Mal républicain, mal américain, mal occidental
La longue campagne présidentielle aux États-Unis prend des allures étranges, voire inédites. Les seuls à s’en réjouir sont les médias américains qui s’alimentent aux pitreries de Donald Trump et au message révolutionnaire de Bernie Sanders. Ce dernier phénomène ne saurait cependant se comparer en aucune façon au grossier populisme qui caractérise la campagne du meneur des primaires républicaines. La candidature du sénateur socio-démocrate, pour étonnant que soit son succès, ne déroge pas des règles habituelles de ce genre d’exercice. On peut même dire, en toute objectivité, que le grand débat qui oppose Sanders à Clinton se poursuit dans une atmosphère exemplaire de respect mutuel et de concentration sur les questions majeures de la politique d’une grande puissance. On ne saurait en dire autant de la campagne républicaine au point où il faut renoncer à toute posture de neutralité à cet égard. Certes le Parti démocrate regorge des déficiences propres à un grand parti de masse : financement occulte, enflures verbales, corruption et tout le reste. Mais il se maintient dans la fidélité à sa tradition et, en dépit des énormes différences au sein de sa clientèle fort diversifiée, il offre l’image d’une certaine unité, d’un ralliement autour du président sortant et de la volonté de transcender les oppositions qui se manifestent au moment des primaires. Ce n’est pas le cas du Parti républicain et cela nous amène à nous pencher, dans cet article, sur les maux de cette organisation qui peine à se retrouver sous le vocable de « Grand Old Party ».
Le mal républicain
Les élites de ce parti vivent un profond désarroi. La candidature du milliardaire excentrique qui alimente les médias comme jamais au cours d’élections primaires a semé la déroute chez les républicains. L’indécence de ses propos dépasse la limite de ce qu’on est prêt à tolérer dans une campagne électorale. Appel délibéré à la violence, xénophobie, misogynie, nationalisme exacerbé, démagogie, tous ces traits ne rendent pas excessives les références au fascisme d’une autre époque.
Comment en est-on venu là? Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène. Je me contenterai ici d’en relever deux dont le premier est propre aux États-Unis tandis que le second constitue une pathologie qui traverse tout le monde occidental.
Le mal républicain, qui atteint aujourd’hui des proportions inacceptables, a rongé cette organisation politique depuis plus de cinquante ans. Il faut remonter à la campagne présidentielle de 1964 pour constater la présence de positions extrémistes dans les instances du parti d’Abraham Lincoln. Dès après la Deuxième Guerre mondiale, cependant, une certaine paranoïa s’est manifestée dans les rangs républicains : frénésie autour d’un général désobéissant, Douglas MacArthur, qui projetait un bombardement nucléaire en Chine, puis la campagne du sénateur Joe McCarthy contre la soi-disant infiltration communiste dans la fonction publique américaine qui a pris des proportions alarmantes et une campagne présidentielle en 1952 qui invoquait une dangereuse politique de « roll-back », soit un refoulement des positions soviétiques en Europe centrale. Mais le bon général Eisenhower sut rassurer tout le monde avec sa sagesse et sa prudence enrobées de gloriole militaire. Tout est rentré dans l’ordre au cours des ces années de prospérité sans précédent. MacArthur est passé dans l’ombre, le maccarthysme a été étouffé, le « roll-back » n’a pas eu lieu et le gouvernement américain a même blâmé l’aventurisme des Britanniques, des Français et des Israéliens au moment de la crise de Suez tout en laissant les chars soviétiques envahir la Hongrie. C’était l’époque où les républicains dits modérés, voire libéraux, tenaient en laisse les éléments les plus extrémistes d’un parti conservateur, prudent en matière d’initiatives gouvernementales tout en ne remettant pas en question les acquis du New Deal. Le Parti républicain demeurait le refuge des gens d’affaires et de la finance mais il acceptait volontiers l’évolution du monde occidental et assurait un fort leadership américain dans le dialogue international.
