

J.F. Oui. Quand tout est politique, plus rien n'est politique. Il y a la sphère du privé, il y a la sphère de l'art, il y a la sphère de la morale. Elles ne sont pas réductibles à la sphère politique. Cette dernière doit retrouver son autorité à elle. On n'aime pas idéologiquement. L'amour n'est pas politique ou plutôt de la politique.

CRITÈRE. Vous défendez une thèse qui va à l'encontre de tout ce qu'on enseigne depuis quinze ou vingt ans. On dit toujours que la seule façon de régler les problèmes dans une société, c'est de politiser davantage les masses, que la seule façon de faire vivre les démocraties, c'est d'assurer la participation, d'accroître la conscience politique. Et vous dites: cette conscience politique, il faut plutôt la limiter.

J.F. Je dis précisément ceci: n'importe quel problème peut devenir politique, mais ils ne sont pas tous politiques en même temps. Il est vrai qu'un problème d'art peu devenir politique. On l'a vu avec le phénomène de l'iconoclastie dans l'Empire de Byzance. Si tout est politisé, nous sommes en plein dans le totalitarisme. “Nous ne voulons pas, dit-on, d'autogestion particulière dans un certain nombre d'usines, nous voulons l'autogestion économique en bloc ou rien!” C'est là un bel exemple de pensée totalitaire. La vie est plus variée et plus riche que l'idéologisme politique régnant veut le faire croire. La politique veut faire croire, disait Machiavel. Vivre, c'est croire, ce qui veut dire faire confiance à la vie et à la survie. Même biologiquement la vie est survie, sinon elle ne se conserverait pas. Le totalitarisme est l'esclave de la vie présente.

CRITÈRE. Vous avez beaucoup écrit sur cette question.

J.F. J'ai essayé de montrer comment le totalitarisme entre dans la pensée par des voies détournées. La nouvelle façon de légiférer est l'une de ces voies. Une bonne loi porte sur l'interdit, non sur le permis. Or, aujourd'hui, nous trouvons très séduisant, dans notre confusionnisme intellectuel, de légiférer sur le permis. C'est une grave erreur. Lorsqu'on légifère sur le permis en matière de liberté, on nous dit: vous êtes libres dans tel ou tel domaine et le reste vous est interdit; tandis que lorsqu'on légifère sur l'interdit, ce qui est interdit est précis et c'est tout le reste qui est permis.

CRITÈRE. Pourriez-vous donner un exemple plus précis?

J.F. La législation française sur l'avortement est permissive et c'est pourquoi elle est dangereuse. Nous ne connaissons pas les conséquences des législations de ce genre. Elles risquent d'avoir un effet semblable à l'échange dont j'ai parlé précédemment. Légiférer sur l'interdit c'est, croit-on, pactiser avec ces choses détestables que sont l'autorité et la hiérarchie. En légiférant sur le permis, on donne au contraire le sentiment de participer à la contestation. En fait, on se donne une illusion de liberté. La liberté totale s'appelle le hasard ou l'arbitraire. Il n'y a de liberté que dans l'affrontement de la nécessité, ce qui veut dire que l'homme est une créature qui est aux prises avec ses déterminations biologiques, psychiques ou sociales. La liberté totale signifierait que l'homme pourrait s'engendrer lui-même, sans le secours du sein de sa mère.

CRITÈRE. Mais quel est le lien entre la législation permissive et le totalitarisme?

J.F. Il est évident. Les interdits sont peu nombreux et faciles à circonscrire dans un code. En légiférant sur l'interdit, on intervient donc aussi peu que possible dans la vie des individus. Le domaine du permis est beaucoup plus vaste. En s'engageant dans la voie de la législation sur le permis, on se condamne à enfermer progressivement l'individu dans un filet inextricable de lois et de règlements. Le totalitarisme, c'est le système qui réduit la liberté à ce que permet un code.

Qui a lancé l'idée de la charte des libertés en France? C'est le parti communiste. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner. Je souris quand on me dit: “mais, vous voyez bien, le parti communiste français se libéralise; il a même rayé la dictature du prolétariat de ses plans.” Il faudrait tout de même s'entendre sur le sens du mot “libéral”. Dans ce fameux congrès où l'on a supprimé la dictature du prolétariat, personne ne s'est levé pour dire: “on nous a enseigné le contraire depuis cinquante ans, nous ne sommes pas d'accord!” On a supprimé la dictature du prolétariat en bloc au cours d'un congrès. En bloc, c'est la définition même de l'anti-libéralisme. Il n'y a même pas eu de discussions sur cette suppression durant le congrès. La liberté n'est pas un bloc. Elle est interstitielle, elle réside dans les fissures ou ruptures que provoque l'esprit ou l'âme.

