L'origine de cette expression
L’expression «philosophie comme mode de vie» paraît très récente. En français, il n’est pas certain qu’on la retrouve avant son emploi comme sous-titre de la seconde partie du livre Qu’est-ce que la philosophie antique?, un ouvrage publié par Pierre Hadot en 1995 [1]. En anglais, l’expression «philosophy as a way of life» est utilisée la même année pour intituler la traduction partielle, fruit d'une discussion avec Arnold Davidson [2], du recueil d’articles paru d'abord sous le titre Exercices spirituels et philosophie antique [3].
L’expression «philosophie comme mode de vie» paraît très récente. En français, il n’est pas certain qu’on la retrouve avant son emploi comme sous-titre de la seconde partie du livre Qu’est-ce que la philosophie antique?, un ouvrage publié par Pierre Hadot en 1995 [1]. En anglais, l’expression «philosophy as a way of life» est utilisée la même année pour intituler la traduction partielle, fruit d'une discussion avec Arnold Davidson [2], du recueil d’articles paru d'abord sous le titre Exercices spirituels et philosophie antique [3]. Or l’idée maîtresse de l’helléniste Pierre Hadot, selon laquelle la philosophie antique consistait dans le choix d’un «mode de vie», s’atteste à partir de la leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 18 février 1983 [4]. Cependant, la redécouverte du phénomène de la «philosophie comme manière de vivre», selon le titre donné aux entretiens accordés par Hadot à J. Carlier et A. Davidson en 2001 [5], est pourtant antérieure à cette période. Si on laisse en plan l’intérêt de jeunesse qu'il portait à la mystique [6], l’étude de la philosophie comme discipline spirituelle remonterait à un article portant sur l’exercice de la physique chez Marc Aurèle en 1972 [7], lequel fut intégré par la suite au recueil Exercices spirituels et philosophie antique édité pour la première fois en 1981 et réédité en 1987. Ajoutons enfin que durant l’intervalle, notamment à partir des discussions qu'il avait avec son épouse Ilsetraut, Hadot rédigeait un article liminaire intitulé « Exercices spirituels » qui paraissait dans la «Ve section» de l’Annuaire de l’École pratique des hautes études en 1977 [8]. Étudié et cité par Michel Foucault, qui invita par la suite Hadot à poser sa candidature au Collège de France au début des années 1980, cet article liminaire joua un rôle considérable dans le développement de ce qui allait devenir peu à peu la philosophie comme mode de vie.
Enfin, la découverte de l’importance des exercices spirituels en philosophie antique revient probablement à l’helléniste allemand Paul Rabbow qui, au début du XXe siècle, s’intéressait à la conduite de l’âme et aux exercices spirituels chez les Grecs anciens. Cependant, c’est dans son Seelenführung: Methodik der Exerzitien in der Antike, paru à Munich en 1954 [9], qu’il démontre que les fameux exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola [10] trouvent leur source dans la tradition antique. Si la lecture de Rabbow exerça une influence profonde sur Hadot, il ne faudrait pas méconnaître non plus le fait que la thèse de son épouse Ilsetraut Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, éditée à Berlin en 1969 [11], s’inscrivait déjà dans le même type de préoccupation.
