La mort veut que j’embrasse la vie

Lise Bédard

Entrevue «La mort veut que j’embrasse la vie. Pleinement ! » avec Lise Bédard, infirmière consultante en soins palliatifs et de fin de vie, décès et deuil.
Par Hélène Laberge, rédactrice en chef de L’Encyclopédie L’Agora

Présentation : Grâce à une amie commune, nous avions découvert et publié dans notre magazine L’Agora en 2003 un recueil de poèmes La lettre blanche, que Lise Bédard avait rédigé après la mort de son conjoint, décédé le jour fatidique du 11 septembre 2001! Resté le plus souvent seul chirurgien à Amqui, ce médecin a héroïquement répondu à tous les appels d’urgence jusqu’à être lui-même terrassé par une maladie que son état d’épuisement ne lui a pas permis de surmonter.

À un moment où la législation sur l’aide médicale à mourir devrait entrer en vigueur en juin prochain, malgré l’opposition de certains centres de soins palliatifs et de nombreux médecins qui y sont attachés, nous avons souhaité présenter les réflexions d’une infirmière consultante en soins palliatifs, en l’occurrence Lise Bédard qui nous a fait parvenir un florilège de divers textes sur l’accompagnement des malades en fin de vie.
Compte tenu de l’abondance de ces articles, nous avons dû faire un choix parfois déchirant mais qui a reçu l’approbation de Lise Bédard. Et nous vous les présentons sous forme d’entrevue.

HL Vous avez été infirmière consultante en soins palliatifs. Dites-nous ce qui vous a poussée à vous spécialiser dans ce champ de travail.

LB C’est mon travail d’infirmière auprès des malades et de mes proches que j’ai accompagnés durant les derniers temps de leur vie, alors qu’ils étaient assaillis par une avalanche d’interrogations, d’inquiétudes, d’espoir, de renoncements et de peurs face à l’agonie, à la mort et à l’inconnu, qui m’a motivée à poursuivre des études en soins palliatifs et de fin de vie, décès et deuil.

J’ai souhaité enrichir mes connaissances et la qualité de mes échanges avec les mourants et les endeuillés. Durant leur temps de souffrance et d’épreuve, ils m’ont appris que même si la mort n’est pas un chemin facile, elle représente le dernier moment de la croissance de l’être aimé qui va mourir et une étape de transformation pour la famille et les proches qui l’accompagnent. J’ai découvert dans la grande leçon de vie qu’ils m’ont léguée que la mort est l’ultime étape de la vie où se rencontrent l’amour, les échanges, l’humour et les réconciliations. Comme le souligne la psychologue française, Marie de Hennezel, dans La mort intime : « Bien des choses peuvent encore se vivre. Dans un champ plus subtil, plus intérieur, dans la relation aux autres 1 ») À mon avis, quand la mort s’ouvre à l’amour comme une fenêtre s’ouvre à la lumière du soleil, c’est une source d’énergie incomparable qui donne du sens à la vie, aux rituels funéraires et à la cicatrisation du deuil propre à chaque être humain.

Aussi, ma confiance à l’égard de la mort a rejoint la réflexion de Socrate qui, juste avant de mourir, a soutenu avec courage que « si la mort est un départ de ce lieu pour un autre, s’il est vrai, comme on le dit, que là-bas sont réunis tous ceux qui sont morts, que pourrions-nous imaginer de meilleur.2 »

H.L. : Toute infirmière, tout soignant n’ont-ils pas choisi de soulager la souffrance? En quoi votre rôle diffère-t-il du leur?

L.B. : J’ai orienté mon travail d’infirmière vers une approche préventive et informative auprès des personnes qui sont confrontées à l’épreuve de la mort et du deuil. J’ai écrit un article sur « La nécessaire collaboration interdisciplinaire pour une approche globale des soins palliatifs et de fin de vie 3 » J’ai également donné des conférences portant sur les soins palliatifs et de fin de vie, la mort, les rituels funéraires et le deuil. Mon travail a pour objectif d’offrir un accompagnement sans jugement, une écoute attentive et un réconfort susceptible d’apporter un apaisement et un éclaircissement à ceux et à celles qui, projetés dans la douleur et l’obscurité du deuil, ne savent plus comment avancer.