Certains élus républicains se montraient même plus progressistes que certains démocrates. Les républicains du nord-est, notamment, se situaient à gauche des démocrates du sud. Car le Parti démocrate se voulait un grand parti populaire tout en incluant ce qu’on appelait le « Solid South » toujours très conservateur et héritier de la civilisation sécessionniste et esclavagiste du 19ième siècle qui avait répudié Abraham Lincoln et le parti qu’il a fondé. Même si le parti de Franklin Roosevelt et de Truman se positionnait, pour l’ensemble de ses politiques, au centre-gauche de l’échiquier politique américain et le Parti républicain au centre-droit, les deux organisations offraient une large gamme d’orientations politiques.
C’est la grande percée des droits civils et raciaux, la lutte ardente contre la ségrégation raciale de J.F. Kennedy et Lyndon Johnson qui mit fin à cet équilibre partisan. Les conservateurs du Parti républicain ont peu à peu courtisé les Sudistes. Sans appuyer ouvertement les positions carrément ségrégationnistes et racistes du dissident démocrate George Wallace, un fort courant républicain condamnait à la fois les politiques socioéconomiques démocrates et le mouvement intégrationniste qu’ils jugeaient trop précipité. C’est un sénateur de l’Arizona, Barry Goldwater, qui prendra la tête de ce mouvement et finira par triompher de Nelson Rockefeller, parfait représentant du républicanisme modéré du Nord-Est, aux élections primaires de 1964. Présage de l’évolution à venir, un acteur de cinéma méconnu, Ronald Reagan, appuie Goldwater au moment de son investiture à la convention républicaine d’alors. Les idées du sénateur de l’Arizona avaient été exprimées dans un ouvrage qui s’intitulait The Conscience of a Conservative. On retient une phrase de son discours d’investiture : « Extremism in the pursuit of liberty is no vice ». « L’extrémisme, dans la recherche de la liberté n’est pas un vice ». Voilà qui caractérise déjà un accent si fort et exclusif sur la protection des libertés individuelles qu’il entrave la promotion de l’égalité et le recours à la solidarité incarnés dans des politiques gouvernementales.
Barry Goldwater est battu à plate couture, ce qui révèle que le fruit n’est pas mûr. Ronald Reagan, son disciple, se fera tout même élire comme gouverneur de la Californie dès 1966 pour une période de huit ans. Mais le parti républicain demeurera dominé par les conservateurs modérés dont Richard Nixon fait partie. C’est lui qui reçoit l’investiture en 1968 et sera porté à la présidence dans des circonstances particulièrement pénibles pour le Parti démocrate. Très astucieux, il mettra en oeuvre la stratégie sudiste, exploitant le mécontentement des démocrates du Sud à l’endroit de leur parti jugé trop libéral et trop voué à la cause des minorités. Peu à peu les élus de cette région passeront au Parti républicain. Cette mutation pèse lourd sur l’orientation politique du G.O.P. Le modéré Gerald Ford devient président en succédant à Nixon démissionnaire en 1974, mais il sera fortement contesté par l’ex-gouverneur Ronald Reagan aux primaires de 1976 au nom des principes de la droite tous azimuts : désinvestissement du gouvernement, promotion de la liberté individuelle et politique étrangère axée sur un anticommunisme sommaire et la puissance militaire.
Les élections législatives de 1978 sont très significatives de la montée de l’extrême-droite dans les rangs républicains. Parmi les nouveaux élus à la Chambre des Représentants, on compte Dick Cheney et Newt Gingrich. Tout est prêt pour l’arrivée de Ronald Reagan à la présidence. L’ancien acteur, en raison de son charisme et de son charme, donnera ses lettres de noblesse à la droite sans entraves. Subtilement, Reagan courtise les conservateurs du Sud. Il lance sa campagne présidentielle dans le comté de Neshaba dans le Mississipi, un endroit qui demeure marqué par les tristes événements de 1963, alors que des promoteurs des droits raciaux étaient cruellement abattus par des organisations racistes. Le candidat républicain se garde bien d’évoquer ce souvenir mais affirme son soutien aux « States’ rights » ou pouvoirs légitimes des États, ce qui se traduit inévitablement dans les États du Sud comme la résistance aux ingérences du gouvernement fédéral en matière d’intégration raciale.