CRITÈRE. Légiférer sur l'interdit, ce serait donc une manière de dire non aux instincts comme la morale traditionnelle nous incitait à le faire. Ce non dit aux instincts supposait qu'on leur attribuait autonomie et spontanéité. Maintenant, au lieu de nous inciter à dire non aux instincts, on nous invite à les provoquer. Il faut se défouler! Tels sont les impératifs de la nouvelle morale. Parler ainsi, ce serait légiférer sur le permis en morale. Mais comment ne pas voir qu'en agissant de la sorte on accroît la domination de la raison?

J.F. Ce que vous dites me rappelle un texte que je viens de lire où l'on dit: le rationnel est le naturel. Cette confusion nous vient du siècle des Lumières. Ce siècle nous a fait croire que toute conquête du rationnel amènera, en proportion, une diminution de l'irrationnel. En réalité, ce que nous constatons, c'est que tout renforcement du rationnel s'équilibre par un renforcement de l'irrationnel. Le monde ultra-rationalisé sera en même temps un monde dominé par l'irrationnel. Dans un tel monde, il n'y aura plus de place pour le sentiment, ce qui est extrêmement grave, car le régulateur fondamental de la vie, c'est le sentiment, non la raison. A force de rationaliser, on en vient, par exemple, à prendre l'habitude de faire l'amour sans éprouver de sentiments.

CRITÈRE. On ne vit plus, on a des expériences ...

J.F. Mais si nous devions changer de sentiment comme nous changeons d'idée, nous deviendrions tous fous. On peut changer d'idée, cela s'appelle une conversion, mais on garde en général le même sentiment. Quand il est devenu chrétien, saint Paul a continué d'agir avec la même fougue qui le caractérisait lorsqu'il était païen. Il a changé d'idée, non de tempérament. Et il a écrit une grande oeuvre.

CRITÈRE. Si vous étiez chef d'Etat dans une démocratie libérale, que feriez-vous pour favoriser la santé des sentiments?

J.F. Je ne ferais rien, car je ne pourrais rien faire. Ce n'est pas par une mesure politique que l'on arrive à retrouver le sens du sentiment.

CRITÈRE. Vous admettrez sûrement qu'il y a un lien entre l'enracinement et la stabilité du sentiment, vous admettrez aussi que par des mesures politiques et économiques on peut restreindre la migration des travailleurs et donc le déracinement.

J.F. Sans doute, mais ce n'est pas le politique qui créera une mentalité favorable aux mesures restreignant la migration. Le problème du sentiment est le problème religieux fondamental. C'est la défaillance du sentiment religieux qui entraîne la défaillance générale du sentiment. Toute politique qui méconnaîtra l'importance du sentiment religieux donnera un coup d'épée dans l'eau. Soljénytsine nous le rappelle cruellement. Le bonheur ne tient pas dans une idée, serait-elle la plus généreuse.

CRITÈRE. D'où pourra alors venir la solution?

J.F. De la collectivité en tant qu'elle se sent elle-même.

CRITÈRE. C'est-à-dire des peuples tels que Dostoïevski les conçoit lorsqu'il parle de leurs rapports avec la religion?

J.F. Précisément.

CRITÈRE. Vous vous méfiez pourtant de l'opinion publique.

J.F. Je crois qu’on a tort de vouloir faire dépendre la démocratie de l'opinion publique. Il y a là une erreur et une confusion. L'erreur, c'est que l'on ne se rend pas compte que l'opinion publique est à la fois amorphe et privative. Amorphe, ce qui veut dire qu'elle est sans conviction; privative, ce qui veut dire qu'elle n'est ni vraie, ni fausse, ni responsable, ni indifférente, ni quoi que ce soit, qu'elle n'a aucune détermination ni positive, ni négative. C'est ce que j'appelle le privatif. Comment faire reposer la politique, qui exige une conviction, sur une opinion publique qui n'a pas de conviction et qui peut changer du tout au tout?

