Le sommeil

Alain
Chapitre 1

La nuit

« Il était nuit, et la lune brillait dans le ciel serein parmi les astres mineurs. » Sous cette invocation de la nuit, Horace rappelait les serments de Néère. Petite chose. Mais n’est-ce pas admirable que l’heure des ténèbres, l’heure tragique du chassant et du chassé, soit pour l’homme l’heure des douces rêveries, l’heure où il oublie toutes choses autour pour s’en aller penser aux astres instituteurs, et aux temps passés qu’ils rappellent, pendant que la poésie délie les passions et fait chanson de nos douleurs mêmes ? Chose digne de remarque, l’homme n’a pu voir loin et réellement au delà de sa planète que la nuit; car le jour est comme une claire coupole sans mystère aucun; aussi l’homme n’a regardé loin qu’au moment où, les objets proches étant dérobés à sa vue, l’ouïe le devant occuper tout, et le silence même l’émouvoir, juste alors se montraient les objets les plus éloignés et les mieux réglés qu’il puisse connaître. Cette opposition fait le sublime des nuits tranquilles, par cette vue au loin et cet esprit arraché à la terre, mais aussi par cette chasse nocturne de toutes les bêtes, par cette faim et cette terreur mêlées, qui devraient nous mettre en alarme, et ne peuvent. Oui, il nous semble que la nuit vienne arrêter toutes les affaires en même temps que les nôtres, et que ce temps des alarmes nous laisse à choisir entre dormir et penser. Laisse passer une nuit, dit le proverbe, entre l’injure et la vengeance. C’est donc que, par une énergique négation des mœurs animales, la nuit a le pouvoir miraculeux de suspendre cette vie inquiète, d’apaiser l’imagination, d’imposer trêve à tout ce qui est pressant et proche, d’accorder enfin le repos de l’esprit avec le repos des yeux, et de nous verser comme par son souffle frais cette indifférence qui conduit au sommeil.

Or cette paix des nuits n’est point naturelle. Au contraire, il y a lieu de penser que la nuit fut longtemps l’ennemie et même qu’elle l’est toujours, mais aussi que l’on a fait d’abord provision contre la nuit, plus anciennement que contre la faim. Le sommeil, faites-y attention, est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait sans peine, n’ayant qu’à cueillir. Mais rien ne le dispense (le dormir; rien n’abrégera le temps de dormir; c’est le seul besoin peut-être auquel nos machines ne peuvent point pourvoir. Si fort, si audacieux, si ingénieux que soit l’homme, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie. La société serait donc fille de peur, bien plutôt que de faim. Disons même que le premier effet de la faim est de disperser les hommes bien plutôt que de les rassembler, tous cherchant quelque lieu où l’homme n’ait point passé. D’où un désir de départ et de voyage que chaque matin réveille. Le matin donc, les hommes sentent la faim et agissent chacun selon sa propre loi; mais le soir ils sentent la fatigue et la peur, disons même la peur de dormir, et ils aiment la loi commune.

Sans doute faudrait-il dire que nos institutions sont plutôt filles de nuit que filles de faim, de soif ou d’amour. Peut-être ceux qui ont voulu expliquer ce monde humain ont-ils ignoré l’ordre naturel de nos besoins quand ils ont décrit premièrement ce travail de cueillir, chasser, pêcher, semer, récolter, oubliant de nommer à son rang cet autre travail de veiller, de garder, de régler les tours de veille, les patrouilles, et enfin les fonctions de chacun, celles-là communes à tous, mais divisées selon le temps. Or, cette division de la vigilance n’est qu’utile pendant le jour; mais pendant la nuit elle est de nécessité, dès que l’on veut supposer la moindre prévoyance. Si d’après cela on mettait la garde de nuit au premier rang des problèmes humains, on apercevrait que les premières institutions furent politiques, et, parmi les politiques, militaires, enfin, parmi les militaires, de défense et de surveillance. D’où l’on pourrait comprendre pourquoi le courage est plus estimé que l’économie, et la fidélité encore plus que le courage.

Toutefois, si l’on cherche quelle est la vertu de nuit, on ne trouvera point la fidélité d’abord, mais plutôt l’ordre. Car il n’est point de gardien qui puisse demeurer attentif sans dormir. Ainsi le héros de la fidélité ne peut se promettre de ne point dormir; il le sait par l’expérience peut-être la plus humiliante. La fidélité doit donc s’assurer sur l’ordre; entendez sur cette relève des gardes et sur ces tours de faction d’avance réglés, choses aussi anciennes que la société elle-même, et qui dessinent aussitôt le droit abstrait, et cette marque d’égalité qu’il porte toujours. De deux hommes faisant société, il est naturel que l’un soit chasseur et l’autre forgeron, ce qui crée des différences et un certain empire à chacun sur certaines choses et sur certains outils; mais il ne se peut point que, de deux hommes, un seul soit toujours gardien du sommeil. C’est peu de dire qu’on aurait alors un gardien mécontent; on aurait premièrement un gardien somnolent. Cette part de repos et de garde éveillée, la même pour tous, est sans doute la plus ancienne loi. Au surplus, il y a égalité pour la garde. Un enfant bien éveillé peut garder Hercule dormant.

Ne perdons pas l’occasion de dire une chose vraie. La force, en cette relation, ne donne aucun avantage. Elle se trouve déchue par cette nécessité de dormir. Le plus fort, le plus brutal, le plus attentif, le plus soupçonneux, le plus redouté des hommes doit pourtant revenir à l’enfance, fermer les yeux, se confier, être gardé, lui qui gardait. C’est encore peu de chose que cette faiblesse qui l’envahit, cet abandon de soi et de tout ce que la nature lui impose non moins impérieusement que la faim et la soif, c’est encore peu cette naturelle abdication, si sensible dans le geste du corps dormant. On peut à peine penser à Louis XIV dormant; mais cette faiblesse est peu à côté de l’idée qu’il en a et de la crainte qu’il en a. La plus douce chose peut être la plus redoutée. À quoi bon cette attention à ce que tu as dit, ce souvenir de ce que tu as ordonné, cette revue de tes chères pensées ? À quoi bon ce mouvement que tu imprimes et entretiens autour de toi afin que tes pensées soient les pensées de tous ? Tu seras négligent tout à l’heure; et, à ton image, toute cette tyrannie autour s’assoupira.

D’où cette paix qui vient avec le soir. L’œil du jour se ferme. C’est une invitation à être bon et juste; et certes la fatigue termine nos soupçons; mais de toute façon il faut être bon et juste. Non pas demain. Le sommeil nous presse par cette lente approche. Selon la vue platonicienne, qu’on n’épuisera pas, il te faut la paix en toi brigand. D’où peut-être une disposition à se pardonner à soi-même, ce qui suppose qu’on pardonne aux autres. N’est-ce pas prier ? Comment ne pas remarquer que le geste de plier les genoux est aussi de fatigue, ainsi que la tête basse ? Prier, ce serait sentir que la fatigue vient, et la nuit sur toutes les pensées. Ma fille, va prier; vois, la nuit est venue,
Une planète d’or là-bas perce la nue. Il faut maintenant que la douceur l’emporte. Il y a assez à dire sur la fureur. Mais n’est-il pas de précaution, si l’on veut juger équitablement ces violentes et difficiles natures qui sont nous, de remarquer que ni la colère, ni l’orgueil, ni la vengeance ne tiendront jamais à aucun homme plus longtemps qu’un tour de soleil ? Oui, par l’excès même de la force, il viendra le consentement, le renoncement, l’oubli de soi-même, l’enfance retrouvée, la confiance retrouvée, enfin cette nuit de la piété filiale, première expérience de tous, expérience quotidienne de tous. Ainsi la commune nuit finit par nous vaincre. En ces fortes peintures de l’ambition, de l’envie, de l’emportement, de la férocité, qui ne manquent point, il n’y a qu’un trait de faux qui est la durée. La moitié de l’histoire est oubliée. C’est une perfection, dans Homère, que toutes les nuits y sont, aussi celles où l’on dort. D’où certainement une règle de durée pour les tragédies; car, la nuit divine, il se peut qu’elle roule une fois vainement ses ombres, une fois, mais non pas deux.

Il est à croire que nous tenons ici la plus grande idée concernant l’histoire de nos pensées. Car à oublier la nuit, comme naturellement on fait toujours, on imaginera un développement continu. Mais cela n’est point. Certainement un relâchement, et bien plus d’un; un renoncement, et bien plus d’un; un dénouement, et bien plus d’un. J’aperçois même que chacune de nos pensées imite ce rythme de vouloir et de ne plus vouloir, de prétendre et de ne plus prétendre, de tenir ferme et de laisser aller. Et sans doute nos meilleures pensées sont celles qui imitent le mieux cette respiration de nature; ainsi, dans les pires pensées comme dans les sottes pensées, je retrouverais aisément ce bourreau de soi qui ne veut point dormir, et ce tyran qui n’ose point dormir. Habile par-dessus les habiles celui qui sait dormir en ses pensées de moment en moment, ce qui est rompre l’idée en sa force. Dans ce jeu, Platon n’a point d’égal.