L’infirmière joue un rôle préventif, éducatif et social important dans la reconnaissance de la mort comme « une source d’énergie comme nulle autre (pareille) » 4 qui nous stimule à vivre pleinement le moment présent. Un moment présent qui n’est donc pas lié à l’expression ludique « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons 5»!

Dans le mode de vie actuel, tellement lourd et changeant, le moment présent est un va-et-vient perpétuel entre le comportement social et l’introspection de l’homme sur lui-même, au plus profond de son être, là où il prend conscience de l’espace très ténu laissé à l’expression de soi et du cortège d’émotions et de désirs qu’il ressent.

Le romancier Kundera touche à la situation existentielle de l’être humain quand il soutient qu’« il n’y a rien de plus évident, de plus tangible et palpable que le moment présent. Et pourtant, il nous échappe complètement. Toute la tristesse de la vie est là. Chaque instant représente un petit univers, irrémédiablement oublié à l’instant suivant 6 »

Confronté à ce paradoxe, comment conserver le magnifique privilège de son identité propre et préserver la pensée que chaque être humain est ‟unique et sacré […] jusque dans la mort 7 ”  tout en sachant que « le monde fait partie de l’homme, [qu’]il est sa dimension et, [qu]au fur et à mesure que le monde change, l’existence […] change aussi 8 »

Cette légèreté du moi, que décrit Kundera, tout me porte à croire qu’il faut lui redonner tout son poids pour que chacun de nous puisse se fusionner corps et âme dans l’aventure infinie du moment présent qui ne fait qu’unifier infailliblement la vie et la mort.

HL Cette unification de la vie et de la mort qui définit la raison d’être des soins palliatifs, ne croyez-vous pas qu’elle doit porter aussi sur la façon dont le corps doit être traité une fois la mort survenue? Toute la question des rites funéraires? Et du deuil des proches?

LB Je veux d’abord rappeler que ces rites ont été créés par nos prédécesseurs, il y a près de 120 000 ans9, pour rendre un dernier hommage au défunt en présence des proches venus exprimer leur tristesse et leur désolation. Je retiens aussi le fait que le sens qu’on donne à la mort et la fonction symbolique des rituels funéraires nous permettent de demeurer humains et distincts des autres espèces vivantes.

Là encore l’infirmière selon moi a un rôle préventif, éducatif et social à jouer dans l’importance des rituels funéraires et leur impact sur le travail du deuil, sur la façon dont le deuil se fera.

La mort

HL Qu’elle survienne brusquement ou après une longue maladie, la mort n’est-elle pas de plus en plus perçue dans notre société occidentale comme un événement tragique et à la limite, inconcevable?

LB Il est vrai que la mort est ressentie comme un évènement tragique ayant des conséquences sociales et culturelles dans la vie des gens. De fait, en interrompant définitivement la vie, la mort provoque un drame déchirant et inacceptable pour tous. La perte de l’être aimé déclenche chez la personne en deuil une douleur difficile à supporter physiquement, psychologiquement, matériellement, socialement et spirituellement. Elle nous conduit à une réorganisation de la vie; elle nécessite du temps pour pleurer, comprendre ce qui arrive et trouver du sens à l’épreuve que l’on vit malgré nous.

Dans la mémoire de l’humanité, des faits réels prouvent que ce temps de souffrance, de travail et de cicatrisation que la mort impose est un tremplin qui s’ouvre jour après jour sur une vie intérieure nouvelle et plus épanouie à mesure que l’on reprend contact avec la famille, les amis, les collègues de travail et les projets à réaliser. N’est-il pas plus avantageux pour l’équilibre intérieur de l’être humain d’apprivoiser la mort sous l’angle de la renaissance, en se dotant d’une forte résilience pour capter son énergie vivifiante plutôt que de l’exclure de notre existence?