Reagan, président, s’engage résolument dans des politiques de dérégulation, de mise en veilleuse des programmes sociaux au nom d’une conception réductrice du rôle du gouvernement. « Le gouvernement n’est pas une solution, il est plutôt le problème », proclame-t-il. Il va jusqu’à se moquer de celles qu’il appelle les « African queens », ces femmes noires qui dépendent largement de l’aide sociale d’une manière jugée abusive dans les milieux bourgeois. Il contribue largement à légitimer le conservatisme social, même auprès de ceux qui sont victimes des inégalités entretenues par un capitalisme débridé. Il séduit les classes laborieuses et quantité de démocrates se tournent vers lui : les « Reagan Democrats ». En politique étrangère, il parvient à faire accepter une sensible augmentation des dépenses militaires et une attitude de refus des négociations avec ses homologues soviétiques. Il bénéficie de l’affaissement du système communiste en Europe de l’Est au point où on lui accorde le mérite de la fin de la guerre froide. On pourrait établir au contraire que c’est plutôt Gorbachev qui parvient à imposer des changements radicaux en Union soviétique en dépit des politiques reaganiennes.
George H.W. Bush, qui succède à Reagan, est le dernier héritier du républicanisme modéré, sage et prudent. Il mène une politique étrangère toute en retenue et se refuse à pavoiser devant la décomposition de l’empire soviétique. Il fait la guerre dans le golfe persique pour déloger les troupes irakiennes de Saddam Hussein du Koweit qu’elles occupaient, se contentant de restaurer un ordre violé et obtenant par là une légitimité internationale exceptionnelle. C’est peut-être sa modération qui entraîne un troisième candidat à l’élection présidentielle de 1992 et la défaite républicaine aux mains du démocrate, Bill Clinton.
Au cours des années 90, le Parti républicain poursuit son virage à l’extrême-droite. À compter des élections législatives de 1994, menées par l’archi-conservateur, Newt Gingrich, sous le slogan d’un nouveau contrat avec l’Amérique, les membres républicains des deux branches du Congrès se font tout à fait intransigeants vis-à-vis des politiques pourtant modérées du Président Clinton. Une lutte sans merci, sans compromis qui se poursuit aujourd’hui. C’est la fin des consensus dits bipartites qui avaient dominé le Congrès américain depuis la Deuxième Guerre mondiale. Malgré tout, les élites républicaines parviennent à imposer leurs candidats à la présidence : le modéré Bob Dole en 1996, George W. Bush en 2000 et 2004, qui réussit, tout comme Reagan, à imposer les politiques néoconservatrices à la faveur des attentats du 11 septembre 2001, les très corrects John McCain et Mitt Romney en 2008 et 2012, à l’encontre d’une extrême-droite féroce qui encombre les primaires pendant plusieurs mois.
On entrevoyait le même scénario aux primaires de 2016. Le gouverneur Jeb Bush, favori des élites, fort de l’aura de sa famille et de ses contacts dans les milieux qui comptent, finirait par l’emporter sur les nombreux candidats, la plupart se disputant des positions extrémistes radicales qui font trembler les colonnes de la tradition républicaine. C’était sans compter sur l’absence de charisme du candidat Bush et surtout sur la force grandissante du Tea Party qui rassemble toute l’opposition féroce et radicale au libéralisme et à Barack Obama. Tout se passe comme si le conservatisme extrémiste qui habite le Parti républicain depuis plus de 50 ans agit comme une métastase au point de s’emparer d’une majorité de l’électorat de ce parti.