Chapitre 2

Le bonheur de dormir

Le bonheur de dormir ne se sent qu’aux approches. Il arrive pour ce besoin ce qui arrive pour beaucoup d’autres, c’est que l’homme apprend à le satisfaire avant de l’éprouver trop. On sait que l’appétit n’est pas la même chose que la faim. De même il y a un consentement très actif à dormir, et, bien plus, un énergique jugement par lequel on écarte tout ce qui voudrait audience. L’esprit, en son plus bel équilibre, peut jusque-là qu’il se retire du jeu des apparences; et je crois que les pensées d’un homme se mesurent d’abord à ceci qu’il peut se rendre indifférent à beaucoup de choses qui l’intéresseraient bien et même violemment s’il voulait. Il y a comme de la grandeur d’âme à ajourner même les plus chères pensées; mais c’est la santé à proprement parler d’ajourner aisément dans les choses de peu. « Il n’y a point d’affaires pressées, disait quelqu’un, il n’y a que des gens pressés. » Disons pareillement qu’il y a peu de questions pressantes, et qu’il faut même, dans le fond, décréter qu’il n’y en a pas une; et cette précaution est la première à prendre si l’on a le goût de réfléchir. Ce genre d’indifférence est ce qui fait scandale en Montaigne; mais ce trait est plus commun qu’on ne croit. C’est laisser dormir quelque idée ou quelque sentiment, ou même le couler à fond, selon l’expression de Stendhal. Aussi c’est l’heure de puissance si l’on se permet de donner congé à tout, ce qui est appeler le sommeil et en quelque sorte l’étendre sur soi comme une couverture.

Si le régime du corps humain ne s’accordait pas à ce régime de nos pensées, nous serions deux. Nous ne sommes point deux; aucun bonheur n’est sans lieu; et c’est dans le corps aussi que je sens le bonheur de dormir. J’invite le lecteur à donner attention, s’il le veut bien, à quelques vérités triviales. On sait que bâiller est une agréable chose, qui n’est point possible dans l’inquiétude. Bâiller est la solution de l’inquiétude. Mais il est clair aussi que par bâiller l’inférieur occupe toute l’âme, comme Pascal a dit de l’éternuement, solution d’un tout autre genre. Par bâiller on s’occupe un moment de vivre. C’est, dans le vrai, un énergique appel du diaphragme, qui aère les poumons profondément, et desserre le cœur, comme on dit si bien. Bâiller est pris comme le signe de l’ennui, mais bien à tort, et par celui qui n’arrive pas à nous plaire; car c’est un genre d’ennui heureux, si l’on peut dire, ou l’on est bien aise de ne point prendre intérêt à quelque apparence qui veut intérêt. Bâiller c’est se délivrer de penser par se délivrer d’agir; c’est nier toute attitude, et l’attitude est préparation. Réellement bâiller et se détendre c’est la négation de défense et de guerre; c’est s’offrir à être coupé ou percé; c’est ne plus faire armure de soi. Par ce côté, c’est s’affirmer à soi-même sécurité pleine.

Mais il faut faire ici un détour, afin de ramener à l’idée tout ce qui s’y rapporte. En toute action difficile, et que l’on ne sait pas bien faire, il y a une inquiétude des membres et une agitation inutile qui est guerre contre soi. Nous touchons ici à la colère, et il y faudra revenir. Il suffit de nommer cette impatience de ne pas faire comme il faudrait soit pour faucher, soit pour jouer du violon, soit pour danser. Dans tout apprentissage, le difficile est de ne faire que ce qu’on veut. L’action passerait en nous comme l’oiseau dans l’air; et c’est bien ainsi que nous agirons, quand nous saurons agir. Mais il s’élève d’abord un tumulte, par l’éveil de tous les muscles, et surtout par l’irrésolution en notre pensée, qui ne sait pas d’abord se fier à la nature. Le corps tout entier frappe, et pèse tout sur la main; une difficile action des doigts fait que l’on serre les dents; les muscles du thorax s’efforcent en même temps que les jambes, et essoufflent le coureur. De ces actions contrariées naît une peur de soi, et de ce qu’on fera sans l’avoir voulu, qui est timidité, sentiment odieux, promptement suivi de colère. Au contraire l’heureuse habitude rend, comme dit Hegel, le corps fluide et facile. De telles actions, descendent au sommeil. La puissance n’y fait plus attention, si ce n’est qu’elle se sent elle-même en ces actions, difficiles autrefois, faciles maintenant; elle se sent libre pour d’autres tâches. Or, cette même fluidité est sensible aussi dans l’inaction, parce qu’il s’en faut de beaucoup que l’inaction soit toujours un état agréable. Par l’attente, par les projets commencés et retenus, par l’attention sautant ici et là, le corps aussi saute en lui-même, et s’agite, et se divise, tous ces efforts ayant le double effet d’encrasser tout notre être et de gêner le mouvement d’aération, de lavage et de nutrition. L’irritation nous guette encore par là. Aussi c’est un mouvement royal de s’abandonner tout et de favoriser l’intérieure et précieuse vie des tissus par ce passage si sensible de l’inaction au repos. Comme le linge du matelot dans le sillage, ainsi s’étend tout notre tissu, étalé et en large contact avec l’air et avec l’eau saline.

Mais il faut considérer la chose sous un autre aspect encore. Tous soucis renvoyés, tous projets ajournés, il reste une inquiétude par cette contraction terrestre ou pesanteur, qui nous tient toujours. Voilà notre ennemie de tout instant, voilà notre constante pensée. Il me suffirait pour le savoir d’observer cette sensibilité au tact, si remarquable sous les pieds du bipède humain. Il ne cesse pas de palper en quelque sorte son propre équilibre et d’interroger son étroite base, afin de se garder de chute, soit dans le mouvement, soit dans le repos. C’est pourquoi vous n’aurez jamais toute l’attention d’un homme debout sur ses jambes. Et le vertige, ou peur de tomber, fait bien voir que notre imagination a toute richesse ici, d’après le moindre avertissement. Sans nous mettre sur la célèbre planche, où toute sagesse périt, sans nous mettre au bord du gouffre, il suffit de penser à cette agitation ridicule qui nous prend lorsque notre pied ne rencontre pas la marche qu’il attendait. Cette espèce de chute étonne le plus résolu; et, par réaction, il vient encore une sorte de colère, car il y a offense. Il est clair d’après cela que la préparation au sommeil consiste à achever toute chute, et ce n’est pas si facile qu’on croit. La difficulté est au fond la même que si on veut faire une gamme fort vite; l’obstacle est en nous, seulement en nous. Le corps n’est pas fluide, n’ose pas être fluide. Et cette métaphore est tout près de vérité pour un homme couché. Il n’est point vraiment couché s’il n’est fluide, autant que sa forme le permet. En un fluide équilibré, tous les travaux sont faits; la pesanteur a produit tous ses effets; il n’y a plus de montagne. De même dans un homme couché, je dis vraiment couché, il n’y a plus rien qui puisse tomber, pas même une main, pas même un doigt. Celui qui se tient par sa force, si peu que ce soit, si peu debout que ce soit, il lui arrivera ceci que par sommeil il tombera un peu et se réveillera plus ou moins, d’où ces rêves connus, où la chute et le sentiment de la chute, si odieux, sont l’objet principal. Et ces petits drames sont des exemples de cette sédition et division contre soi, que le sommeil apaise, mais qu’il faut apaiser d’abord si l’on veut aller au devant du sommeil; et ce sentiment de sécurité à l’égard de notre ennemie principale est pour beaucoup aussi dans le bonheur de dormir, ou, pour mieux parler, de sentir que l’on va dormir.

Comprenez que cet heureux état est notre réduit et notre refuge. Il n’y a point d’esprit au monde sans ce court sommeil, sans ce repos d’un moment, et ce renoncement total. Et ces éclairs de l’esprit qui a dormi ne prouvent point que l’esprit travaille en dormant; une telle supposition est mythologique; je ne puis le prouver, mais j’espère peu à peu le montrer. Il faut dire plutôt que le vif succès de notre première prise vient de ceci que nous avons d’abord rompu la querelle, et que nous revenons à notre gré, non au gré de l’autre; et c’est ce que cherche le lutteur. Il se peut bien que le génie du sommeil soit le génie tout simplement. Mais de cela plus tard.