HL Et pourtant cette période de bouleversement intérieur et extérieur n’est-elle pas considérée comme une perte de temps pour les employeurs et comme une atteinte à la joie de vivre de l’entourage? Les pleurs font peur; une amie devenue veuve, lorsqu’elle pleurait s’est vue offrir des calmants par des amies. Le déni de la mort et des souffrances qu’il apporte ne vous semble-t-il pas fréquent?

LB Oui, ce déni est devenu un phénomène omniprésent dans notre société, alors que si l’on remonte à quelques décennies, la mort était présente partout. On la voyait dans le port des vêtements de deuil. À la visite du prêtre qui accourait aux maisons pour administrer les derniers sacrements aux mourants. Au crucifix suspendu au-dessus du malade couché sur son lit de mort. À la couronne ornée de rubans noirs accrochée sur la porte du défunt. En ce temps-là, même si la maladie infestait un village, la communauté consternée et croyante accueillait la mort à genoux.

Aujourd’hui, les sciences modernes révolutionnent l’univers et les sciences médicales ont des retombées bénéfiques sur la santé et sur la longévité de la vie humaine, retombées qui facilitent la tâche d’imposer le silence à la mort et de l’enfermer à l’intérieur de l’angle mort du regard.
Dans La mort, cette intrigante. La survie par le rituel, je mets en garde contre le fait qu’en imposant à la mort un silence absolu, nous réduisons à tort une part importante de notre réalité humaine puisqu’elle fait partie de la vie des hommes. Il est donc essentiel de se souvenir, comme le rappelle le philosophe Martin Steffens, que « donner la vie, c’est donner la vie à un être mortel 10 ».

Ce manque d’intégration de la mort à notre mode de vie a fait l’objet de nombreuses études en sociologie. Comme l’a si bien dit le sociologue Patrick Baudry, « en faisant l’économie d’une socialisation de la mort, du mourir et de l’espace des défunts, c’est la socialisation de l’existence elle-même que l’on diminue 11 » Cette réflexion me fait voir qu’en réduisant la représentation sociale de la mort, on restreint l’existence humaine, on limite la communication avec les autres et le monde se referme sur lui-même.

Mais l’homme ne se laissera pas réduire au repli sur soi, parce qu’il est d’abord un être social, et le rapport qu’il entretient avec ses semblables le distingue des autres espèces vivantes. Pour échapper au piège de la rupture avec ses proches créé par l’évolution constante du monde, l’homme soucieux du présent et de l’avenir a mis en place des interventions qui témoignent de l’« absence du déni de la mort humaine 12 ».12)
Dans le monde médical actuel, ce refus du déni de la mort apparaît plus clairement avec l’émergence des soins palliatifs et de fin de vie qui au cours des dernières années prennent une place plus importante dans l’esprit des professionnels de la santé. La philosophie des soins palliatifs est une approche globale des besoins physio-psycho-sociaux et spirituels de la personne en fin de vie qui implique qu’elle intervienne elle-même dans toutes les étapes de sa maladie. De plus, l’objectif des soins palliatifs est de répondre aux besoins et au maintien de la qualité de vie de la famille et des proches qui accompagnent l’être qu’ils aiment.

L’approche du travail en soins palliatifs et l’attitude des soignants qui travaillent en collaboration interdisciplinaire, sont axées essentiellement sur l’amélioration des soins prodigués et l’accroissement de la qualité de vie du malade qui franchit la dernière étape vers la mort. La philosophie des soins palliatifs est en adaptation constante avec les changements de notre société multiculturelle : l’éthique professionnelle, la transformation des familles, le droit de mourir dans la dignité, le vieillissement de la population, l’augmentation du niveau de pauvreté, la diversification des obligations sociales au travail, la diversité des croyances religieuses et spirituelles, la désaffection à l’égard des pratiques religieuses, la reformulation des rites funéraires et leur impact sur le travail de deuil.

