La Paix de Dieu

Emmanuel Mounier

Aussi, voyez comment réagissent les hommes de l'an 1000. Vous apprendriez que tout va finir un de ces prochains jours, définitivement et pour l'éternité, vous seriez possédés par des sentiments sans doute divers, mais il n'est guère douteux que toute activité productrice autour de nous subirait une baisse immédiate et rapide. À quoi bon faire oeuvre si l'oeuvre et moi-même, ou mes enfants, ou mon pays, ou ma classe sont sans lendemains ? Eh bien, les gens de l'an 1000 sentent tout différemment. Le Royaume de Dieu approche ? Soyons-en dignes dès maintenant. Bien mieux, devançons-le. Il y a, un peu, dans leur réaction, de la malice d'un enfant à qui l'on va confier une tâche, qui le sait, et qui veut à la fois surprendre, faire plaisir et affirmer son autonomie en l'exécutant avant l'ordre. Partout, les fidèles se réunissent en assemblées de paix. Dès maintenant, pensent-ils, parmi nous, il faut insérer la paix de Dieu. Pax domini, In somno pacis, Pax vobiscum : c'est à ce moment que toutes ces formules envahissent la liturgie. C'est à ce moment que s'instituent la Paix de Dieu et la Trêve de Dieu, dont M. Bonnaud-Delamar a montré qu'elles ne sont pas une sorte de pacifisme avant la lettre, mais la volonté beaucoup plus profonde d'instaurer, dans un monde encore livré pour peu de temps à ses démons, de larges lambeaux de l'ordre de Dieu. Il y a plus étonnant encore à l'observateur moderne. Loin de s'affaisser, l'activité de ces hommes possédés par la conviction d'une fin prochaine de la cité terrestre en reçoit au contraire une sorte de coup de fouet. Henri Pirenne souligne l'« optimisme » et le « sursaut d'énergie » qui marque ce début du XIe siècle et son contraste avec les années précédentes. La population augmente, la vie économique reprend, de nombreux monastères sont fondés. La grande période de construction des églises commence quelques années avant l'an 1000 : elle n'a donc pas été provoquée, ainsi qu'on l'a soutenu, par la reconnaissance envers Dieu qui n'a pas détruit le monde : comme si l'avènement du règne de Dieu était pour une conscience chrétienne une catastrophe à éviter ou à retarder ! Bien au contraire, on veut offrir à Dieu des édifices où il puisse dignement descendre. 




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