Lanza del Vasto et la culture technologique

Maurice da Silva
Un aperçu des idées de Lanza del Vasto sur la technique.
«Le 25 septembre 1969, un homme d'une haute stature, au regard profond, à la barbe blanche, aux pieds nus dans des sandales, vêtu d'un rude costume tissé de couleur brune, s'adresse aux étudiants et professeurs du Collège Ahuntsic, réunis à l'auditorium sur le coup de midi. Cet homme c'est Lanza del Vasto, celui que Gandhi a surnommé "Shantidas", Serviteur de Paix. Soupçonnant l'attente de ses auditeurs, il leur parle de "Gandhi, ou de la contestation du Sage", c'est-à-dire de la force de la nonviolence comme valeur de contestation. J'ai rarement vu un auditoire étudiant si attentif à boire les paroles d'un conférencier. Sans doute soupçonnait-il, cet auditoire, que cet homme avait une réponse aux problèmes de l'heure.

Mais le but n'est pas de rapporter ce qu'il nous dit cette occasion. Je vise plutôt à interroger Lanza del Vasto sur la culture technologique. Ce disciple de Gandhi et de Vinôba, qui résolut de dévouer toute sa vie à la prédication de la sagesse retrouvée et qui fonda pour cela en Occident un Ordre au service de la paix, à l'enseigne du Travail des mains et de la Non-violence, a sans doute quelque chose à dire sur l'attitude à prendre en face de la technique. Mais, auparavant, il ne m'apparaît pas inutile de rappeler qui il est.


Vie et figure de Lanza del Vasto

Lanza del Vasto naquit en Pouilles, région du sud-est de l'Italie, en 1901. Il reçut une éducation soignée et poursuivit ses études jusqu'au doctorat en philosophie qu'il obtient de l'Université de Pise, pour une thèse connue sous le titre d'Approches de la Trinité spirituelle. Mais Lanza continue de chercher et de se chercher: "La Vérité, écrit-il, n'est pas une quelconque combinaison verbale et mentale. Elle est dans le dense silence intérieur, elle est dans la conformité du Dedans et du Dehors".

Il vit dans plusieurs capitales et pratique divers métiers, négligeant le gain et refusant partout de se fixer. À trente ans et pendant cinq ans, il vagabonde à travers le sud de l'Europe, visitant les îles grecques, la Terre Sainte et la Turquie. Il connaît la pauvreté et la faim et s'initie progressivement à l'art de vivre: "Fille de poésie et soeur de délivrance, dit-il, que notre pauvreté soit exquise en toutes choses".

En 1936, il part pour l'Inde afin d'interroger Gandhi sur sa doctrine non-violente. Il apprend qu'elle est une manière d'être d'où procède une manière de faire. Pour le Mahatma: "l'homme se fait en faisant quelque chose, nul n'est dispensé du travail de ses mains". Cette réponse rejoint une longue quête personnelle, celle de ne pas séparer mais d'unir: le corps et l'esprit, l'action et la contemplation. Rentré en Europe, il résolut de s'établir en France mais se sentit impuissant à communiquer le message à l'Occident qui se préparait à la guerre. Il partit donc sur les routes, vers la Terre Sainte, où il arriva à Bethléem (la maison du pain) à Noël 1938. Rentré de nouveau en France, il commença à édifier une communauté d'hommes et de femmes, vivant du travail de leurs mains qui seul permet de n'abuser de personne et d'échapper soi-même à la servitude.

Nous sommes durant l'hiver 1939-40; à Paris, deux ateliers s'ouvrent, celui des ciseleurs et des tisseuses, pendant qu'en banlieue on cultive un lopin de terre. Puis, cinq ans plus tard, c'est la communauté rurale de Tournier, en Saintonge. Puis ensuite, la fondation de Saint-Pierre de Bollène que les compagnons durent encore quitter quand le gouvernement construisit l'usine atomique de Marcoule, l'endroit ne convenant plus au silence recherché. Enfin, depuis 1964, la communauté de l'Arche (il nous faut tous monter dans l'Arche, comme Noé, pour traverser les eaux tumultueuses du siècle) s'est fixée à la Borie Noble, sur un mont rocheux des Cévennes, dans le département de l'Héraut, au sud de la France.