HL Il reste que cette réintégration de la mort dans le monde d’aujourd’hui est un défi de taille. Existe-t-il des stratégies capables de relever ce défi à court et à moyen terme? Et particulièrement à un moment où l’accent est mis par les gouvernements sur l’aide médicale à mourir?

LB À mon avis, une piste de solution repose sur la volonté de faire connaître et de développer plus largement les services de soins palliatifs dans les hôpitaux, à domicile ou dans les maisons de fin de vie au Québec. Il est probable que lorsque les retombées positives de l’approche globale des soins palliatifs et de fin de vie se propageront dans la société, notre manière de concevoir la mort s’humanisera : tel un guide de la vie qui nous accompagne sur la terre d’où l’on vient et dans le sens du ciel où l’on va, le jour du départ de notre âme.

HL : Une humanisation qui pourrait amener les médias à présenter la mort comme étroitement liée à la vie?

LB Peut-être aurons-nous le privilège de les voir adapter leurs discours à la thèse selon laquelle « La mort fait partie intégrante de la vie 13 » au lieu de la considérer comme un sujet tabou… malgré son omniprésence

HL : Une pensée de Marc Aurèle sur la mort a traversé les siècles : «Il faut vivre chaque instant comme si c’était le dernier. Un concentré de sagesse qui semble tellement contraire à la frénésie de la vie actuelle… Est-ce aussi votre opinion?

LB En inscrivant la mort dans le processus de sa vie, l’être humain fait une démarche personnelle et sociale rassurante qu’il vit au moment présent tout en apprivoisant le futur. Il y a un sentiment d’intériorité profond dans le fait d’intégrer la mort à notre vie parce que nous savons tous que c’est le seul rendez-vous incontournable et inévitable pour chacun de nous.

J’ai observé qu’en intégrant la mort comme une étape acceptée de leur quotidien, des personnes mourantes que j’ai accompagnées, tout en étant entourées de leurs proches, ont demandé de rencontrer un professionnel en rites funéraires pour les éclairer dans le choix du rituel qui leur convenait. Une rencontre qui leur a laissé un sentiment de douce quiétude intérieure parce qu’elle avait réduit les préoccupations de leurs proches et qu’elle facilitait ainsi le travail de deuil après leur départ.

Aussi, faudrait-il rappeler qu’il suffirait de si peu pour développer davantage l’accès aux soins palliatifs pour que toutes les personnes qui vont bientôt mourir reçoivent un accompagnement qui réponde à leurs besoins complexes, qui ne porte pas de jugement sur leur vie et leur permette de bénéficier après leur décès d’un rituel funéraire riche de sens, en reconnaissance de leur contribution à l’évolution de la société des vivants.

HL Pourquoi attacher une telle importance aux rites funéraires? Ne les voyons-nous pas disparaître de nos jours? Comme une réaction viscérale de fuir la mort pour pouvoir retrouver une joie de vivre?

LB Ou comme une façon de voir la vie dans sa pleine lumière et non dans l’ombrage de la nuit éternelle? Mais quand la mort surgit dans notre existence comme la foudre par temps d’orage pour nous séparer de l’être que nous aimons, l’épreuve nous plonge dans une noirceur intense. Les uns comme les autres, étouffés de sanglots, nous voyons notre joie de vivre s’éteindre comme une lampe dans un lieu vide d’air.
Envahie par un choc émotionnel immense, la personne qui a perdu un être cher est sidérée. Sans équivoque, la mort l’a vidée de tous ses repères. Déstabilisé par une douleur insupportable, l’endeuillé ne sait plus comment avancer. Mais qui sont ceux qui peuvent lui venir en aide dans l’urgence de le réconforter? D’abord, il y a le médecin et l’infirmière qui, au constat du décès, jouent un rôle de premier plan pour assurer leur soutien à la famille et aux proches du défunt. Soucieux de les accompagner avec compréhension et empathie, ils s’empressent de leur accorder le temps nécessaire pour pleurer et d’accueillir, par une écoute active, les premières émotions douloureuses qu’ils ressentent. Nous verrons plus loin que d’autres professionnels de la santé tels que le psychologue, le travailleur social et l’accompagnateur spirituel viendront s’ajouter pour les soutenir dans leur deuil.

