Les Canadiens français savent s’amuser
De passage à Cacouna, lieu de villégiature fréquenté principalement par les anglophones, Buies livre ses réflexions et ses observations qu'il publiera dans une de ses chroniques.
C’est la mode de s’ennuyer à Cacouna : aussi tout le monde y court. Entendons-nous : tout le monde ici, ce sont les Anglais, peuple né pour la contrainte. Mettez cent familles canadiennes dans Cacouna, et le village est bouleversé; parties de plaisir, pique-niques, promenades sur l’eau, bains, bals, ce sera un divertissement, un tapage continuel. Il n’y aura pas autant de jolies résidences, de cottages bâtis avec luxe, pas autant de parterres soigneux et proprets, pas autant de bosquets découpés avec art sur le coteau onduleux qui descend au fleuve, pas autant de petits jardins perdus dans les taillis muets, ni de maisonnettes de bains s’attristant dans leur abandon, mais vous sentirez une vie bruyante, la mêlée des plaisirs, l’union de toutes les joies, des hommes et des femmes qui se cherchent au lieu de se fuir dans un repos monotone; vous entendrez une tempête de cancans, chose redoutable et charmante; vous verrez les gens debout à huit heures, courant les bois et les champs, les jeunes filles infatigables, toujours renouvelées, presque toujours nouvelles, et les jeunes gens cherchant à l’être, des amourettes, des fleurettes, des ariettes, des riens, des matrones indulgentes, des pères bons comme le pain béni, des réunions intimes de cent personnes, tout le monde se connaissant, jouissant, riant, sautant, embrassant la vie par tous les pores, cette vie de deux mois qui revient tous les ans. Au lieu de cela, vous avez dans Cacouna des gens qui ressemblent à la pluie; ils ont des visages comme des nuages. Quand ils sourient, c’est signe de mauvais temps, et quand ils marchent, on se sent inquiet et l’on regarde l’horizon. Les Canadiens, eux, savent s’amuser; hélas ! que sauraient-ils s’ils ignoraient cela? Jouir vite et rapidement des quelques heures que le ciel nous mesure; aimer et sentir, se répandre au dehors, fouetter l’aile souvent lente du temps, s’oublier soi-même en oubliant de compter les jours, voilà le secret de la vie !