L'éthique chrétienne revisitée

Jacques Grand'Maison

Le Québec est un État laïc, mais existe-t-il pour autant une morale laïque digne de ce nom dans ce Québec? À en juger par les commissions d’enquête, c’est le droit qui nous tient lieu de morale en ce moment. Ce qui n’a rien de rassurant, car un droit sans morale est une incitation à la tricherie… ou à la création d’un État policier. Après avoir tourné dos à la tradition, comme le Québec d’aujourd’hui, Descartes, en attendant de pouvoir achever sa propre morale, eut la sagesse de se donner ce qu'il a appelé une morale par provision et il a choisi à cette fin la morale chrétienne. Guy Durand, nous dit Jacques Grand ’Maison,  nous offre encore mieux : Une éthique à la jonction de l'humanisme et de la religion.

 Guy Durand a publié récemment un livre sur la morale chrétienne. Sa lecture s'impose à tous ceux et celles qui veulent connaître la morale chrétienne au-delà des clichés à la mode et/ou des souvenirs douloureux d'un morale obscurantiste imposée par un clergé contrôlant. Le titre en dit exactement l'orientation fondamentale: Une éthique à la jonction de l'humanisme et de la religion.

            «Je suis convaincu, affirme l'auteur, qu'il existe une authentique morale humaine, qui peut profiter de l'apport des religions, comme je suis également persuadé qu'il n'y a pas de morale chrétienne authentique sans recours à la raison, je veux dire, sans recours à la réflexion et à l'argumentation d'ordre philosophique».

L'auteur explicite son propos en distinguant, dès l'abord, deux types de morale religieuse: hétéronome et autonome. Une morale chrétienne hétéronome part directement de la foi ou de l'Évangile plutôt que de l'être humain. Souvent, elle ne veut y voir que son unique source : cela lui donne une couleur très spirituelle. C'est un modèle qui fait largement appel à l'obéissance des fidèles parce que le précepte est rattaché directement à Dieu par l'intermédiaire des autorités. Il a tendance à être fondamentaliste et conservateur  pour la même raison. C'est le modèle adopté généralement par les sectes; on le trouve également dans les courants fondamentalistes de toutes les grandes religions: catholique, protestante, juive, musulmane, hindoue ou autres.

            Une morale religieuse autonome, au contraire, mise résolument sur l'intelligence humaine. Elle part de la responsabilité confiée à l'homme par Dieu de découvrir les chemins d'humanisation. Aussi valorise-t-elle la conscience de chacun, les dires de la tradition et des autorités constituant des repères et non des ukases. Cette approche morale s'attarde, parfois longuement, à exposer ses outils de réflexion et d'analyse. Elle est consciente du conditionnement culturel de toute réflexion éthique, y compris de l'interprétation de l'Évangile, et donc d'une certaine relativité et évolution de la morale. Surtout, elle est convaincue de l'existence d'une profonde convergence entre foi et raison. D'où cette affirmation à première vue surprenante du théologien catholique Xavier Thévenot, rapportée ici:

Tout ce qui se commande au nom du Dieu de Jésus-Christ doit pouvoir se justifier du point de vue de la vérité de l'homme, et tout ce qui est prescrit par la raison droite doit pouvoir montrer sa cohérence avec la vérité de la foi chrétienne. (Compter sur Dieu. Essai de théologie morale, Cerf, 1992, p. 15)

 Cette conviction de base détermine la structure du livre. Après deux chapitres préliminaires sur les rapports entre morale et religion (chap. 1) et sur l'origine et l'évolution de la morale (chap. 2), l'auteur distingue, en effet, dans les quatre parties subséquentes de l'ouvrage un chapitre sur le travail de la raison, et un second parallèle sur l'apport de la foi.

            Ainsi, la deuxième partie du volume porte sur la terminologie et la notion de morale d'un point de vue humain, philosophique (chap. 3 et 4), et analyse le parallèle chrétien dans le chapitre 5.

Traitant du sujet ou agent moral dans la troisième partie, l'auteur valorise au maximum, dans la plus pure tradition philosophique, le rôle de l'intelligence de chacun, voire de la conscience. Une conscience qui, sur le plan psychologique, peut se situer à divers niveaux et évoluer d'une conscience enfantine à une conscience adulte. Une conscience qui, sur le plan de la responsabilité doit s'éclairer le plus possible en réfléchissant, en lisant, en discutant avec d'autres (chap. 6). La morale chrétienne n'est pas en dehors de cette perspective. De tout temps, elle a affirmé que la conscience était «la voix de Dieu», la règle ultime de moralité – fut-elle erronée, de bonne foi – quitte à ajouter parmi ses éclairages le message de l'Évangile et la voix des autorités chrétiennes ainsi que l'écoute et le dialogue avec d'autres croyants (chap. 7).

Abordant le contenu de la morale, l'auteur explore d'abord le courant philosophique avec ses diverses théories, leurs points de convergences et donc les requêtes humanistes incontournables (chap. 8). Facile ensuite d'explorer et exposer les diverses manières dont on a vu la morale chrétienne au cours des âges pour en dégager aussi des traits et des exigences essentielles. Cela donne de petits développements éclairants sur la charité, la justice, la souffrance, le péché, le pardon (pardon de soi, d'abord, avant le pardon aux autres), la sainteté, etc. (chap. 9).

La cinquième partie de l'ouvrage (chap. 10 et 11) porte sur la question du mal. D'abord sur le plan humain: la question de la culpabilité avec tous ses arcanes plus ou moins névrotiques, suivie de celle de la responsabilité morale authentique, y compris des responsabilités et fautes sociales et structurelles. Ces éclaircissements permettent de mieux comprendre ensuite la notion religieuse de péché et ses diverses facettes.

Cela nous conduit à la dernière partie (chap. 12 et 13)) sur la pratique, à savoir la

délibération, la décision et l'action. L'auteur est attentif à l'analyse des situations, à l’équilibre entre l'idéal et le cheminement. D'un autre côté, il insiste sur la différence entre la morale et le droit. Si le droit comporte une part de valeurs morales, il n'a pas à reprendre l'ensemble des injonctions morales, encore moins celles d'une morale particulière. Et le législateur, pas plus que le citoyen croyant n'ont pas à chercher toujours à calquer les lois sur la morale, puisque la nature et les objectifs de la morale et du droit sont différents. Ici encore l'auteur fournit des distinctions éclairantes.

La conclusion résume les grands axes du développement moral: de l'hétéronomie à l'autonomie; de la sincérité à l'authenticité; du minimum requis au souci de l'excellence, sans oublier l'équilibre entre idéal et réalité, qui fait une place importante au cheminement, à la miséricorde et au pardon envers soi et les autres.

Bref, le livre de Guy Durand constitue une synthèse accessible à tous ceux et celles qui veulent enrichir, voire redresser leur vision de la morale ou de l'éthique, à tous ceux et celles qui n'ont pas peur d'une réflexion dérangeante, mais au terme libératrice.

 

 

Guy Durand, Une éthique à la jonction de l'humanisme et de la religion. La morale chrétienne revisitée, Fides, 2011, 388 p.

 

Théologien et juriste, spécialisé en éthique

Professeur émérite de l'Université de Montréal

 

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