Chapitre 3

Ce que c'est que sommeil

On a considéré longtemps la chaleur comme un être subtil, comme une vapeur déliée et corrosive qui se promenait d’un corps à l’autre, à peu près comme l’eau pénètre un linge étendu ou au contraire l’abandonne, selon le temps qu’il fait. La nuit fut un être, il reste encore un être pour beaucoup, un être qui vient et qui s’en va. Or Platon annonçait déjà que c’est la relation qui est objet dans nos meilleures pensées, et vraisemblablement dans toutes. Nous savons que la nuit n’est que l’ombre; et l’être de la nuit n’est que l’être de l’ombre; c’est une des relations entre la lumière, le corps opaque et nos yeux. La chaleur aussi n’est qu’une relation. Je voudrais qu’on ne considérât point non plus le sommeil comme un être qui vient et qui s’en va, de façon que, de même que la nuit n’est qu’un cas remarquable de l’ombre, de même le sommeil apparaisse comme un cas remarquable par rapport à cette ombre, inséparable de nos pensées, et qui nous fait, d’instant en instant, savants, purs ignorants, puis de nouveau savants des mêmes choses. L’attention et l’inattention vont ensemble comme des sœurs. Puisqu’on ne peut penser sans métaphores, comme nous dirons, que les métaphores soient rabattues au rang de l’apparence, comme font les peintres pour les formes et les couleurs.

Le premier aspect du sommeil est cette immobilité non tendue, ce consentement à la pesanteur dont je parlais. L’expérience fait voir que, lorsque l’on s’est mis dans cette situation et que l’on est en quelque sorte répandu sur une surface bien unie, quand ce serait la terre ou une planche, on ne sait pas longtemps qu’on y est. Aussitôt, par cette immobilité même, par cette indolence, par cette espèce de résolution que nous prenons de ne lever même pas un doigt sans impérieux motif, les choses cessent d’avoir un sens, une position, une forme; le monde revient au chaos; d’où souvent des erreurs ridicules, qui marquent un réveil d’un petit moment. Mais la venue du sommeil est surtout sensible par ceci que je ne réfléchis pas sur ces erreurs, et qu’ainsi je ne les élève pas même au niveau de l’erreur. Ce triangle du ciel m’a paru être un chapeau bleu; mais cette sotte pensée annonce le réveil. Il y a une prétention dans l’erreur, et un commencement de recherche. L’heureuse pensée de l’homme qui va dormir ne s’élève point jusque-là, elle s’en garde. Il y a un appel de l’apparence, que nous connaissons bien. Il n’y a pas de solution de l’apparence si l’on ne bouge; il n’y en a point non plus si l’on bouge, car les premières apparences font place à d’autres apparences; j’ai souvent ri des astronomes qui nous conseillent de nous transporter dans le soleil; car le ciel, vu du soleil, ne serait pas plus clair par la seule apparence que le ciel vu de la terre. Ce serait un autre problème, nullement plus facile; le passage de la lune sur la terre n’est pas plus aisé à comprendre que l’éclipse de soleil. Nous voilà donc au plus grand travail, mouvement et pensée ensemble. Ou, autrement dit, la première apparence nous éveillera, car, quelque réponse que nous fassions à la question : « Qu’est-ce que c’est ? » ce n’est jamais cela. Ce triangle bleu, donc, me somme d’agir et de penser; je sais très bien ce que je refuse, et c’est pourquoi je refuse. Et remarquez qu’aucune apparence n’a ici de privilège, car toutes sont fantastiques au premier moment. C’est pourquoi il n’y a que le sursaut du corps qui nous réveille; des apparences absurdes ne nous éveillent point par elles-mêmes; elles ne sont absurdes que pour l’homme éveillé. Voilà déjà que nous rêvons. Revenons au seuil.

Je vois trois choses principales à dire si l’on veut décrire convenablement le sommeil. La première, qui est sans doute déjà assez expliquée, c’est que les choses ne sont perçues que par une continuelle investigation, l’apparence étant niée et surmontée. Je ne vois à dire encore que ceci, c’est que l’apparence n’est telle que surmontée, c’est-à-dire par relation avec une opinion qui la corrige; c’est à ce moment-là que l’apparence se montre. Il ne faut donc point tenter de dresser quelque apparence non surmontée, qui serait encore une pensée. Ce monde, s’il ne se déploie, se replie; voilà la nuit autour de nous. Secondement, il y a à dire que nous ne connaissons point les choses sans une continuelle action. Ces doutes, ces essais, ces investigations ne vont jamais sans quelque mouvement de notre corps, qui se dispose à tourner autour de l’arbre, à toucher le sceptre, à faire sonner l’armure. Attention, l’idée est difficile; on la manque aisément. Je veux dire que la nourriture vient à nos perceptions par le sentiment vif de mouvements commencés et retenus. Cette agitation sentie est proprement l’imagination. C’est elle qui creuse le gouffre. Que serait le creux du gouffre sans le mouvement d’y tomber et de se garder d’y tomber ? Cette agitation réalise la distance. Il faut conclure que ce corps couché et immobile fait que nous ne percevons rien; autre nuit plus proche, plus intime.

La troisième chose à dire est que hors des objets du monde nous ne pensons rien. Cela demande de plus amples explications. Penser est certainement se retirer du monde, et, en un certain sens, refuser le monde. Cette remarque est juste, pourvu qu’on ne fixe pas le mouvement de la pensée en ce refus plutôt que dans le retour aussitôt après. J’expliquerai dans la sorte autant que je pourrai ces éclairs, je dirais presque ces étincelles de croire et de décroire, par quoi l’apparence est apparence. Mais c’est l’objet qui soutient le doute. Sur l’objet s’appuie la fuite; contre l’objet se heurte le retour. Je veux dire seulement ici que ceux qui se refusent à l’objet et cherchent pensée en eux-mêmes n’y trouvent rien. J’ai observé que le mouvement de la réflexion est bien de fermer les yeux, et même d’ajouter aux paupières l’écran des mains; mais aussitôt les yeux comme reposés se rouvrent et se rejettent au monde. Bref, nous ne pensons que nos perceptions. Je sais que le monde des souvenirs fait comme une monnaie qui a cours par la complaisance. Là-dessus on voudra bien remarquer, d’abord, que la voix, haute ou basse, ne cesse de donner un objet réel à nos pensées, réel, mais trop dépendant alors de nos affections, d’où d’étonnantes divagations en tous, par ce renversement de penser ce qu’on dit au lieu de dire ce qu’on pense. Toutefois, il faut remarquer là-dessus et pour y revenir plus d’une fois, qu’un beau langage, c’est-à-dire selon les maîtres, forme un objet encore réglé et résistant, qui a sauvé plus d’un penseur aux yeux fermés. Telle est la première remarque que je propose au lecteur attentif. La seconde est que le commun langage appelle souvenirs non pas principalement des pensées, mais d’abord des objets propres à soutenir celles de nos pensées qui n’ont plus d’objet; tel est un portrait; telle est une fleur fanée. Tous ces monuments, car c’est leur nom, sont de puissants signes faute desquels personne n’a jamais pu se recueillir sans se perdre. C’est toujours langage, mais ferme langage. Et remarquez que l’art monumental, le plus ancien de nos maîtres à penser, cherche toujours la plus lourde et la plus résistante matière, afin que cet autre monde soit puissant assez contre le monde. Ces murs épais ne sont point d’abord pour la durée, mais d’abord pour soutenir la pensée présente, et tirer au dehors la vie intérieure, toujours par elle-même au bord du sommeil. Chacun a l’expérience de cette rêverie réglée et à chaque instant sauvée par ce regard des yeux priant. Ici est le culte et les images, car il faut nier l’image, mais conserver l’image présente. On saisit la puissance des ruines, par insuffisance, mais insuffisance perdue. Il est beau de penser ce qui manque à l’objet, et, en toute pensée, c’est le plus beau. Mais il est d’expérience aussi que cette insuffisance n’existe que par l’objet même; dont le lecteur des œuvres de Tacite, ruines par volonté, achevées encore par le temps, sait quelque chose; car si ce style n’avait pas, par la vénération, mais encore par autre chose qui est matière et impénétrable, une sorte de masse résistante, nos pensées seraient aussitôt errantes, et légères comme des ombres; et c’est ainsi, faute d’objet, que l’on s’endort.

Faute de recherche, donc, et c’est la partie délibérée du sommeil, faute de mouvement aussi, et c’est le soutien de la nature, faute d’objet enfin par ces deux causes, et par la nuit et par le silence, voilà par quoi nous passons au sommeil. Je note ici, comme une vérification assez étonnante, les pratiques des endormeurs et magnétiseurs, ou comme on voudra dire, pratiques qui vont toujours, premièrement à rassembler l’inquiétude sur un point rétréci et par lui-même sans différences, deuxièmement à réduire les mouvements, et troisièmement à réduire l’objet perçu à des paroles, ce qui rend l’opérateur maître de ce délire somnolent qui suit la parole. Ces remarques éclaireront assez, si l’on veut les suivre, tout un ordre de miracles sur lesquels l’attention revient de temps en temps par mode, et qui séduisent soit par la puissance, soit par ce bonheur d’approuver où ce qui nous reste d’enfance retourne aisément comme à un sein maternel. Ainsi revenons-nous chaque jour à ce bonheur de nos premiers ans, bénissant, en dernière pensée, le secourable tissu humain, vrai berceau et seul berceau.