Avant de présenter la philosophie comme mode de vie, il faut écarter quatre méprises fréquentes. D’abord, l’expression ne renvoie à aucun courant de pensée en particulier: la philosophie comme mode de vie appartient à tous. Elle désigne ainsi le phénomène culturel complexe à la source de ce que nous appelons aujourd'hui la «philosophie». De ce point de vue, toutefois, la formule devient tautologique et presque insignifiante. En effet, l’idée d’un mode de vie philosophique ajoute peu à la signification première du mot philosophie, car la philosophie antique s’est d’abord comprise comme une manière de vivre, à savoir comme une vie orientée vers la sophia, vers la sagesse. C’est d’ailleurs pourquoi on ne peut utiliser cette expression que dans une culture pour laquelle le «discours philosophique» est devenu autonome, un discours désormais confondu avec la philosophie elle-même. Dans ce cas, l’expression signifie qu’il existe une approche en philosophie contemporaine qui accorde la primauté à la vie philosophique par rapport au discours sur la philosophie. Or, il n’y a pas lieu d’opposer radicalement le discours philosophique et le mode de vie, car «la philosophie est bien avant tout une ma nière de vivre, rappelait Hadot, mais qui est étroitement liée au discours philosophique.» [12] Toutefois, comme il l’affirmait aussi ailleurs, il y a bien une rupture entre les deux ordres: «Vivre réellement en philosophe correspond à un ordre de réalité totalement différent de celui du discours philosophique.» [13]
Ensuite, il ne faudrait surtout pas confondre le phénomène de la philosophie comme mode de vie avec la «philosophie de la vie» (Bergson) ou la Lebensphilosophie allemande (Nietzsche, Dilthey, Simmel). En effet, ce courant vitaliste qui émergea au cours du XIXe siècle ne décrivait pas la vie philosophique mais plutôt les processus biologiques à la source de l’expérience vécue.
En outre, si la philosophie comme mode de vie bénéficie d’un ancrage profond dans les exercices spirituels, si son origine est contemporaine des purifications religieuses [14] et des pratiques corporelles associées au yoga [15], et si, aux premiers siècles, une frange du christianisme intègre à son genre d’existence des pratiques antiques, la philosophie comme mode de vie, en tant que telle, n’est pas assimilable à la religion. En effet, la philosophie comme mode de vie est d’abord un phénomène de culture grecque qui ne pouvait entrer en concurrence ni avec la religion populaire [16] ni avec le christianisme [17]. Nous reviendrons sur ce point dans la section portant sur l'appropriation des exercices spirituels antiques par le christianisme,
Enfin, s’il a existé une «philosophie cosmique» à l’époque de Kant, qui renvoyait plus à la sagesse qu'à une philosophie mondaine, il n’y a pourtant pas lieu de réduire la philosophie comme mode de vie à une «philosophie populaire» [18] qui s’adresserait indifféremment au gens du monde, se confondant maintenant avec une nouvelle «philosophie de la vie». Si la philosophie comme mode de vie n’a pas comme projet de rendre la philosophie plus populaire, ce qu’elle décrit peut toutefois lui conférer une certaine popularité auprès de ceux qui aspirent à retrouver le sens premier de l’expérience philosophique.
Ouvrages de Pierre Hadot sur le sujet :
Plotin ou la simplicité du regard (1963), Gallimard, 1997.
Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Albin Michel, 2002.
La Citadelle intérieure: Introduction aux Pensées de Marc Aurèle (1992), Fayard, 1995.
Qu'est-ce que la philosophie antique? Gallimard, 1995.
Éloge de Socrate, Alea, 1998.
Éloge de la philosophie, Alea, 1998.
Études de philosophie ancienne, Les Belles Lettres, 1998.
Plotin. Porphyre. Études néoplatoniciennes, Les Belles Lettres, 1999.
La philosophie comme manière de vivre. Entretiens, Albin Michel, 2001.
Le voile d’Isis: Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Gallimard, 2004.
Apprendre à philosopher dans l'antiquité (avec I. Hadot), LGF, Livre de poche, 2004.
Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.
N’oublie pas de vivre: Goethe et la tradition des exercices spirituels, A. Michel, 2008
Ouvrages, périodique et articles consacrés à Hadot :
Narbonne J.-M. et P.-H. Poirier (dir), Gnose et philosophie, PUL, 2009.
Davidson et Worms, Pierre Hadot, l'enseignement des antiques..., Rue d'Ulm, 2010
Cahiers philosophiques : «La philosophie comme manière de vivre», No 120, 2009.
Balaudé, J.-F. «Vivre philosophiquement aujourd’hui?», Cahiers phil., 120, 2009.
Davidson, «Spiritual Exercices and Ancient Philosophy» Critical Inquiry, 16, 1990.
___, «Introduction to Hadot», Philosophy as a Way of Live, Blackwell, 1995.
Flynn, T. «Philosophy as a way of life... Phil. & Social Criticism, 31, 2005.
