Bérulle et le théocentrisme

Henri Brémond

HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE AU XVIIe

Tome III, La conquête mystique, L'ÉCOLE FRANÇAISE

Extrait

Un excellent esprit de ce siècle — dit-il, et il ajoute en marge Nicolaus Copernicus— a voulu maintenir que le soleil est au centre du monde, et non pas la terre; qu'il est immobile, et que la terre, proportionnément à sa figure ronde, se meut au regard du soleil... Cette opinion nouvelle, peu suivie en la science des astres, est utile et doit être suivie en la science du salut1. . Dieu centre, et vers qui toute vie religieuse « doit être en un mouvement continuel », prenez-y garde, cette conception avait été jusqu'alors moins commune qu'on ne pourrait croire. En théorie, personne, sans doute, ne l'aura jamais combattue 2, mais en fait, et pendant de longs siècles, on a suivi communément une direction, je ne dis certes pas contraire, mais différente; on s'est exprimé comme si le soleil tournait autour de la terre, comme si « faire notre salut » était notre but suprême. Qu'on me permette à ce sujet quelques précisions. « Dieu est notre fin », cette vérité fondamentale peut s'entendre de deux façons : elle veut dire, ou bien : « Nous sommes pour Dieu » ou bien : « Dieu est pour nous ». En d'autres termes,
la proposition est, tout ensemble, et théocentrique, et anthropocentrique, également juste d'ailleurs sous ces deux aspects. Ainsi comprise, resterait à suivre, à travers les âges, l'histoire de cette formule, ou plutôt des vues de l'esprit et des sentiments qui lui correspondent.

Immense besogne, qui exigerait encore plus de finesse que d'érudition, et que personne encore, à ma connaissance, ne s'est jusqu'ici proposée. Du très peu que nous savons à ce sujet il semble toutefois que l'on ait le droit de conclure, provisoirement du moins, que, de préférence, la pensée chrétienne s'est placée longtemps au point de vue anthropocentrique : Dieu est pour nous, sans toutefois jamais répudier l'autre. Que l'on prenne, par exemple, saint Augustin; l'on verra tout aussitôt que les textes de lui qui nous viennent spontanément à la mémoire ne sont pas théocentriques. Il dit bien : Seigneur, vous nous avez faits pour vous, Fecisti nos ad te, mais il entend par là : Vous nous avez faits pour que nous trouvions en vous notre béatitude. Vous êtes notre souverain bien. Il ajoute en effet et il conclut : et (lisez : et c'est pour cela que) notre coeur reste en détresse, aussi longtemps qu'il ne se repose pas en vous. De cette phrase fameuse, qui niera que irrequietum ne soit le mot principal? Ou encore : Ame humaine, rien ne peut te satisfaire que celui qui te créa. Tibi enim, o anima, non sufficit, nisi qui te creavit. Je ne prétends pas que de telles paroles nous livrent toute la vie intérieure de saint Augustin, mais seulement une de ses préoccupations les plus habituelles, une de celles qui ont fait la fortune des Confessions.

Beaucoup plus tard, la scolastique, amenée à s'expliquer en toute rigueur sur la fin de l'homme, ne pourra pas ne pas reconnaître que notre fin suprême — finis principalior, dit Bonaventure — est la glorification de Dieu, mais bien des années passeront encore avant que cette thèse philosophique ait pénétré le coeur profond, même de l'élite. Sans feuilleter les oeuvres complètes de saint Bernard, je suis assuré que cet homme extraordinaire, de qui nous vivons encore au moins autant que de saint Augustin, aura orienté la conscience chrétienne vers un théocentrisme de plus en plus décidé. Nul doute non plus que saint François n'ait accéléré ce progrès. Qu'on en juge sur cette comparaison chevaleresque, donnée par le franciscain Nicolas de Lyre. « Toute créature est ordonnée vers Dieu (en fonction de Dieu), comme une armée vers son général... Une armée bien en règle cherche avant tout et plus que tout la gloire de son général, c'est-à-dire, la victoire. » Noble texte et curieux à plus d'un titre. Il n'exprime encore toutefois que le sentiment d'un petit nombre. Un des livres classiques de la spiritualité du moyen âge, la Formula novitiorum du franscicain David d'Augsbourg, nous ramène presque à l'anthropocentrisme des Confessions. Il faut le citer dans son latin : Propter quod venisti? Nonne solummodo propter Deum, ut ipse fieret merces laboris tui in vita oeterna? Pourquoi es-tu venu au couvent, sinon pour Dieu seul, je veux dire, pour que Dieu soit enfin la récompense éternelle de tes vertus? Plus limpide, l'auteur de l'Imitation : Fili, ego debeo esse finis tuus supremus et ultimatus, si vere desideras esse beatus. Je dois être ta fin suprême, si toutefois tu désires le vrai bonheur *. Il faudra bien que tombe enfin cet étrange si auquel on s'attarde encore .

Laissez faire les Frères de la Vie commune, laissez faire les mystiques, dont le nombre et l'influence grandiront chaque jour pendant les années qui verront surgir la Contre-Réforme. Est-ce à dire qu'on ait attendu les temps modernes pour se soumettre enfin au divin précepte de la charité parfaite? Il serait plus que ridicule de le prétendre, et il ne s'agit pas de cela. Le progrès, dont nous indiquons à vue de pays les étapes, est plus intellectuel en quelque sorte que moral. Pendant cette longue période, des saints innombrables vivent thêocentriquement,si j'ose dire, mais, pour des raisons que nous n'avons pas à chercher ici, la conception, la formule théocentrique elle-même, ne s'impose pas spontanément à leur esprit, ou plutôt ne leur vient pas à la plume. Bien que plus d'un historien néglige d'en tenir compte dans ses analyses, des phénomènes de ce genre sont de tous les jours. C'est ainsi qu'avant le concile du Vatican, tels ou tels, qui ne voulaient pas entendre parler de l'infaillibilité du pape, restaient néanmoins persuadés que le pape ne pouvait pas se tromper. Ils avaient ce dogme dans les moelles, pour ainsi dire; le mot seul contrariait leurs habitudes, et leur faisait peur4. On sait du reste, que non seulement pour se répandre, mais aussi pour acquérir toute leur force, ces vérités presque muettes, ces convictions et ces émotions latentes, ont besoin d'être affirmées, répétées, amplifiées par la parole ou par la plume, tant qu'enfin elles paraissent aussi anciennes que l'Eglise, ce qu'elles sont en effet, et qu'elles deviennent des lieux communs. C'est en cela que doit consister, si je ne me trompe, l'évolution de la pensée et de la conscience chrétienne. Quand nous parlons d'une révolution qu'aurait suscitée dans le monde spirituel notre pieux Copernic, Pierre de Bérulle, nous ne voulons pas dire autre chose. Avec lui et par lui, le théocentrisme, déjà cher aux mystiques, mais qui gardait, bon gré malgré, un je ne sais quoi de rare, de compliqué, d'ésotérique, se libère, s'épanouit, se simplifie, se montre au grand jour, s'offre et déjà s'impose à la prière de tous. Aux textes qu'on vient de lire Bérulle a fait dans le monde spirituel de son temps une sorte de révolution, qu'on peut appeler d'un nom barbare, mais quasi nécessaire, théocentrique.

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