Dès les premiers jour de la présidence d’Obama, le Tea Party s’est constitué avec le ressentiment de tous ceux qui ne pouvaient supporter à la fois un Africain-américain à la Maison Blanche et les politiques qu’il a tenté de mettre en oeuvre. Cette frange grandissante du Parti républicain se compose essentiellement d’une population blanche d’âge moyen et de revenu moyen qui se sent déconsidérée en raison de préoccupations nouvelles à l’endroit des minorités noire, latinos et asiatiques dont les population croissent rapidement et menacent de constituer bientôt une majorité de la population du pays. Sans être ouvertement racistes, les adeptes du Tea Party reprochent au président dont le père est né en Afrique de perdre de vue les valeurs traditionnelles de la nation américaine. Ils le tiennent responsable du déclin et de la perte de prestige des États-Unis. Ils cherchent à renverser la vapeur avec un président qui mettrait fin à l’immigration illégale et restreindrait considérablement l’immigration légale. Ils voient dans le Parti démocrate une continuation des politiques insupportables de Barack Obama ou pire encore, avec Bernie Sanders, l’avènement du socialisme.
Cet électorat s’est massé autour de deux candidats : Ted Cruz, jeune sénateur extrémiste du Texas qui rassemble les éléments les plus radicaux du conservatisme moral et du nationalisme de type sudiste; Donald Trump, le milliardaire indépendant et fantasque, moins conservateur à certains égards mais plus fortement nationaliste, se présente comme un sauveur prêt à stimuler le ressentiment populaire pour restaurer la puissance américaine. Si Trump domine et menace de conquérir la nomination de son parti à la candidature présidentielle, c’est qu’il exploite à la perfection un sentiment fort répandu dans la population, l’intolérance à l’endroit de ce qu’on appelle le politiquement correct. C’est là le second facteur de dégénérescence qui retient ici mon attention.
La guerre au politiquement correct
Cette curieuse expression (« politically correct ») est née aux États-Unis au moment de la montée de l’idéologie dite néoconservatrice contemporaine. Elle voulait tourner en dérision une tendance systématique et sans doute excessive des milieux libéraux américains à la recherche de l’équité absolue entre les femmes et les hommes, entre les minorités raciales et ethniques de toutes sortes et la majorité, entre toutes les classes de la société, les religions et toutes autres caractéristiques particulières des citoyens. Cette préoccupation avait atteint son paroxysme dans les conventions du Parti démocrate toujours soucieuses de former ce qu’on a appelé l’arc-en-ciel le plus parfait possible. On pouvait craindre que le libéralisme américain en perdrait son pouvoir de rassemblement dans une société tellement fragmentée qu’elle n’en serait plus une.
Si justifiées qu’aient été ces préoccupations, elles ne méritaient pas les moqueries de ceux qui en profitaient pour maintenir une société inégalitaire, voire des injustices sociales et raciales comme c’était le cas pour plusieurs au Parti républicain. À la limite, le mouvement de dérision du politiquement correct en est venu à dénoncer l’ordre politique lui-même, c’est-à-dire la volonté même de faire agir la solidarité sociale dans la direction de l’équité et de la protection des plus faibles. Un gouvernement digne de ce nom, doit offrir une place à tous dans la société et en vient inévitablement à une attention particulière à l’attention des oubliés, des minorités de toutes sortes. L’ordre politique, à la limite, va à l’encontre du grand mythe social qui consiste à faire croire que chacun peut se hisser à la richesse et au pouvoir par ses propres moyens sans aucune entrave. Le mythe du « self-made man » américain peut devenir un mensonge dangereux s’il fait croire qu’on peut se passer en définitive de l’ordre politique. L’opposition au politiquement correct a pu servir les fins de ceux qui souhaitaient minimiser l’ordre politique.