Après une période d’apaisement, toujours en collaboration avec la famille du défunt, les intervenants de la santé communiquent avec les professionnels du complexe funéraire qui doivent prendre soin de la dépouille et compléter les formalités qui suivent immédiatement le décès. Toutefois, leurs compétences professionnelles outrepassent les fonctions administratives. Les professionnels en rites funéraires soutiennent la famille et les proches au plus fort de leurs souffrances; quand l’angoisse, l’incertitude, la colère, la peur, l’amour et la haine se confrontent et se confondent. Ils trouvent les mots justes et consolants pour rendre présent à nouveau ce qui se dérobe à l’existence. J’en ai fait moi-même l’expérience lors du décès de mon conjoint.

Leur présence, leur écoute, et leur humanité suscitent la confiance lorsqu’ils proposent, selon les règles de leur art, un rituel symbolique et social qui rejoint les valeurs et les croyances du défunt. Le rituel funéraire régularise le trop-plein d’émotions qui nous envahit. Il garde toute son efficacité symbolique quand il donne du sens à la vie.

Les sociétés se sont très tôt dotées de rites qui, comme le mentionne le professeur d’éthique Denis Jeffrey, « fournissent des modèles de comportement, des modes d’emploi, pour se livrer à une activité […] sans risquer la dérive émotive 14».

HL S’il existe un certain rejet des rituels funéraires, ou une transformation de ceux-ci, pouvons-nous constater que certains plus traditionnels subsistent?

Les différentes formes de rituels funéraires

Dans notre société, il existe trois formes stables de rites funéraires identifiés par l’ethnologue québécoise, Martine Roberge : « 1) les funérailles classiques réinventées, 2) les cérémonies d’adieu, de commémoration ou hommages personnalisés et 3) les autres pratiques d’apaisement, dites intimes et individuelles 15».

Mais sont apparus aussi certains rituels funéraires réduits à une si grande simplicité qu’ils deviennent vides de sens. D’où le danger de la « désymbolisation du rituel funéraire lié sans doute à la perte des repères et des croyances religieuses qui les soutenaient autrefois 16». Il est donc important pour faciliter le processus de cicatrisation du deuil de concevoir en tout temps un rituel funéraire collectif riche de sens. J’y insiste, c’est le professionnel en rituel funéraire qui nous ouvre la première voie du deuil, comme le navigateur chevronné assure la traversée du fleuve par une nuit pleine de tempêtes, et touche avec confiance la nouvelle rive pour accueillir les passagers endeuillés. C’est lors du décès subit de mon conjoint que j’ai pris conscience de la nécessité d’être accueillie dans mon deuil, dans l’expression des émotions douloureuses que je ressentais avec intensité et de préparer les obsèques avec les professionnels en rituels funéraires.

Et selon les croyances de chacun, je ne peux pas omettre la présence de l’intervenant spirituel, comme un messager du ciel, venu nous rejoindre dans nos peines et nos souffrances.

Je passe rapidement sur les nouvelles techniques de transformation du corps du défunt, des changements adaptés à la réalité moderne, crémation, aquamation ce dernier qui est sujet à contestation. À nous de choisir le moyen qui convient.

HL Comment définir, cerner cette chose complexe, le deuil?