Chapitre IV

De l'insomnie

L’innocence se trouve jointe au sommeil d’après un préjugé ancien et vénérable. En joignant de même ensemble les termes opposés, je voudrais traiter de l’insomnie comme d’un genre de méchanceté, je dirais même comme de l’essentielle méchanceté. Mais, sans espérer de comprendre tout à fait l’admirable étymologie du mot méchant, qui est méchéant ou mal tombant, il faut pourtant que je ramène cette idée de méchanceté dans l’être même qui la porte, en considérant, à l’exemple de Platon, que le mal que l’on fait ou que l’on désire aux autres n’est que l’accident secondaire du mal que l’on se fait ou que l’on se désire à soi-même. Et cela seul enferme que la méchanceté ne soit jamais volontaire. Depuis que Platon a pris pour son compte le mot de Socrate : « Nul n’est méchant volontairement », je vois que cette maxime a été plutôt réfutée que comprise, parce que l’on ne s’est point avisé de ceci, que méchanceté était premièrement colère et sédition dans le méchant, et, dans le fond, simple agitation entretenue d’elle-même, comme le mot irritation, en son double sens, le fait entendre si bien. Nous voilà à l’insomnie, car ce n’est qu’une fureur, comme de se gratter.

Avant de venir à cet état violent, je veux dire quelque chose aussi des fous, qui, dans toute étude des passions, ou violences contre soi, doivent figurer comme des images grossies de nous-mêmes, grossies, mais non point tant déformées. Je remarque d’abord que la méthode de partir des fous, afin d’expliquer le sage, qui est celle des médecins, ne réussit point. On retombe toujours à un mécanisme; car il est trop clair que c’est l’animal machine qui forme ici les réponses, les invectives, les monotones ou convulsives actions. Mais aussi l’on oublie aisément ce qui est de l’homme en ce tumulte animal, c’est-à-dire un genre de malheur et même d’humiliation qui ne se connaît plus lui-même, mais qui reste marqué de pensée. Sans compter que l’idée fataliste, prise ainsi du fou par une sorte de contagion, est étendue naturellement à toutes nos idées. C’est nier que la difficulté de penser soit au fond de tous nos malheurs et même de nos crimes; c’est enlever tout sens à ce beau mot de passion, toujours éclairé d’une sorte de justice; et c’est vivre sans amour que de prendre par système l’homme au plus bas; l’homme est ainsi fait que, même enfant, il méprise l’indulgence dont il tire pourtant avantage, et estime au contraire la sévérité, comme à lui due. Mais, en dépit de l’universelle prière, il faut de proche en proche refuser à tous cette sévérité de l’estime, que l’on a d’abord refusé au fou. Cette position fait une sorte de sage par indifférence; non sans colère; non sans une misanthropie de système, qui corrompt jusqu’à la joie de comprendre; car la pensée, en ce monde à l’envers, n’est jamais qu’un genre de manie tranquille. Et cette méthode est peut-être la suite d’un métier aigre et mécontent de soi; car les médecins ne sont guère mieux aimés que les médecines. Or, dans ces pages, et dans toutes celles qui suivront, j’essaie une manière opposée de penser aux fous, et d’abord aux malades, et d’abord aux impatients de toute espèce, qui est de représenter le sage, roi de cette planète, et qui prétend au courage, à la tempérance, à la sagesse, à la justice, de le représenter aux prises avec soi-même, et jouant tous les drames humains en ce monologue, dont le dialogue, comme le poignard et le poison, n’est qu’un épisode; il suffit que l’on pense à Hamlet ou à Othello pour comprendre ce que j’entends par là. Et c’est d’après ces crises et tempêtes, dont chacun n’a que trop l’expérience, que j’essaie de descendre aussi près qu’il se peut du point où l’homme ne se connaît plus lui-même, c’est-à-dire où le mécanisme le reprend tout. Or, sur les fous, je fus éclairé par un mot de grande portée, jeté à moi par un homme qui sans doute n’y pense plus, et qui, par sa fonction, avait écouté en arbitre les revendications des fous et des folles. « Les fous, me dit-il, sont des méchants. » Seulement écartons l’idée de méchanceté volontaire, qui est elle-même une idée de fou, et concevons le méchant comme un homme qui se nuit à lui-même, par mal se prendre, par mal se gouverner; comme un homme qui, en quelque sorte, veut vouloir, et ne sait.

De nouveau nous voilà à l’insomnie, en même temps que nous tenons le mot méchant en son vrai sens, qui est maladroit. Maladroit l’homme qui voudrait dormir et ne peut. Je vois bien pourquoi d’après ce qui a été ci-dessus expliqué. On peut désirer le sommeil et même s’appliquer à le vouloir; le loisir de l’homme est même à ce prix. Il est aisé de dormir lorsque l’on est au bout de ses forces; mais cette existence est terrassée et animale; elle exclut la contemplation, les arts et le culte. L’équilibre humain veut que l’on dorme par décret et préférence, je dirais même par précaution, comme on conte de plusieurs grands capitaines, et comme il est heureusement vrai de presque tout homme. L’expérience de cet état heureux, où l’on touche au sommeil, où l’on y revient, fait qu’on travaille à le retrouver, mais non pas toujours comme il faudrait. Qui ne voudrait terminer ces confuses délibérations, où l’on revient sans cesse au même point, ou rompre ce cercle de pensées amères, auxquelles on ne trouve point de remède ? Mais il n’est pas nécessaire que des incidents nourrissent l’insomnie. Elle se nourrit d’elle-même, et il arrive que le souci de dormir soit le principal souci de celui qui ne peut dormir. De toute façon, l’échec du vouloir vient de ce qu’on ne sait pas vouloir.

Nous n’avons aucun pouvoir directement sur le cours de nos pensées; c’est cela d’abord qui irrite; les pensées sont des choses légères et sans corps; ou plutôt elles nous semblent telles. Chacun connaît cette chasse aux fantômes, où nos coups donnent force à l’adversaire, toute victorieuse raison de ne point penser à une telle pensée nous ramenant et nous fixant à y penser. Il y a donc un art de ne point penser à quelque chose, et un art de ne penser à rien, dont je sommeil serait la récompense. Mais il faudrait, pour y atteindre, connaître un peu mieux que nous n’avons coutume ce mécanisme des idées de traverse, communément décrit sous le nom d’association des idées; en quoi je ne puis voir rien de solide, si l’on entend qu’une idée par elle-même en amène une autre pourvu qu’elle y soit ordinairement liée; si cela était, nos pensées n’auraient point de fin. Mais surtout j’attends qu’on me produise une expérience où une idée vienne à la suite d’une autre, sans que les objets autour y soient pour rien. Cette expérience est impossible, il faudrait que nous fussions hors de ce monde. Au contraire, il est ordinaire que le passionné, quand il suit son discours chéri, emprunte continuellement ses renouvellements, qui sont métaphores pour lui, aux choses qui sont devant ses yeux ou sous ses mains. D’après ces remarques, la doctrine de l’association des idées serait entièrement à reprendre. Je conseille de relire là-dessus Hume, mais sans préjugé. Car il dit bien qu’une impression vive, c’est-à-dire provenant d’un objet, réveille aussitôt son compagnon ordinaire, et c’est ainsi qu’une fleur fanée évoque aussitôt un lieu et des circonstances; mais il ne dit jamais qu’une impression faible ait ce pouvoir. Par la vertu d’une description exacte, il échappe au piège dialectique, selon lequel nous pourrions développer un monde de choses hors de toute perception. À quoi j’oppose cette idée, déjà exposée et qui s’éclairera encore dans la suite, c’est que l’homme qui ne perçoit point dort.

D’où je reviens à une méthode pour conduire indirectement le cours de nos pensées. Dans l’occupation du jour, rien n’est plus simple, et chacun le sait bien. Tourner la tête, cela change tout. La puissance des cartes ou des échecs, que Hume avait remarquée, est d’abord en ceci que des perceptions nettes effacent aussitôt nos pensées errantes; c’est pourquoi je ne crois point que ces couleurs vives des cartes soient peu de chose dans le jeu. Mais de cela plus loin. Il reste que, si l’on veut ne point penser du tout, il faut d’abord s’appliquer à ne rien percevoir, c’est-à-dire, les sens fermés autant qu’on peut, ne rien interroger autour, et d’abord ne point remuer, ne point entretenir ce commentaire des muscles s’éveillant un peu, qui donne corps aux moindres impressions. Mais qui ne voit que la pensée la plus contraire au sommeil est de remarquer qu’on ne dort point, et d’en chercher autour de soi les preuves et les causes ?