L’ordre politique suppose aussi qu’on maintienne une certaine correction langagière, une certaine politesse des uns envers les autres, même dans une démocratie qui autorise la liberté d’expression. Une démocratie qui laisse libre cours aux insultes, aux calomnies, aux suspicions sans fondements peut virer facilement à l’anarchie. Mais il arrive que des individus libres s’impatientent facilement d’entendre un langage qui se veut respectueux de tous, soucieux de ne pas offenser les personnes, notamment celles qui appartiennent aux minorités.
Il est bien vrai que le langage politique peut en devenir vide de sens et ne servir qu’à protéger des intérêts particuliers. On s’est impatienté à juste titre devant des programmes politiques qui ne voulaient rien dire, devant de belles paroles jamais suivies d’action. Mais l’opposition au politiquement correct en est venue à autoriser un langage grossier, offensant, voire immoral. Cela se produit sous nos yeux dans la campagne présidentielle américaine, du moins dans le discours populaire et populiste de Donald Trump.
Trump plait à un certain public américain parce que, paraît-il, il dit les choses « telles qu’elles sont ». Il énonce pourtant des faussetés en grand nombre et elles sont dénoncées régulièrement par les vérificateurs factuels « fact checkers » dans les médias américains. Cela semble importer assez peu pour les partisans de Trump qui se réjouissent de le voir, contrairement aux autres politiciens, s’exprimer sans réserve et dire des choses qu’on s’abstient souvent de dire, le plus souvent à juste titre. Trump laisse parler l’impatience populaire. Il s’exprime comme on a envie de s’exprimer spontanément quand on n’aime pas quelqu’un, quand une situation fait souffrir. Que les immigrants mexicains soient tous des bandits, des violeurs et des parasites, plusieurs ont envie de le dire sans se soucier de vérifier si c’est bien vrai. Que Trump le dise publiquement, cela leur fait un immense plaisir. La population se nourrit facilement de paralogismes du type : les terroristes sont musulmans, donc tous les musulmans sont potentiellement terroristes. Il faut donc interdire l’entrée des musulmans aux États-Unis. Elle se complait à trouver des coupables à l’extérieur du pays. Par exemple, on accuse volontiers les immigrants de voler les emplois des citoyens de souche. On se plait à attribuer la délocalisation des emplois aux traités de libre-échange. Les propos de Donald Trump à cet égard rappellent ceux d’un autre tribun populiste, Ross Perot, lui aussi richissime, candidat indépendant à l’élection présidentielle de 1992, qui évoquait une gigantesque succion des emplois dans le contexte de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Pourtant, rien de tel ne s’est produit. Ce qui n’empêche pas Trump de revenir à la charge en parlant à nouveau d’emplois perdus en raison d’une soi-disant démission américaine face à la mondialisation.
Les commentateurs le répètent à satiété. Le succès de Trump tient à la colère d’une population à l’endroit de ce qu’on appelle la classe politique. Tous ceux qui ont touché de près ou de loin à la chose politique sont à blâmer. Cette population en a ras-le-bol du discours politique habituel, c’est-à-dire, en d’autres termes du politiquement correct. N’est-ce pas tout l’ordre politique qui en est ainsi répudié? C’est là une reprise plus radicale que jamais de la contradiction du système politique américain. Un candidat se bâtit aisément une popularité en se targuant de n’être jamais allé à Washington, d’être demeuré en retrait de la transaction politique toujours corrompue et corruptrice. Pourtant, c’est pour aller représenter la population au sein même de ce milieu qu’on courtise les électeurs. Reagan utilisait son fameux slogan, « La politique n’est pas la solution… » en vue d’accéder lui-même à la fonction politique suprême. Cela ne l’a pas retenu d’engager le gouvernement américain dans des dépenses considérables et de creuser le déficit budgétaire.
Au nom de la négation du politiquement correct, le candidat républicain se laisse aller aux pires grossièretés, à des accusations sans fondement, à l’appel aux instincts primitifs, à la xénophobie, à la misogynie et quoi encore.