LB Le deuil, c’est la perte de l’être attachant. Le deuil vient du mot latin dolor signifiant douleur. Une douleur affective est comparable à une blessure physique causée par un traumatisme sévère. Cette douleur est difficilement qualifiable et elle est propre à chacun. « L’être humain est d’abord un être social et, quand on perd quelqu’un, on perd la relation 17»

La disparition de la personne aimée provoque un bouleversement émotionnel qui trace une série d’oscillations douloureuses dans le coeur esseulé en quête de repères. Quand le lien d’attachement est fort, cela rend le deuil plus difficile. Souvent, les gens s’impatientent devant la personne en deuil. Ils veulent que ça se passe vite. Le psychologue Jean Monbourquette soutient que tous ceux qui vivent une grande perte ont besoin de se savoir soutenus et aimés pour s’abandonner à leur douleur et laisser libre cours à leurs émotions. »18 18) Il est important de respecter l’endeuillé, de respecter son rythme, de lui laisser le temps d’accepter la perte. En d’autres termes, accepter la perte, c’est apprivoiser l’absence. De même, savoir et reconnaître « [l]a réaction opposée à l’acceptation : le déni ou négation. 19 »

Combien de temps va durer le travail du deuil? Selon Alain de Broca, le deuil est un travail psychique de soi sur soi après la perte d’un sujet avec qui un lien affectif fort a été instauré. 20 Le suivi de deuil normal « dure en moyenne une année, à un rythme mensuel ou bimensuel. 21 »Ce suivi peut être assuré par un accompagnateur (en individuel ou en groupe) au sein d’une association reconnue.

Il représente le temps nécessaire à la réorganisation physique, psychique, sociale et spirituelle. Le temps du deuil varie donc selon l’âge, la culture et les croyances de l’endeuillé. Le processus de cicatrisation du deuil est long. Un de mes professeurs en psychologie nous rappelait souvent que « le deuil ne s’achève jamais. N’oubliez pas ça 22». Un exemple parmi d’autres, la nuit du réveillon, il ne faut pas se surprendre de voir le sapin de Noël allumer une étincelle vive et momentanée sur une boule ombragée qui nous rappelle, telle une tradition, le doux souvenir de l’être décédé.

HL Un nouveau rôle de l’infirmière n’est-il pas d’ailleurs apparu en rapport avec le deuil ?

LB On pourrait l’appeler une deuxième voie du deuil: celle que les accompagnateurs, et plus particulièrement l’infirmière en soins palliatifs et deuil ont tracée avec soin depuis quelques années.

Reconnue par sa profession, l’infirmière a acquis pour ce nouveau rôle, les habiletés requises pour bien accompagner l’endeuillé en évaluant les besoins physiques, psychologiques, matériels, familiaux, sociaux et spirituels de la personne, et en appliquant un plan thérapeutique pour favoriser le travail de son deuil.

Lors de l’évaluation du suivi, s’il arrive qu’elle reconnaisse un deuil à symptômes complexes appelés deuils compliqués, elle réfère immédiatement son client au médecin traitant ou au psychologue spécialisé en deuil post-traumatique.

Ces deuils compliqués, je me limite ici à les évoquer sommairement : le deuil prolongé, le deuil retardé, le deuil psychiatrique, le deuil de l’enfant, le deuil de l’adolescent, le deuil après un suicide, le deuil d'un prisonnier, une mort accidentelle, un être assassiné, un corps disparu, une catastrophe naturelle ou commise par un acte terroriste impliquant un grand nombre de victimes.

Mais dans une majorité des deuils, j’utilise le qualificatif normal pour les désigner. Parler de la mort et de ce que l’on vit en soi ne signifie pas vouloir oublier le chagrin et la douleur de la perte subie. En parler permet d’exprimer le chagrin plus aisément et de favoriser le travail de deuil normal.