Il reste à marquer ce que je disais, qui est une fureur de ne rien pouvoir. Il faut regarder avec attention par là, car j’expliquerai plus d’une fois que le principal des passions et même des vices est ce scandale, à savoir qu’on n’y peut rien, et que l’on met le désespoir au comble en jugeant qu’on n’y peut rien. « Cela est indigne de moi »; d’où vient le mot indignation, qui marque toutes nos peines. Et j’y insiste maintenant parce que, dans l’insomnie, l’indignation est souvent le seul mal, par une condamnation de soi. Et l’esprit tire encore ici de son malheur, comme de tout malheur à soi-même prédit, une sorte de satisfaction dogmatique. D’où ce paradoxe assez comique, qu’il y a une prétention à ne pas dormir, une colère si, ayant dormi, on a manqué en quelque sorte à son malheur, et enfin, au réveil, une application à se prouver à soi, et à prouver aux autres, que l’on n’a point dormi. Il y, a donc un genre d’insomnie imaginaire, comme de maladie imaginaire; mais soudain une meilleure réflexion nous conduit à cette idée que tout est imaginaire dans l’insomnie, et souvent dans la maladie, par ceci que l’imagination est quelque chose de terriblement réel, si on la conçoit, ainsi qu’il faut, comme consistant en cette agitation du corps humain, qui s’entretient d’elle-même et s’irrite, de façon que la peur de ne point dormir, comme toute peur, nous prive à coup sûr de ce qu’il faut appeler le sommeil libre.

Je reviens au méchant, afin de fermer ce large cercle de l’insomnie. Le méchant est celui qui tombe au mécanisme et qui ne peut s’en consoler. Oh! les bons et nobles méchants ! Comme j’aperçois bien que la méchanceté en eux n’est qu’un désespoir, ou mieux une de ces timidités irritées, comme on voit en ces pianistes, par eux-mêmes condamnés, qui craignent la faute, la prévoient, la regardent et y tombent. Ce regard noir ne me concerne point. Ce n’est pas à moi qu’il en veut; non. Il me dit : « Écartez-vous; me voilà à me nuire à moi-même; il n’en peut rien résulter de bon ni pour vous ni pour personne. Ne voyez-vous pas bien que je suis méchant ? » D’où cette sombre nuance de nos passions, d’après laquelle la confiance même, enfin l’amour plein, est une sorte d’injure, parce qu’elle contredit une opinion abhorrée, mais assurée. Les théologiens disent bien que Lucifer ne veut pas être sauvé. N’entendons pas mal; ce n’est pas qu’il se perde par volonté; c’est au contraire parce qu’il est assuré que vouloir ne peut rien, et qu’ainsi son propre et intime mal est sans remède. Au vrai c’est le refus du remède qui est le seul mal; et cette assurance dans le désespoir est l’orgueil en effet, qui serait donc de penser de soi plus de mal qu’il n’est juste. Bref, il y a bien de la prétention dans nos vices.


Chapitre V

De la fatigue

Revenons. Au seuil des âges, où nous étions, cette pensée que j’ai fait paraître est un peu trop lourde. On sait qu’il y a deux fatigues, la première par encrassement, la seconde par épuisement. La nourriture et le médecin peuvent beaucoup, contre la seconde, mais il n’y a que le sommeil qui guérisse la première; d’abord par l’ampleur du lavage dans le corps étalé et délié, aussi par une évidente disproportion entre l’élimination qui nettoie les tissus et le travail qui les salit. Ce que je vois à remarquer dans ce premier genre de fatigue, c’est qu’il est partout à la fois, par la circulation d’un sang vicié. Et l’expérience fait voir que la marche fatigue aussi les bras; les différentes parties de l’organisme, si étroitement liées par le contact en ce sac de peau, si subtilement liées quant à leurs moindres mouvements par l’appareil nerveux, sont liées encore par cette continuelle circulation du sang, qui porte promptement aux unes le témoignage que les autres se sont fatiguées. Après cela on peut conjecturer raisonnablement que tous ces poisons, charriés dans tout l’organisme, et plus vite renouvelés qu’ils ne sont éliminés, agissent d’abord principalement sur la cellule nerveuse elle-même, et qu’ainsi le pouvoir d’anticiper, de coordonner, et enfin de penser, s’use plus vite par l’action que le pouvoir même d’agir. La somnolence est donc le premier signe de la fatigue. Chacun a connu de ces faibles et mourantes pensées, alors que les jambes et les bras peuvent encore beaucoup pour une action machinale ou convulsive. Cet état retombe au sommeil dès que l’objet ne nous menace plus.

On fait communément honneur au cerveau, centre des centres, de toute l’activité pensante qui est avant ou après l’action. En cela on ne se trompe point. Car, puisque penser est considérer toutes choses ensemble, la pensée a naturellement pour condition que chaque mouvement d’une partie du corps communique avec les mouvements de toutes les autres, ce qui ne se peut qu’autant que les ondes nerveuses, ou comme on voudra dire, montent plus ou moins directement jusqu’au centre principal, et en redescendent. Cette liaison des actions proprement dites à ces frémissements qui ne font rien, figure la relation d’une perception particulière au sentiment total et indivisible. Il est donc clair, d’après la structure du corps humain, que les pensées courtes correspondent à des actions courtes, j’entends qui se font par quelque cerveau inférieur, sans que le grand centre, ou pour dire autrement, toutes les parties du corps, y participent. Et même, selon la structure, ces actions courtes doivent toujours aller devant, comme de fermer les paupières à un éclair, ou d’étendre les mains contre une menace, ou de se rattraper d’une glissade. D’où l’on peut tirer cette maxime qui va fort loin, qu’on ne dirige que ce qui est commencé. Mais, revenant sur ces pensées courtes, qui n’embrassent point le tout, il faut se demander si ce sont encore des pensées. Ce problème est résolu négativement, et en toute rigueur, si l’on comprend que le Je est le sujet indivisible de toutes nos pensées sans exception. Toutefois cette solution, qui dépend d’une analyse abstraite de la fonction d’entendre, veut être préparée par des remarques sur ces éclairs de conscience qui toujours illuminent tout le paysage. Je ne sais point si ma pupille se dilate ou non; mais je ne sais point non plus que j’allonge le bras; ce qui se passe alors dans les muscles et les os ne m’est nullement connu, sinon par les effets extérieurs. Je perçois que j’allonge le bras, mais je ne le perçois pas dans mon bras seulement; je rapporte ce mouvement de mon bras à mon corps tout entier. Non point à mon corps seul, mais aux choses dans lesquelles je le juge pris; par exemple je vois que mon bras s’allonge parce qu’il me cache des choses que je voyais; cela suppose toute la perspective des choses. Ces avenues du monde, qui sont tout ce que je connais, n’auraient point de sens sans la prévision, sans le souvenir, et sans le mouvement de douter qui oriente tout ce chaos. Dire qu’on pense, ce qui est penser qu’on pense, ce n’est pas peu dire.

Les choses étant ainsi, il est naturel que, hors d’un repos suffisant, et par un retard continuel de l’élimination sur l’action, presque toute l’activité consiste en des actions machinales qui en entraînent d’autres, ce qui est se réveiller à peine pour s’endormir aussitôt. L’action dévore la pensée comme dans ces courses mécaniques où l’action se trouve déjà faite avant qu’on ait loisir de peser ou délibérer, et où, dans le temps qu’on va penser à cette action faite, une autre action la recouvre et ainsi sans fin. On entrevoit ici ce que peut être une existence animale sous une nécessité pressante et sans loisir aucun, ni repos véritable. Toutefois il est à propos de considérer cette idée de plus près.

L’espace est de réflexion, et représente des actions seulement possibles. La distance apparaît à celui qui s’arrête et mesure; et sans comparaison il n’y a point de distances pour personne. Ce qui étale l’espace et le creuse devant nos yeux, c’est une contemplation sans préférence, et même, si l’on y fait attention, un refus de partir, par la considération d’autres buts et d’autres chemins. Cela ne va pas sans un grand nombre d’actions commencées et retenues, qui creusent l’espace comme le vertige crée soudain le gouffre. Souvent sur un haut rocher au bord de la mer, le contemplateur ne creuse plus assez le gouffre, j’entends qu’il ne se prépare plus à y tomber, qu’il ne se retient plus d’y tomber. Son corps prend peu à peu la position du sommeil, et tout va se brouiller et se replier, comme ces tableaux de nos rêves, qui périssent faute de relations. Mais il arrive qu’un oiseau descendant comme une flèche ou une pierre roulant éveille la prudence par l’effet d’un mouvement d’imitation et de poursuite, vivement retenu, et qui fait sentir aussitôt dans tout le corps la pesanteur ennemie. C’est ce que signifie devant les yeux ce gouffre soudain creusé, et cette tragique représentation d’une chute; ce qui fait voir encore une fois que, si nous étions tout à fait immobiles, il ne nous servirait pas de garder les yeux ouverts. Cet exemple pris du vertige est seulement plus tragique que d’autres; il n’en diffère pas radicalement. Nous ne voyons l’horizon bien plus loin que les arbres que par des commencements d’action, par des départs retenus. On observera cette sorte de convulsion musculaire devant le stéréoscope, où il est clair et sensible que les images brouillées n’ont point ce sens tragique d’un relief qui pourrait blesser, tant que le corps ne se met point en défense, et ne dessine point quelque précaution et quelque recul. On ne peut pas mesurer ces frémissements musculaires, sinon peut-être indirectement par la pression du sang et la réplique du cœur, qui représentent aussitôt la moindre contraction musculaire, par ce flot pressé et chassé comme d’une éponge. En revanche, ces mouvements et ces répercussions sont ce que nous sentons le mieux au monde, et sans doute tout ce que nous sentons au monde. La peur est la connaissance immédiate et sans parties de cette alerte non délibérée. Bref, c’est cet intérêt de cœur, au sens propre du mot, qui creuse les perspectives aussi bien que les gouffres. L’attention, comme on l’a souvent remarqué, est toujours frémissante. Mais, pour comprendre tout à fait le guetteur à la proue, il faut joindre à cette préparation de tous les muscles à ce bondissement retenu, la passion qui y correspond, et qui, éclairée par la réflexion, se nomme timidité. Tout cela en mouvement et changement, car la timidité est à chaque instant surmontée, comme l’est le vertige du contemplateur, par un tassement et un équilibre retrouvé. La pensée est dans ces passages. Ceux qui ont dit que penser c’est se retenir d’agir ont fait apercevoir une vérité d’importance, mais qui risque de périr elle-même par l’immobile, car qui n’agit point dort.