Un mal américain
Ce mal républicain est dénoncé à juste titre par un grand nombre d’Américains, sans doute par une majorité de la population. Il s’enracine cependant dans de forts courants de l’histoire des États-Unis, voire dans les mythes fondateurs de la nation américaine.
L’historien Richard Hofstadter dénonçait, au cours des années 60, ce qu’il appelait le « style paranoïaque » de la politique américaine. (The Paranoïd Style in American Politics, New York, Vintage Books, 1965). Il retraçait, dans l’histoire de ce pays privilégié, retranché dans un continent ultrasécuritaire, une tendance presque congénitale aux grandes peurs collectives et à l’affolement face aux ingrédients jugés corrupteurs de la nation originelle. Tour à tour, les francs-maçons, les immigrants catholiques, les Noirs émancipés, les communistes ont été dénoncés comme des fléaux ou des menaces aux valeurs fondamentales du pays. Paradoxalement, c’est dans les régions le mieux protégés, les moins exposées aux communications internationales, les plus homogènes quant à la culture et l’origine raciale que les peurs sont plus prononcées. On se rappelle la puissance du mouvement maccarthyste dans les milieux populaires et on pense aujourd’hui à la crainte obsessive du terrorisme qui perdure 15 ans après les événements du 11 septembre 2001. L’attaque de San Bernardino, en Californie a soulevé des craintes et appréhensions sans proportion avec l’ampleur de l’événement. Pourtant, les tueries collectives sont plutôt fréquentes aux États-Unis mais elles ne créent jamais autant de panique qu’un événement attribué à un courant extérieur.
À cet égard, rien de particulièrement nouveau dans le discours populiste de Donald Trump sinon l’habileté du milliardaire à toucher des cordes sensibles dans plusieurs milieux, plusieurs classes de la société. Des orateurs populistes comme George Wallace, candidat présidentiel à plusieurs reprises dans les années 60, Ross Perot en 1992, Pat Buchanan en 1996 et 2000, faisaient appel à des milieux plus restreints, comme c’est d’ailleurs le cas aujourd’hui du candidat Ted Cruz dont la popularité demeure confinée aux milieux conservateurs fondamentalistes. La meilleure carte de Trump, c’est la hantise d’une immigration mal contrôlée, un malaise répandu dans plusieurs secteurs de la population américaine. Ce qui est nouveau dans son discours, c’est son aptitude à dépasser les limites habituelles de la paranoïa. Il réussit à séduire une gamme assez large d’électeurs en invoquant des thèmes qui habitent toujours la conscience collective américaine : le mépris de la fonction politique, l’exceptionnalisme américain et la célébration de l’individu libre.
Un mal occidental
D’ailleurs cette hantise de l’immigration rejoint l’ensemble de l’Occident. Même si le phénomène Trump tient à une exacerbation du nationalisme américain, à une concentration pathologique sur les États-Unis, sur des valeurs proprement américaines, il s’apparente à un mouvement populiste répandu à travers toute l’Europe et aussi dans l’ensemble des Amériques. En France, avec le Front national de Marine Le Pen, premier parti politique du pays, en Grande-Bretagne avec le mouvement de retrait de l’Union européenne et le parti pour l’indépendance du Royaume Uni, l’UKIP, en Allemagne avec le NPD europhobe d’extrême-droite, en Hollande avec le PVV (Parti de la liberté) de Geert Wilders à la fois eurosceptique et anti-islamiste, en Italie avec la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, en Suisse, en Autriche, dans les pays d’Europe centrale dont certains refusent tout accueil des réfugiés qui s’entassent à leurs portes, dans les pays scandinaves, on trouve de partis populistes qui atteignent une bonne partie de la population en brandissant le spectre de l’envahissement des immigrants et de la préservation des valeurs européennes.