Parler de la mort

HL Ce travail de deuil normal, comment le favoriser? Jadis les rituels familiaux pour ainsi dire de la mort impliquaient que l’endeuillé en porte les signes : cravate noire chez l’homme, vêtements noirs chez la femme, etc. En général la souffrance la plus aigüe du deuil mettait un an ou deux ans à se transformer en une résignation ou une acceptation apaisée. Cette intériorisation du deuil semble avoir disparu ou du moins être escamotée dans notre société par les exigences du travail, des obligations familiales, ou chez l’humain, du simple désir de vivre heureux et en paix, etc.

Oeuvres sur la mort et le deuil

LB : Autrement dit, pouvons-nous supposer que le travail de deuil puisse donner la possibilité de se réaliser intérieurement et au contact des autres? Au cours de mon expérience en soins palliatifs, j’ai tenté d’inventorier les ouvrages qui portaient sur la question de la mort et du deuil. Ainsi de Socrate à Jean Monbourquette, en passant par Sigmund Freud, Élisabeth Kübler-Ross, Roger Tessier et Willima J. Worden, le thème du deuil était récurrent.

Chez d’autres auteurs contemporains, Christophe Fauré, Jenny Buckley, Josée Jacques, Johanne de Montiny, Pascale Brillon, ainsi que chez des écrivains québécois et canadiens : Madeleine Gagnon, Paul Chanel Malenfant, Élise Turcotte, Hélène Dorion et Gabrielle Roy, on découvre aussi la même signification, le même sens que l’on prête à la mort et au deuil : une épreuve douloureuse dans toute existence quand la mort vient bouleverser la quiétude de notre vie avec l’être aimé.

Ces auteurs soucieux de la souffrance humaine sont des maîtres qui nous tendent la main de l’espoir pour nous accompagner dans « L’art de transformer une perte en gain 23» En quelque sorte, à l’occasion de la mort d’un être aimé et de la douleur qu’on éprouve, des plages de repos et d’espoir s’ouvrent en nous et nous permettent de voir le sens de la vie briller comme un phare de guérison.

HL Vous mentionnez dans les écrits que vous m’avez transmis les étapes du deuil selon le modèle de Monbourquette. Pouvez-vous en parler brièvement, quitte à y revenir à un autre moment?

LB Il convient de rappeler que le deuil est unique et vécu différemment d’une personne à l’autre durant toutes les étapes qui le composent. La liste des auteurs qui se sont penchés sur la problématique des étapes du deuil est longue. Parmi les grands ouvrages scientifiques qui nous font connaître des modèles regroupant les étapes du deuil, j’ai retenu l’oeuvre importante Grandir ─ Aimer, perdre et grandir, du psychologue Jean Monbourquette.

Son « expérience clinique ainsi que [ses] recherches [l’] ont amené à construire [son] propre modèle en huit étapes : le choc, le déni, l’expression des émotions, la réalisation des tâches rattachées au deuil, la découverte du sens de la perte, l’échange des pardons, l’héritage, célébration de la fin du deuil et la vie nouvelle 24». Il distingue aussi au fil du travail du deuil trois étapes : La première étape : l’expression des émotions, la deuxième étape : la découverte du sens de la perte, la troisième étape : la célébration de la fin du deuil et la vie nouvelle.

HL Cette deuxième étape a revêtu pour vous une grande importance puisque vous vous êtes mise à écrire de la poésie. Pouvons-nous terminer cette entrevue en invitant les lecteurs à découvrir votre recueil LA LETRE BLANCHE ? Les livres des deux maisons d’édition et ceux de la troisième impression sont maintenant épuisés. Il m’apparaît intéressant d’inviter le lecteur à découvrir La lettre blanche à travers les bribes de la préface écrite, et si bien commentée par la grande écrivaine québécoise, née à Amqui, Madeleine Gagnon, poète, essayiste et romancière, à maintes reprises récompensée. À l’exemple : « Ce même jour fatidique du 11 septembre 2001 : la mort de l’être aimé et la catastrophe du World Trade Center de New-York» pour reprendre ce passage de votre présentation sur la mort de mon conjoint .