Je suis maintenant où je visais. Qui agit dort aussi, en un sens, en ce sens que la distance franchie n’est plus représentée, dans le temps qu’on la franchit; dans le fait je la supprime; sauter est autre chose que mesurer. En ce moment de l’action tout l’univers se ramasse en un sentiment sans parties ni distances, car je me jette tout; ce n’est que la prompte retenue et le court arrêt qui aussitôt renvoient les choses à leurs places. Le souvenir même de l’action n’est plus possible en cette perspective retournée où l’obstacle est dépassé; se souvenir c’est revenir, réellement revenir, au point où l’on était, et percevoir mieux, avec plus de confiance, et comme en familiarité avec l’obstacle. Mais qui ne voit aussi que cette réflexion, cette idée de mesurer, enfin de recommencer, est propre au stade, qui est lieu de loisir ? En une fuite on ne mesure point du tout l’obstacle franchi, on ne mesure guère l’obstacle à franchir. La nuit se fait sur nos pensées, par l’action précipitée. Observons aussi, avec le projet de revenir là-dessus, que par cette absence de lumière supérieure, les faibles lumières du sentiment s’éteignent aussi; il y a un degré de nécessité et un degré de terreur où la terreur elle-même n’est plus sentie. Terreur aussi veut arrêt et mesure; terreur sentie est terreur surmontée.

Concevons donc une existence en sursauts, où toujours on retombe au sommeil sans pouvoir y rester, parce qu’il n‘y a point d’excédent de puissance, et l’on se fera quelque idée de l’existence des animaux. Un oiseau, autant que je puis conjecturer, est action vive ou aussitôt sommeil. Je pense à l’oiseau parce que la dépense m’y semble tout juste égale à la recette, le vol, par la fluidité de l’air, étant prodigalité. Que l’on compare les impétueux battements d’ailes qui rendent l’oiseau maître du papillon, non pas même à tous les essais, que l’on compare cette folle dépense avec cette parcelle d’aliment, on tombera sur cette idée que l’oiseau n’arrive que par chance à récupérer ce que le vol lui coûte; d’où, principalement chez les insectivores, ces couvées de vingt à quarante neufs par an, sans que la population s’accroisse d’une manière sensible. Quelle est donc la vie des rares survivants, sinon une course éperdue entre le désir et la crainte ? La première idée qui s’offre ici est que ce régime atteint naturellement un point où, le repos et le loisir manquant absolument, toute pensée et tout sentiment périssent absolument. Ce qui ferait dire que ces êtres mobiles n’ont presque plus de désir ni de crainte, par l’excès même du désir et de la crainte. Toutefois cette idée n’est pas encore suffisante, et je crois que, lorsque l’on veut conserver des degrés ici, à imaginer une existence crépusculaire qui serait crainte et désir seulement, on méconnaît ceci, c’est que nos sentiments à nous ne sont quelque chose pour nous que par un loisir que les animaux n’ont jamais et que par une contemplation dont ils n’offrent jamais le moindre signe. Le demi-sommeil n’existe que pour l’homme qui s’en retire. Et bref, je crois que, le plus haut degré du savoir manquant, tout manque de proche en proche, et qu’il n’y a point de degrés du tout. Qui ne pense point ne sent point. Faisons la supposition d’un homme qui dormirait toujours et n’aurait que des rêves; cette supposition se détruit elle-même; car ce n’est que si l’on surmonte et si l’on nie le rêve qu’on le connaît. J’indique seulement ici cette idée difficile.


Chapitre VI

La conscience

Perdre conscience ou perdre connaissance, comme on dit quelquefois, c’est la même chose que dormir. Je n’en suis pas encore à vouloir épuiser cette riche notion de la conscience. Je prends la conscience au bord du sommeil, et, autant qu’il est possible, sans aucune réflexion. Des degrés m’apparaissent, depuis la claire perception jusqu’à la somnolence qui borde le sommeil plein. Des degrés aussi depuis la lumineuse délibération jusqu’à cet élan de sauter qui est au bord d’un autre gouffre, l’action. Cette description est bien aisée par analogie avec les degrés de l’ombre, de la pénombre et de la lumière, mais je crois que cette analogie est trompeuse aussi, et que toutes ces peintures crépusculaires sont à refaire d’après cette idée qui vient de se montrer en quelque sorte d’elle-même, c’est que les degrés inférieurs supposent les supérieurs. Car ces situations où l’on borde le sommeil ne se soutiennent point; on n’y peut rester comme on reste dans la pénombre, et à dire vrai on ne sait qu’on y est que lorsque l’on n’y est plus. Si je suis sur le point de m’endormir et si je m’endors, je ne sais rien du passage; mais si de cet état ou du sommeil je me réveille et me reprends, alors le passage apparaît comme éclairé par un reflet de cette pleine conscience. Bref, j’aperçois ici des pièges admirables; car il faut faire grande attention pour saisir ces états crépusculaires; il faut s’en approcher avec toute précaution, et n’y point tomber. Pour simplifier je dirais que c’est notre pleine liberté qui s’essaie ici et qui joue en quelque sorte à ne rien vouloir, à ne rien préférer, à ne rien affirmer. Enfin, la conscience sans réflexion n’apparaît qu’à la réflexion. C’est dire que la faible conscience n’est un fait que dans la plus haute conscience. Il y a donc une sorte de sophisme, à bien regarder, si l’on suppose qu’un être vive en cet état de demi-conscience, et y reste toujours, et sache néanmoins qu’il y reste. C’est transformer en choses les jeux de la pensée; c’est vouloir que la demi-conscience existe comme la lumière atténuée de cette cave. Remarquant cette bordure et cette pénombre de vos pensées, vous prétendez, la laissant telle, la séparer, et qu’elle pense pour soi, non pour vous. Pour parler autrement, c’est vouloir que ce qui se définit par ne pas penser soit encore une pensée. Les souvenirs, qui viennent et s’en vont, comme s’ils sortaient de cette ombre et y rentraient, sont ce qui donne appui à cette intime mythologie; car il faut faire grandement attention pour remarquer que, ce qui est conservé et qui revient, c’est toujours une action, comme réciter. Faute d’avoir bien regardé là, on imagine les souvenirs comme des pensées qui sont ordinairement derrière nous en quelque sorte, et à un moment se montrent. En partant de là on développe aisément une doctrine aussi fantastique que l’ancienne doctrine des ombres et des enfers. Car rien n’empêche qu’une idée soit encore une idée dans cette ombre, qu’elle vive, s’élabore, se fortifie, se transforme, dans cette ombre. Il ne faut pas moins qu’une doctrine des rêves, une doctrine de la personne, et une doctrine de l’idée pour effacer tout à fait cette illusion aimée. Je devais la signaler dès maintenant ici parce que je veux traiter de la conscience comme d’une puissance humaine non divisible, et qui, à son moindre degré, se trouve supposée toute. En d’autres mots, je veux décrire la conscience comme la fonction de réfléchir, fonction de luxe inséparable du loisir et de l’excédent qui sont le propre de la société humaine.