Tous ces partis sont différents les uns des autres. Ils arrivent mal à faire cause commune au Parlement européen ou ailleurs. L’intensité de leur rejet de l’immigration varie d’un pays à l’autre mais tous s’enracinent dans une même crainte des méfaits réels ou imaginaires de l’immigration, de la mondialisation, voire des échanges internationaux. À des degrés divers, ils rejoignent plusieurs éléments du discours de Donald Trump, une volonté de résister à une soi-disant contamination venue de l’extérieur, de protéger des valeurs nationales contre des apports étrangers dont la religion musulmane et ses pratiques ostentatoires sont le signe le plus évident et jugé le plus dangereux.
Dans tous les cas, on s’adonne allègrement aux paralogismes mentionnés plus haut, notamment les amalgames faciles entre la menace terroriste des islamistes radicaux et l’ensemble des populations musulmanes. Partout on fait appel à la colère populaire, à la faillite des politiques traditionnelles, à l’hostilité envers les classes politiques, au rejet du politiquement correct. En somme, à peu près partout, on assiste à un net refus de la complexité propre à l’ordre politique et aux relations internationales. Les solutions proposées sont le plus souvent draconiennes et d’une simplicité exemplaire. On semble peu préoccupé, en général, par la faisabilité de ces politiques et de leurs conséquences à court et à long terme.
Le Québec n’est pas à l’abri de ce nationalisme populiste. Bien qu’il ne s’incarne pas dans un parti politique propre, il habite une certaine presse populaire, des animateurs radiophoniques et une large partie de la légion des humoristes à la mode. L’hostilité à l’endroit de la classe politique y est quasi universelle et spontanée. Il est bien vrai que certaines pratiques politiques méritent la réprobation populaire mais est-ce bien le lot de la majorité des personnes qui oeuvrent sur la scène politique? Encore ici, le refus de la complexité semble bien propre à l’information qui nous envahit 24 heures par jour et 7 jours sur 7. Les médias sociaux regorgent d’informations, de commentaires et de discussions. Mais, dans leur immense majorité, les messages doivent être courts, simples et le plus souvent drôles. Il semble bien que la meilleure façon de s’informer sur un phénomène politique soit d’en rire. Or le propre du rire est d’établir une distance, un écart entre l’objet de dérision et le sujet qui s’en amuse.
Dieu merci, les Québécois n’en sont pas encore au rejet compulsif des immigrants, même réfugiés, qui habite les populations européennes. Mais la question de l’immigration suscite toujours un malaise et plusieurs Québécois ont exprimé des craintes quant à la politique d’accueil des réfugiés syriens mise en oeuvre par le gouvernement fédéral. Certains animateurs populaires ont dénoncé le mauvais accueil accordé à Marine Le Pen qui venait au Québec récemment pour condamner notre soi-disant naïveté en matière d’immigration. Ils n’en sont pas encore à appuyer la candidature de Donald Trump aux États-Unis. Mais qui sait?
L’obsession des vagues migratoire et de la complexité de l’ordre politique rappelle, à bien des égards, l’agitation des populations occidentales durant la grande crise économique des années 1930. Il faudrait se garder toutefois des comparaisons faciles et prendre conscience des énormes différences entre la situation internationale de cette époque et la nôtre. D’abord, en dépit de grands malaises dans l’économie internationale, nous sommes à des années lumière de la misère vécue durant la Grande Dépression. De plus, les économies nationales ont atteint un niveau d’intégration qui les rend désormais presque irrémédiablement interdépendantes. D’autres facteurs culturels et politiques laissent croire qu’on n’assistera pas une montée du fascisme comparable à celle des années 1930.
Aux États-Unis notamment, on peut croire encore, en ce printemps de 2016, que l’ensemble de la population américaine résistera à la vague trumpiste au moment de l’élection présidentielle du 8 novembre prochain. Un récent sondage révèle que 65% des citoyens entretiennent un sentiment défavorable envers Donald Trump. Il faudra tout de même apprendre à vivre avec ce mouvement qui survivra sans doute bien au delà de cette année électorale.