C’est un long chagrin

une fin du monde qui tombe

comme une pleine pluie

de septembre

Dans la pleine pluie, il y a la peine et les larmes. La peine pleine, totale. Et les flots qui chutent d’un ciel dont on ne distingue plus les desseins.

[…] Et en plus, ce même jour de sa disparition, la folie meurtrière qui s’est emparée des fous de dieux, à New-York. Submergée par cette multitude de morts, que reste-t-il à l’aimée ?

Écrire, comme il est dit sur une seule page du livre.

Écrire. »

HL Chère poète : rien à ajouter. Tout à méditer. Merci de nous offrir votre âme.

LB : En conclusion permettez-moi de revenir sur une chose qui me semble essentielle. En présentant en filigrane la volonté de développer les soins palliatifs et de fin de vie partout dans notre société pour les rendre accessibles à chacun de nous, il y a de fortes chances que le déni de la mort ne fasse pas le poids avec le courant de la pensée scientifique qui refuse ce déni de la mort. Pour moi, la philosophie de la mort, adaptée à l’approche globale des besoins de la personne en fin de vie, rend à la mort sa juste place dans l’existence humaine.

Notes

1 Marie de Hennezel, La mort intime, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 16-17.

2 Jacques Dufresne, La démocratie athénienne ─ Miroir de la nôtre, Éditions de L’Agora, Montréal, 1994, p. 96.

3 Lise Bédard, « La nécessaire collaboration interdisciplinaire pour une approche globale des soins palliatifs et de fin de vie », La Revue du microprogramme : Les soins palliatifs dans tous ses éclats (Université de Sherbrooke), vol. 1 (juin 2013)

4 Søren Kierkegaard, cité dans Michel Pérignon, « Commentaire d’un texte de Kierkegaard », PhiloNet, novembre 1999, http://www.philonet.fr/ComText/KierMort.html (Page consultée le 29 janvier 2015).

5 Ibid.

6 Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 37.

7 Christian de Cacqueray, La mort confisquée. Essai sur le déclin des rites funéraires, Chambray-lès-Tours, C.L.D, p. 101.

8 Ibid., p. 49-50.

9 Marie-Frédérique Bacqué, « Éditorial : Les soins du corps mort, cet invariant culturel de l’humanité », Études sur la mort, nº 143, 2013, p. 7, http://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2013-1-page-7.htm (Page consultée le 30 octobre 2014).

10 Martin Steffens, La vie en bleu. Pourquoi la vie est belle même dans l’épreuve, Paris, Marabout, 2014, p. 32.

11 Patrick Baudry, « Le déni de la mort », dans Encyclopédie sur la mort, 2013, http://agora.qc.ca/thematiques/mort/dossiers/le_deni_de_la_mort (Page consultée le 15 octobre 2014).

12 Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Paris, Fayard, 2011, p. 9.

13 Jenny Buckley, Soins palliatifs ─ Une approche globale, Bruxelles, De Boeck Université, 2011, quatrième de couverture.

14 Denis Jeffrey, « Ritualisation et régulation des émotions », Sociétés, nº 114, 2011, p. 26.

15 Martine Roberge, Rites de passage au XXIe siècle. Entre nouveaux rites et rites recyclés, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, p. 137.

16 Ibid., p. 135.

17 Louise Pronovost, Phase avancée et terminale, décès et deuil (notes de cours), Sherbrooke : USHER ─ Microprogramme de soins palliatifs et de fin de vie, 2013.

18 Jean Monbourquette, op. cit., p 134.

19 Louise Pronovost, op. cit.,

20 Alain Broca, op. cit., p. 7

21 Christophe Fauré, op. cit., p. 281.

22 Louise Pronovost, op. cit.,

23 Jean Monbourquette, Grandir ─ aimer, perdre et grandir, réimpression. 2001, Novalis, quatrième de couverture.

24 Jean Monbourquette, op. cit.,

 




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