L'esprit de procès

Marc Chevrier et Stéphane Stapinsky

Jadis, on intentait des procès à des animaux, charançons, sangsues, rats, scarabées, dauphins, qui finissaient hachés menu par les bourreaux ou excommuniés par les évêques. Depuis, la civilisation s’est raffinée, et on traduit des morts devant la justice. De nouveaux procureurs de la vindicte morale, prenant en exemple des procès d’intention faits à des philosophes et des écrivains célèbres, ont entrepris de passer au crible l’histoire et d’exhumer les crimes oubliés. Ni la gloire, ni le cimetière ne protègent plus personne contre l’épuration du passé, contre le partage du bon grain de l’ivraie que les moralisateurs d’aujourd’hui estiment de leur droit d’effectuer. Notre passé québécois est riche en petits crimes, en petites lâchetés que la rectitude politique, qui croit avoir le vent en poupe, juge impérieux de stigmatiser.

L’acharnement avec lequel on s’amuse maintenant à éplucher les infimes détails de la vie de personnalités d’hier pour y repérer une intention, une incartade ou une inadvertance coupables laisse songeur. Les adeptes de ce loisir ressemblent à ces chercheurs de pactole qui, passant au tamis les cendres du passé, espèrent mettre la main sur la pépite de scandale qui ferait leur fortune. Le passé est-il une matière impure que nos intellectuels doivent valider de leurs jugements avant qu’il n’entre tout frais tout net dans la mémoire collective? Est-ce là le sens de la devise: je me souviens? Le Québec, qui croyait avec la Révolution tranquille couper les amarres avec son passé en se jetant corps et âme dans la modernité, se le fait maintenant resservir sous une forme pasteurisée.

L’esprit de procès

Dans un récent essai consacré à l’art du roman (1), Milan Kundera a donné un nom à cette force accusatrice et moralisatrice, dont Kafka fit la caricature dans Le procès. C’est ce qu’il a appelé l’esprit de procès, soit cette manie vengeresse qui s’est emparée de plusieurs esprits, pour qui le passé doit rendre des comptes au présent, et chaque homme, même mort, prouver son innocence. Aux dires de Kundera, l’esprit de procès qui agite l’Europe depuis plus de soixante-dix ans ne prend pas, à proprement parler, la forme d’une procédure juridique. Il s’agit plutôt d’un procès moral, que l’auteur intente dans l’absolu. Ce qu’il faut juger, ce n’est pas tel ou tel acte isolé, mais la «personnalité de l’accusé dans son ensemble». Ainsi, les événements les plus «infimes» de la vie de l’accusé peuvent l’inculper. Comme l’a souligné Kundera, «le procès est absolu en ceci encore qu’il ne reste pas dans les limites de l’accusé», la culpabilité de l’individu entraînant celle de la société qui l’a bercé. «L’esprit de procès ne reconnaît aucune prescriptibilité; le passé lointain est aussi vivant qu’un événement d’aujourd’hui; et même une fois mort, tu n’échapperas pas: il y a des mouchards au cimetière.» Il ajoute: «Car on intente un procès non pas pour rendre justice mais pour anéantir l’accusé [...]. Même quand on intente un procès à des morts c’est afin de pouvoir les mettre une seconde fois à mort: en brûlant leurs livres; en écartant leurs noms des manuels scolaires; en démolissant leurs monuments; en débaptisant les rues qui ont porté leur nom.»

L’héritage des régimes totalitaires

Pour Kundera, l’esprit de procès est un héritage que nous ont laissé les régimes totalitaires de l’Europe de l’Est, dont les institutions ont été liquidées, non point les habitudes de pensée. Il voit dans l’engouement pour les procès d’outre-tombe l’œuvre du conformisme et craint que cette attitude vengeresse ne nous enlève la maturité et la lucidité nécessaires pour comprendre le passé, même s’il peut être pour nous scandale. Olivier Mongin, directeur de la revue française Esprit (2), a lui aussi constaté que le rapport à la mémoire — du moins en France — est en train de changer et que certains intellectuels soi-disant engagés se font de l’histoire une représentation de plus en plus judiciaire. Après l’effondrement des grandes utopies, ces progressistes, à défaut d’une «assurance sur le futur», se rabattent sur le passé pour valider leur idéologie. Or, le «moralisme vindicatif», comme l’a souligné Paul Thibaud (3), loin de contribuer à mettre une société dans la capacité d’assumer la responsabilité civique de son passé, obscurcit le débat moral et conduit à un processus d’accusations mutuelles stérile.

On nous dira que si on ne juge pas, on absout, et que c’est prêcher le relativisme moral que d’entretenir avec le passé un rapport objectif et désincarné. Soit. L’irréversibilité du passé, la distance infranchissable qui nous en sépare comptent parmi les choses qu’il est le plus difficile pour un individu d’admettre. Mis devant le passé, l’esprit humain voudrait le nier, l’oublier, le réformer ou l’exalter; plus rarement, l’accepter tel qu’il fut. C’est justement la tâche de l’intellectuel qui accoste les rivages de l’histoire de faire abstraction des sentiments qui en lui accusent un passé de prime abord aberrant ou contraire à ses valeurs et d’essayer de comprendre une époque, un individu, une œuvre sur un fond d’horizon de sens qui n’est pas le sien. Comprendre n’est ni adhérer, ni condamner; c’est déployer son intelligence afin d’élucider la complexité et le sens des choix individuels et collectifs d’une époque. Pour comprendre le passé, il faut toujours en être un peu solidaire. Ceci dit, la réflexion sur le passé n’exclut pas le jugement moral. C’est une chose que de chercher à relever dans un passé trouble ou accablant les erreurs, les fautes ou les aberrations afin d’en tirer des leçons et de se prémunir contre des retours de l’histoire malheureux; c’en est une autre que de s’ériger en tribunal devant l’éternel et de mettre le scellé sur des vies et des époques révolues. La discussion sur le passé ne se laisse pas clore, sauf dans une société où l’esprit de sentence prime l’esprit de finesse.

Débattre et non prononcer

Il est vrai que dans un monde médiatique dominé par le vedettariat des grands accusateurs, l’indignation bruyante rapporte plus que la compréhension bien tempérée. Mais s’il faut suivre cette voie, c’est mal amorcer la réflexion sur les rapports du Québec avec un passé que l’accession à la modernité a refoulé ou allègrement mythifié. La société québécoise qui a précédé la révolution tranquille, qu’un jugement hâtif voudrait étiqueter de catholique, tribale, réactionnaire, ultra-conservatrice, voire fasciste, et la réduire à ces épithètes, nous laisse une histoire, qui n’est ni roman rose, ni roman noir, et une dette de réflexion que l’accusation tous azimuts et l’auto-dénigrement ne permettront certes pas d’acquitter. Il ne faut pas mettre cette histoire sous le cadenas d’arrêts ni opérer sur elle des ponctions chirurgicales. Il faut débattre, non prononcer. Que les prospecteurs regardent plutôt la rivière: au fond du tamis, il n’y a que des cailloux.

Notes
(1) Les testaments trahis, Gallimard, Paris, 1993.
(2) «Une mémoire sans histoire? Vers une autre relation à l’histoire», Esprit, mars-avril 1993, p. 102.
(3) «La culpabilité française», Esprit, janvier 1991, p. 23.




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