Deuxièmement, il n'y a pas d'opinion publique sur tous les problèmes politiques. Seuls certains problèmes, politiques et non politiques, sont investis par l'opinion publique. De plus, l'opinion publique ne mandate personne. Personne ne peut la représenter alors que la démocratie en tant que régime suppose la représentation par des partis, par des leaders. Je ne vois pas comment on arrive à faire dépendre l'avenir de la démocratie de l'opinion publique.

On doit également se demander si la démocratie est fondamentalement parlementaire ou non. Le sens moderne du mot démocratie est contemporain des groupes parlementaires et il s'oppose au sens ancien. La démocratie antique ignorait les parlements, c'était l'assemblée du peuple, tandis que la démocratie moderne est une réunion de parlementaires délégués par le peuple. Le problème du choix entre les deux s'est posé déjà à Robespierre lors de la Révolution; il estimait que la démocratie parlementaire viendrait après que l'on aurait fortifié la Révolution; d'abord le Comité du Salut Public et après ...

Jusque vers la fin du XVIIe siècle, le terme démocratie était un terme savant que les politicologues de l'époque utilisaient parce qu'il y avait eu une démocratie grecque. Il n'est devenu un terme signifiant un nouveau régime politique qu'à la fin du XVIIIe siècle et d'abord en Hollande.

Il y a une troisième question qu'il faut poser, celle de la démocratisation interne des partis. Il faut lire à ce sujet l'ouvrage désormais classique de R. Michels, qui a été traduit chez Flammarion sous le titre, je crois, Les Partis politiques. C'est un ouvrage extrêmement important parce qu'il montre comment, en voulant se démocratiser, les partis politiques deviennent des oligarchies à l'intérieur des démocraties.

Parlons un peu de la démocratisation. La démocratie est par nature un régime politique; la démocratisation consiste à introduire la démocratie dans les domaines non politiques, où elle n'a que faire. C'est la manière moderne et sournoise de tout politiser. C'est le totalitarisme qui veut tout démocratiser et par conséquent tout politiser. Il faut revenir au livre VIII de la République de Platon où celui-ci a exposé avec lucidité qu'une démocratie qui, par démocratisation, infeste les domaines non politiques devient un régime tyrannique. Nous sommes en train de tomber dans l'erreur dont Platon avait fait l'expérience, il y a déjà plus de deux mille ans.

CRITÈRE. Vous n'êtes décidément pas un utopiste ...

J.F. Je reviendrai, si vous le voulez bien, sur la question des vocations secondes. Le grand débat que Marx a provoqué, c'est celui de la division du travail. Il voulait que chaque être puisse être à la fois lui-même et autre chose que ce qu'il est. Il ne s'agit plus d'être un ébéniste qui fasse un meuble que les siècles admireront, il faut pouvoir être à la fois ébéniste, professeur d'université et homme politique. Cela est expressément déclaré dans L'idéologie allemande. Marx détestait la division du travail et par là la compétence.

Nous ne sommes pas tous des artistes. Nous ne savons pas tous bien dessiner. Nous ne sommes pas tous des musiciens, nous ne sommes pas tous des Beethoven ou des Mozart. Il y a dans l'être humain des possibilités, mais ces possibilités ne sont jamais dans un seul être, elles sont réparties entre l'infinité des humains. C'est ce que l'on veut nier aujourd'hui. On veut détruire le jeu perpétuel de l'infinité des êtres humains en voulant faire croire à chacun qu'il est tout à la fois un Beethoven, un Einstein, un Bergson et un Thomas Mann, et non un ouvrier d'usine.

L'épanouissement de l'être se fait par ce qu'il y a de plus intérieur en lui. Et ce qu'il y a d'intérieur, c'est ce qu'il y a de secret. Or, on ne veut pas de secret. La chose la plus terrible de notre monde, c'est qu'on veut que les êtres soient transparents l'un à l'autre. Quand un être est transparent aux autres, il est mort; il ne vit qu'en se découvrant face au secret de l'autre. Il faut rétablir le sens du secret contre cette transparence qui fait que, connaissant absolument l'autre, on ne sait plus qui on est soi-même. La perte du secret, c'est la perte de l'identité. Dès lors, on est mûr pour le totalitarisme. Il n'y a de liberté que dans la sauvegarde du secret des êtres humains et de chaque être. Jusqu'à l'amour qui se veut intimité et secret. C'est la condition de son épanouissement. L'amour, y compris la charité, ne se partage pas démocratiquement. Il y a des limites non politiques à la démocratie qui lui donnent son véritable sens qui est politique.

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