Reprenons l’hypothèse connue des Martiens occupant la terre. L’homme, au regard de ces êtres, n’est qu’un animal comme le rat ou le lapin. Essayons de concevoir l’homme soumis à cette existence difficile, l’homme affamé, menacé, poursuivi, toujours fatigué, toujours inquiet, toujours jeté de la somnolence à l’action. Chacun admettra que les fonctions supérieures de l’esprit seraient aussitôt perdues; mais on admettra moins aisément que les inférieures disparaîtraient tout aussi vite, et, pour mieux dire, aussitôt. Comte, attentif à nos frères inférieurs, et porté par les signes à leur supposer quelque chose qui ressemblerait à nos plus humbles pensées, mais rejeté aussi de là, par cette vue qu’il a formée mieux qu’homme au monde, à savoir que nos plus humbles pensées sont des pensées, universelles dans le double sens du mot, échangées, enseignées, conservées, cultivées, comme les plus anciennes mythologies le font voir, Comte a aperçu finalement les conditions d’une déchéance au-dessous du concevable. Le fait est, dit-il, que l’humanité règne sur la planète et détruit continuellement toute société animale, jetant ainsi les autres espèces dans un état de lutte, de fatigue, et de terreur, qui exclut tout vrai langage, toute culture, toute mémoire à proprement parler, faute de cet excédent qui rend le loisir possible. Mais, encore une fois, et afin de ne pas manquer l’idée, concevons un homme qui n’ait absolument pas de temps et que l’événement talonne sans cesse. Il y a de ces peurs paniques où l’individu galope, frappe, écrase, sans avoir conscience de ce qu’il fait. Peut-être voudra-t-on dire qu’il ne sait pas s’il n’a pas eu conscience au moment même, et s’il n’a pas oublié simplement les pensées ou perceptions qu’il avait dans le temps qu’il sauvait ainsi sa vie. Mais il faut savoir de quoi nous parlons et de quoi il parle en supposant un peu de conscience sur ses actes, un peu de conscience séparée de sa propre conscience. Cette séparation va contre le mot; conscience ajoute à science ceci que les connaissances sont ensemble. La conscience égrenée n’est pas seulement faible; elle tombe au néant. Ou, pour mieux dire, la bordure de conscience, séparée du centre qui l’éclaire, n’est rien de concevable. Parce que cet homme fuyant n’a pas eu le loisir de s’entretenir avec lui-même, de contempler un moment plusieurs chemins, enfin de douter, pour dire le mot, c’est comme s’il ne savait point du tout. Savoir c’est savoir qu’on sait. La réflexion n’est pas un accident de la pensée, mais toute la pensée. Revenez à l’exemple du gouffre et du vertige. Sans aucune réflexion sur ce que je vois en me penchant, peut-on dire que je vois ? En vain les bêtes ont des yeux, en vain les choses s’y peignent au fond comme en des tableaux; ces tableaux sont pour nous qui observons comment leur œil est fait, non pour elles, parce qu’elles n’ont point loisir ni repos, ni discussion avec elles-mêmes. Mais qu’est-ce que discuter avec soi, sinon prendre à témoin ses semblables et la commune pensée ? Une pensée qui ne revient pas, qui ne compare pas, qui ne rassemble pas, n’est pas du tout une pensée; en ce premier sens, on peut dire qu’une telle pensée n’est pas universelle, parce qu’elle ne rassemble pas le loin et le près; il n’y a que l’univers qui fasse une pensée. Mais il faut dire aussi qu’une pensée qui ne convoque point d’autres pensants et tous les juges possibles n’est pas non plus une pensée. Les formes premières de la pensée seraient donc l’univers autour de l’objet et le faisant objet, et la société autour du sujet et le faisant sujet.

Je vais droit au but, et trop vite sans doute. Mais cette pensée même que je forme est soumise à la condition de toute pensée, qui est que l’on commence par finir. C’est cette totale ambition et cette prétention au delà de toute prétention qui fait qu’une pensée est une pensée. Si vous n’êtes pythagoricien d’un moment, éclairant à la fois le haut et le bas et pour ainsi parler l’anti-terre et l’autre côté de la lune, vous n’êtes rien pour vous-même. Et ce mouvement hardi explique toutes nos erreurs, comme on voit chez les primitifs, où la moindre pensée ferme un cercle immense selon la forme d’une loi universelle. Partout ainsi, toujours ainsi. Ils ont pris une tortue énorme sur la plage le jour même où un missionnaire est venu; ils ne peuvent point croire qu’un de ces événements ne soit point le signe de l’autre, c’est-à-dire q’il n’y ait point de liaison réelle de l’un à l’autre. En quoi Ils ne se trompent pas tout à fait, car tout tient à tout; et si les causes qui ont apporté et retourné cette tortue avaient manqué, si la mer, les vagues, le flux, le vent avaient été autres, ce missionnaire n’aurait peut-être point abordé ce jour-là, ou bien il aurait abordé en un autre lieu, et autrement. Mais, comme ils ne connaissent pas assez les antécédents et toute cette double aventure, ils lient comme ils peuvent; et cette pensée est plutôt incomplète que fausse; mais c’est bien une pensée; d’autant qu’ils s’en déchargent, pour le détail, sur quelque puissance supérieure qui a voulu ensemble ces deux choses de la même manière qu’ils veulent, eux, leurs familières actions. C’est ainsi qu’ils perçoivent toutes choses. Ils ne voient point une tortue qu’ils ne voient Dieu. Mais qu’est-ce que voir une tortue ? Qu’est-ce enfin que voir ? Dire que l’espace est donné avant ses parties, ce qui n’est que décrire, c’est dire que l’univers soutient chaque objet et le fait être. Mais qu’est-ce encore que voir une tortue, sinon appeler les témoins et discuter avec eux en soi-même, de façon que, par le langage, cette tortue les accorde entre eux ? Deux choses sont donc a priori et ensemble dans la moindre pensée, l’univers des choses et l’univers des hommes. Et toutes les erreurs de ces primitifs viennent de ce qu’ils visent à ne rompre ni un de ces univers ni l’autre, ne pensant jamais moins que tout et tous, comme chacun fait.

On saisit par là que la conscience ne peut pas être petite ni grande, ni errante, ni séparée, ni subjective, comme on dit trop vite. Ne penser que soi ce serait dormir. Ainsi toute l’idée de Comte apparaît, au delà même de ce qu’il a montré, se bornant à dire que d’un côté il n’y a point de pensée séparable du langage et du monde des hommes, de l’autre que hors du monde des hommes et de cette association continue qui donne loisir en même temps que mémoire, l’homme ne serait qu’un animal pourchassé, agissant ou dormant, sans cette provision de repos qu’assure le sommeil par précaution. Toutefois, en disant d’après cela que c’est l’humanité qui pense, il mythologise encore, d’où l’on vient quelquefois à une conscience sociale qui serait à la société comme notre conscience est à notre corps. C’est passer au monde des choses et perdre les relations. La conscience est bien sociale par cette nuit des villes, qui assure et règle le repos, luxe des luxes, par cette confiance qui affermit chacun en ses pensées, par cette corrélation de l’un à l’autre qui seule permet de dire moi, par ce capital enfin du langage, provision essentielle, qui modère nos sentiments et règle nos pensées, en même temps qu’elle nous les propose comme en un miroir où nous les percevons. Mais c’est notre conscience qui est sociale. Cette métaphysique n’est pas hors de nous ni loin de nous. Nous y participons même en solitude, et encore par la plus secrète de nos pensées en solitude. Ces idées seront développées, mais il fallait les faire paraître dès maintenant, corrélativement à ce sommeil d’institution, voulu, aimé, cherché, qui est proprement humain.


Chapitre VII

Le grand sommeil

Nous sommes ainsi faits qu’attendre est la même chose pour nous que craindre. Oui, par un effort déréglé pour essayer ce que nous allons faire, sans savoir ce que c’est, sans faire à proprement parler, nous venons bientôt à un état d’agitation où tous les muscles tirent en tous sens, jusqu’à nous rompre de fatigue, en même temps que ces pressions, exercées par soubresauts sur la masse fluide du sang, dérèglent le cœur, qui s’essaie à répondre et ne peut répondre, et que le sang se trouve ainsi chassé vers les parties molles, intestins, glandes et cerveau, d’où, par les nerfs, des excitations diffuses et contrariées qui entretiennent l’agitation musculaire. Cet état est fort commun; il suffit d’une tape imprévue sur l’épaule pour jeter en cette inquiétude l’homme le plus tranquille et le mieux gouverné. On ne regardera jamais assez attentivement à cette émotion, qui est l’état naissant de toute émotion, le fond varié, instable et riche de tous nos sentiments sans exception. Il n’est point de courage sans peur, ni d’amour sans peur, ni enfin de sublime sans peur. Il n’y a ainsi qu’un combat et qu’un drame au monde, qui est de chacun avec soi. Je crois même que le tragique résultant de cette humiliation et fureur mêlées, toujours jointes à la plus petite atteinte de la peur, est le principal de la douleur même, comme le double sens du mot douleur le fait assez entendre. Ainsi par ce chemin je me trouve aussitôt dans le réel de ce sujet redoutable que j’aborde. Chacun descend aux Enfers tout vivant, comme Dante; car tous nos supplices sont à venir, et l’avenir lui-même est supplice dès qu’on essaie de le contempler au lieu de le faire. Je dirais le principal là-dessus en répétant après Descartes que l’irrésolution est le plus grand des maux; mais cette grande idée veut être développée selon l’immortel Traité des Passions de L’Âme. Et je remarque d’abord, toujours suivant le Maître, que les passions sont dans l’âme, quoiqu’elles soient du corps. Cette agitation et angoisse, que j’ai d’abord sommairement décrite, qu’est-elle dans une fuite panique, où je ne sais seulement pas ce que je fais ? Qu’est-elle dans une action pressante et difficile, où chaque moment efface les autres ? C’est par réflexion et contemplation, toujours ensemble comme il a été expliqué déjà, que le tragique est tragique. Et voilà pourquoi, par une pratique assurée de l’art d’émouvoir, le faiseur des tragédies refuse les actions et compose le drame en des signes dont il nourrit l’indignation, la terreur et la pitié. Le vrai drame est en âme, et non pas dans le roi mort, mais dans le roi humilié.