C'est là que je me suis rendu, en août 1969, pour découvrir par moi-même cette communauté insolite. Ils sont actuellement une centaine: des célibataires, des couples avec leurs enfants, travaillant la terre (ils sont végétariens), tissant et coupant leurs vêtements, fabriquant leurs meubles. Ils pratiquent la non-violence appliquée à tous les plans de la vie, aux travaux "intérieurs" ou spirituels, comme aux travaux "extérieurs" ou manuels, ceux-ci venant prolonger ceux-là. "S'il est un aspect de l'Ordre laborieux qui fait songer au passé, écrit Shantidas dans Présentation de l'Arche, c'est bien la forme et le sens qu'on y donne au travail. L'outillage, les méthodes, les secrets des métiers conservés ou retrouvés, la forme et le style des objets produits, tout fait penser au Moyen Âge". Cette rapide évocation de l'homme et de l'oeuvre prépare, me semble-t-il, à comprendre la position de Lanza del Vasto sur la culture technologique.


Culture et technique

La culture consiste à développer soit le corps (culture physique), soit l'esprit ou l'âme (culture intellectuelle ou morale). Et Alain précise qu'"être cultivé, c'est remonter à la source et boire dans le creux de sa main, non dans une coupe empruntée". (Propos sur l'éducation, p. 171). Quant à la technique, c'est l'ensemble de procédés mis en oeuvre pour obtenir un résultat déterminé; ce qui fait que "la technique et, en général, toute technicité ont l'innocence de l'instrument". (Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, p. 225).

Culture et technique ne s'opposent donc pas; elles sont même susceptibles de se compléter. Une technique de plus en plus scientifique, i.e. parfaite et rigoureuse, permet à l'homme de prendre en charge sa propre destinée et celle du monde, en même temps qu'elle contribue à son épanouissement. "Le malheur, a dit Gandhi, c'est que les hommes ne savent plus faire de leurs mains les choses nécessaires à la vie."

Mais la technique est un obstacle à la culture dans la mesure où elle est close sur elle-même, ne cherchant rien au-delà de la stricte efficacité. Car, dans ce cas, elle peut favoriser l'accaparement des richesses mais l'asservissement de l'homme: l'homme au service de la machine et de la production. Que la technique qui est un moyen, soit envisagée comme un moyen: elle ne saurait, dans ces conditions, être que bienfaisante.

"Qu'elle attire tout à elle, qu'elle absorbe science et culture, c'est alors qu'elle devient dangereuse, surtout dans un siècle où la spécialisation risque d'enfermer les producteurs dans des compartiments éventuellement sans fenêtres." (A. Siegfried, Aspects du XXe s., p. 211).

Pour Lanza del Vasto et la Communauté de l'Arche, la culture doit servir à l'approfondissement de l'être et non à la multiplication de l'avoir. Faut-il le répéter autrement? Étymologiquement, dans le mot culture il y a l'idée de "tourner autour", de se développer autour d'un point qui sert de centre. Et ce point qui est au centre de toute "révolution", c'est l'homme. C'est lui qu'il faut d'abord changer et qu'il faut d'abord servir. Aussi, notre culture est fausse quand elle nous fait croire que nous vivrons dans le meilleur des mondes "quand la science et la technique auront découvert de nouveaux secrets de la matière et inventé des machines encore plus perfectionnées et plus automatiques, quand l'homme sera enfin débarrassé du travail des mains" (Nouvelles de l'Arche, année XII, juin 1964, p. 140). La véritable culture, pour l'Arche, est d'une toute autre nature; elle est une recherche active du sens de la Création, de la destinée de l'homme et des lois de sa croissance; elle doit nous conduire à la redécouverte en l'homme de son unité perdue.

Bien que reconnaissant certains avantages de la machine, l'Arche lui préfère résolument l'homme. Voici comment un compagnon, Jo Pyronnet, s'en explique: "Par elle-même, la technique moderne comme la science qui lui a donné naissance est objective, i.e. étrangère à l'homme. Voyez n'importe quelle usine, construite dans le but de fabriquer des caisses à fromage, des supports-chaussettes, des moteurs à réaction, des bombes atomiques ou n'importe quoi d'autre, et non pour servir l'homme. Dans toutes les usines, ce sont les hommes qui servent la machine. Partout elle impose sa loi. En entrant dans cette logique et dans ce rythme qui déshumanisent, l'homme peut titrer des avantages certains de la machine... Cherchez d'abord le rendement, dit la technique, la justice, la fraternité et le paradis sur terre vous seront donnés par surcroît. C'est ce mensonge que nous refusons... Nous mettons en question la direction et les méthodes au centre d'une société où les problèmes humains sont posés et résolus par une science et une technique pour qui l'homme est un objet... Grâce à la technique, des besoins artificiels sont systématiquement développés, les désirs et les prétentions de l'homme sont multipliés et exaspérés avant même que soit assurée la satisfaction des besoins essentiels de tous." (Nouvelles de l'Arche, année XIII, mars 1965, p. 82 et 83).