Hankey, «Philosophy as way of life for Christians?», Laval théol. & phil., 59-2, 2003
Imbach, R. «Hadot : La philosophie comme exercice spirituel», Critique, 454, 1985.
Tieleman, T. «The Art of Life: An Ancient Idea...», ΣΧΟΛΗ, II. 2, 2008, 245-52.
Sélection d’ouvrages récents en philosophie comme mode de vie :
Balaudé, J.-F. Le savoir-vivre-philosophique, Grasset, 2010.
Clément et Trottmann, Vie philosophique et vies de philosophes, Sens & Tonka, 2010
Domanski, J. La philosophie, thérapie ou manière de vivre? Cerf, 1996.
Foucault, M. L’herméneutique du sujet. (Cours 1981-82), Seuil-Gallimard, 2001.
___, Le gouvernement de soi et des autres. (Cours 1982-83), Seuil-Gallimard, 2008.
___, Le courage de la vérité. (Cours de 1984), Seuil-Gallimard, 2009.
Montanari, M. Hadot e Foucault nello Specchio dei greci, Mimesis, 2009.
Nehamas, A. The Art of Living, University of California Press, 1998.
Voelke, A.-J. La philosophie comme thérapie de l’âme, Cerf, 1993.
Notes :
[1] Hadot, P. Qu’est-ce que la philosophie antique? Gallimard, 1995, p. 89.
[2] Hadot, P. Philosophy as a Way of Life: Spiritual Exercises from Socrates to Foucault, Edited and with an introduction by A. I. Davidson, translated by M. Chase, Blackwell, 1995.
[3] Exercices spirituels et philosophie antique, Institut d’Études augustiniennes, 1981, 1993, 4e édition: Albin Michel, 2002 (Cité dorénavant: Exercices spirituels…)
[4] «L’histoire de la pensée hellénique et romaine», Exercices spirituels…, 255-87.
[5] La philosophie comme manière de vivre : Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Albin Michel, 2001.
[6] La philosophie comme manière de vivre, 63-70 et 125-43. À ce sujet, voir Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, 1997 et Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.
[7] «La physique comme exercice spirituel ou pessimisme et optimisme chez Marc Aurèle», repris in Exercices spirituels…, 145-64.
[8] La philosophie comme manière de vivre, 70.
[9] Rabbow, P. Seelenführung: Methodik der Exerzitien in der Antike, Munich, 1954. À ce propos, voir: «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne», Exercices spirituels…, 75-7.
[10] Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Texte définitif, trad. J.-C. Guy, Seuil, 1982.
[11] Hadot, I. Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, De Gruyter, 1969.
[12] Qu’est-ce que la philosophie antique? 19. Cf. aussi p. 21.
[13] «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 294.
[14] Sur la proximité entre la philosophie antique et les pratiques religieuses telles les purifications et le voyage de l’âme, voir : Schuhl, P.-M. Essai sur la formation de la pensée grecque, 29-37; Gernet, L. Anthropologie de la Grèce antique, 239-58; Guthrie, W. K. C. Orphée et la religion grecque, Payot, 1983. À ce propos, voir la note suivante.
[15] À propos des pratiques respiratoires : Vernant, J.-P. Mythe et pensée chez les Grecs, tome I, Maspéro, 1971, 94-6, 114. Au sujet du yoga, outre les travaux de M. Éliade, voir l’introduction de J. Varenne aux Upanishads du Yoga, Gallimard, 1971, 9-48. Pour l’origine chamanique: E. R. Dodds, « Les chamans grecs et les origines du puritanisme », Les Grecs et l’Irrationnel, Flammarion, 1977, 139-78. Cf. également Éliade, M. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Payot, 1968. Hadot justifie son refus de développer sa réflexion en ces directions dans Qu’est-ce que la philosophie antique? 280.
[16] Mikalson, J. D. La religion populaire à Athènes, Perrin, 2008.
[17] Qu’est-ce que la philosophie antique? 355, 409.
[18] Qu’est-ce que la philosophie antique? 402-3.