Un homme qui s’étrangle en buvant est plus inquiet que malade, et plus humilié qu’inquiet. Son supplice est de ne savoir pas le parti à prendre devant cette sédition de lui-même. Il s’y joint une honte honorable, par ces signes animaux qui effacent l’humanité autour. Imaginez Louis XIV ayant une arête dans le gosier. Ces remarques ne sont pas, on en conviendra, pour diminuer cette terreur qui est notre fidèle compagne tout le long de notre vie; mais elles vont à ramener la terreur à ses véritables causes, par ceci que la peur est toujours le vrai mal et le seul mal. D’où l’on verra peut-être enfin qu’il n’y a point de différence entre le savoir vivre et le savoir mourir. Qui resterait bien tranquille avec une arête dans le gosier, coulant sa respiration sans aucune crainte et sans aucune colère, sans aucun geste d’acteur tragique, conduit à cela par le double sentiment de l’utile et du convenable, celui-là ferait quelque chose de plus difficile que de mourir. Montaigne, qui regarde souvent par là, n’a point regardé d’assez près. La peur d’avoir peur, qui est toute la peur, de même que penser qu’on pense est toute la pensée, la peur d’avoir peur, donc, laissait le problème entier, et derrière le penseur, non devant. Attendre le temps d’avoir peur, c’est presque tout le courage; et comme dit ingénument le héros de Stendhal, justement dans la condition où la constance est rare par-dessus tout : « Qu’importe que j’aie bien peur maintenant si je n’ai point peur quand le bourreau viendra ? » Qu’importe ? Cela définit toute la sagesse possible; car la peur qui n’importe pas n’est plus peur. Ce n’est pas l’agitation physique qui est peur, car nous la pouvons sentir après un grand effort sans nous en inquiéter autrement. Ce qui fait peur dans la peur c’est ce qu’elle annonce.

Ici les analyses seraient sans fin et toutes utiles. « Une passion, dit Spinoza, cesse d’être une passion lorsque nous en formons une idée adéquate. » Tout soldat a fait ainsi, à un moment ou à un autre, le compte exact, ou, si l’on peut dire ainsi, la revue militaire de ce qu’il éprouve dans le moment. En ces moments sublimes, qui seuls font l’homme, la question est bien précisément celle-ci : « Qu’ai-je à supporter présentement, qui dépende des autres choses et non de moi ? Où est l’insupportable ? Où est l’irréparable ? » Et le mot du héros sera toujours le même : « Pas encore. Ce n’est pas encore le moment d’avoir bien peur. La vie, en tout ce bruit, en ces secousses du sol même, en ces écroulements autour, la vie est possible, et douce, et tranquille comme celle de Tityre à l’ombre, à cela près que je forme des opinions sur ce qui va peut-être m’arriver tout à l’heure. » À ce compte, Tityre pourrait bien trembler aussi. Chacun a connu des hommes qui tremblent partout et de tout, par exemple à la seule idée que ce qu’ils mangent ou respirent pourrait bien enfermer quelque microbe redoutable. Bref, il est aisé d’avoir peur; et dès qu’on se donne la peur, ou qu’on se permet la peur, les objets ne manquent jamais.

Je porterai mon attention sur un double effet des mouvements de la peur. D’un côté, par l’agitation ci-dessus décrite, les mouvements de la respiration, et ainsi les cris et les paroles, sont profondément troublés. Sans compter que, puisqu’il y a une dépendance réglée par les nerfs entre le cœur et la respiration, il est aisé de comprendre que l’alerte musculaire, si promptement contagieuse, doit mettre en état de contracture et de soubresaut les muscles de la poitrine et de la gorge. Ces effets sont par eux-mêmes effrayants, comme en un homme qui s’étrangle, et c’est assez pour faire comprendre qu’on puisse arriver à avoir très grand-peur sans savoir de quoi; la peur de s’étrangler suffit à nourrir tout le tragique possible. Mais il s’y joint ces signes rauques de la voix étranglée, ces appels émouvants qui reviennent au cri de l’enfance, et que l’oreille entend très bien; car l’homme s’entend parler et se parle à lui-même. Et la voix dénaturée, méconnaissable, comme recouverte d’animalité, est parmi les choses humaines qui nous effraient le plus. Aussi n’est-ce pas peu de chose, en les occasions difficiles, si l’on sait se parler à soi-même comme on parle à un enfant pour le rassurer. Un des effets tragiques, au théâtre, est que l’on voit bien que le personnage s’effraie lui-même de sa propre voix.

L’autre effet est moins facile à démêler. Il s’agit du cerveau, qui se trouve, en cet état d’émotion, envahi par des flots de sang chargés en même temps de poisons ou narcotiques, qui sont les résidus de l’agitation même. On peut dire en gros, d’après une sommaire relation entre l’activité cérébrale et le cours de nos pensées, que nos pensées se trouvent ainsi à la fois multipliées et en quelque façon paralysées ou endormies. On se ferait déjà une idée passable de cette agitation pensante remarquable par la vivacité et variété des pensées, comme aussi par une incapacité de les critiquer et mettre en ordre; ce serait une sorte de délire. Toutefois, je ne considère pas ces vues comme suffisantes. D’après un plus sévère examen, le seul effet de cette circulation sanguine redoublée dans le cerveau doit être une circulation plus active dans tout le réseau des nerfs, c’est-à-dire un redoublement de l’agitation musculaire, et rien de plus. J’aurai peut-être occasion d’expliquer que les images, si aisément et si complaisamment décrites, ne sont rien au delà de l’agitation musculaire même et des actions esquissées. Tout au plus pourrait-on ajouter que l’agitation générale réagit peut-être sur les sens eux-mêmes et les excite directement, produisant ainsi des fantômes, c’est-à-dire des impressions difficiles souvent à interpréter. Cet effet ne fait pas doute pour le toucher, qui nous fait sentir très bien et connaître très mal nos propres mouvements. De même nos cris frappent nos oreilles, et font des fantômes réels, si l’on peut dire. Il se peut bien que, par des réactions du même genre, la rétine soit à son tour excitée, d’où des apparitions colorées qui seraient matière aux plus folles visions.

Ce qui me paraît surtout à considérer, dans cet état de peur, c’est moins l’objet imaginaire que l’assurance où nous sommes, par l’émotion même, d’une existence indéterminée et d’un monde au contact, quoique informe. Ces perceptions confuses accompagnent toute peur, surtout lorsque les perceptions proprement dites ne sont d’aucun secours pour expliquer la peur. Et c’est ce qui arrive dans la peur toute nue, où l’objet manquant tout à fait, nous écoutons et palpons, nous scrutons les ténèbres, assurés d’une redoutable présence, et ne pouvant en trouver témoignage par nos méthodes d’exploration accoutumées. Cette peur a donc pour objet une sorte de néant, une nuit informe, un autre monde qui n’a d’autre propriété que de nous faire peur. Nous touchons ici à cette autre vie, objet insaisissable, mais réel par notre terreur. Et, puisqu’un tel objet est l’objet même de n’importe quelle peur, je puis dire que la peur de la mort ressemble à toute peur, et se guérit comme toute peur. J’ose même dire que c’est là un effet de timidité qui n’est pas plus étonnant ni plus pénible que tant d’autres. On peut toujours craindre avant une action, même facile, si seulement on y pense avant de la faire. Car, comme nous ne pouvons pas alors l’essayer réellement, puisque le temps et l’occasion n’en sont point venus, nous sommes livrés à la fatigante et irritante irrésolution; et l’on sait que l’accoutumance ne guérit pas toujours l’orateur ni l’acteur de cette étrange maladie; À bien plus forte raison, pensant que nous aurons à mourir, nous tentons d’imaginer ce que nous aurons à faire en ce passage, et bien vainement, puisque rien ne ressemble moins à une action que de mourir. Et c’est la même faute que de tendre son effort à dormir, au lieu qu’il faudrait se fier et s’abandonner. La pensée de la mort est donc toujours hors de lieu, et c’est le cas de dire comme le héros : « Pas encore. » Et, sans oublier que nous sommes tous timides un peu, je dirais qu’il n’y a que les timides qui craignent la mort, comme ils craignent tout. Ne dites pas que j’essaie en vain de faire petite la plus grande et la plus insurmontable de toutes les peurs. Dans le fait, il suffit d’une action à faire ou d’une passion vive, revendication, indignation, humiliation, pour que la crainte de la mort cesse tout à fait d’agir, comme on voit en toutes les actions de guerre, en toutes les tragédies, en tous les martyres. Qu’on n’oublie point aussi que, d’après ces sommaires analyses, il n’est pas absurde qu’on vienne à se tuer par peur de mourir; cela n’est pas absurde si, comme j’ai voulu le montrer, il n’y a de peur que de la peur.

On peut accéder en ligne au texte intégral de l'ouvrage sur le site "Les Classiques des sciences sociales".



Articles récents