Voilà qui rejoint l'analyse de tous les esprits critiques qui ont jugé sévèrement notre société technologique, en suggérant parfois des remèdes. Je pense au personnalisme de Mounier, à La Vingt-cinquième heure et à La Seconde chance, de Virgil Gheorghiu, au Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, à L'Homme unidimensionnel d'Herbert Marcuse. Je pense à des films comme À nous la liberté, de René Clair, La ville, de King Vidor, et Solitude, de Paul Fejos. La technique peut engendrer des illusions, susciter une exaltation indue de la matière, faire croire que c'est le moyen unique et adéquat de résoudre toutes les difficultés de l'humanité.

Mais cette mise en garde étant faite, n'allons pas conclure que l'Arche refuse la technique, qu'elle nie à l'intelligence humaine le droit d'améliorer ses conditions matérielles. L'Arche refuse simplement de voir dans l'homme un objet d'exploitation. La technique n'est pas mauvaise en soi (et, comme dit Shantidas, ne peut l'être, puisqu'elle n'a pas de Soi); ce qui est mauvais, c'est de la mettre à la première place et de lui soumettre tout le reste. Bien au contraire, des techniques même très élaborées pourront être tenues comme bonnes par l'Arche, si elles respectent l'Homme au départ et si elles visent le bien de l'homme, de tous les hommes, comme fin.

Dans Présentation de l'Arche, Lanza del Vasto écrit encore ceci: "Ce qui nous importe d'abord, c'est l'unité de l'homme. L'extrême division du travail telle qu'elle se pratique aujourd'hui, le travail à la chaîne et la mécanisation, c'est la destruction totale de l'ouvrier, sa réduction en poussière. Voilà la principale raison de notre aversion pour la machine. Elle a pour motif notre respect du travailleur et du travail... Le moins qu'on puisse exiger, c'est qu'un homme possède tout son métier, comme au moyen-âge, et qu'il mène à bien une oeuvre qu'il a conçue lui-même et l'exécute de fond en comble." (p. 11).

Le respect du travailleur et du travail, c'est cela qui est au centre de la préoccupation de Lanza del Vasto, quand on le questionne sur la culture technologique. Partout et toujours l'homme demande d'être reconnu et respecté: c'est le cri de l'ouvrier qui répond au numéro matricule de son usine, c'est la plainte du pauvre contre l'opulence du riche, c'est l'appel de l'homme du Tiers-Monde à son frère installé dans sa supériorité technique, c'est la contestation permanente contre l'establishment de tous les temps.

Il est certain que la science technique sert aujourd'hui les intérêts des pays riches. Le citadin de nos pays techniquement avancés ne fait que quitter une machine pour en trouver une autre, et cela du matin au soir. N'est-il pas risqué qu'il confonde le développement humain et social avec le développement technique et que, fort de sa supériorité fallacieuse, il en arrive à mépriser les deux tiers de l'humanité? L'histoire évoque le souvenir d'empires techniquement puissants et prestigieux qui ont sombré dans l'oubli. C'est sans doute le sort qui sera réservé à notre civilisation occidentale, si nous oublions que "sans amour, la vie c'est la mort". (Gandhi).

Prenant pour acquis que le progrès technique est le critère suprême de la civilisation, peut-être faisons-nous trop bon marché des richesses spirituelles, des valeurs humanisantes, de la grandeur morale. S'il en était ainsi, il serait urgent de partir à la recherche d'un sage qui pratique par-dessus tout l'art de vivre. Écoutons là-dessus, une dernière fois, le témoignage de Lanza del Vasto: "Si j'ai pris Gandhi pour maître, c'est qu'étant chrétien, j'ai voulu l'être jusqu'au bout et non seulement dans la doctrine, la prière et le rite, mais aussi dans mon attitude à l'égard de la cité humaine.»

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