La condition de l'oeuvre d'art

Ernest Ansermet

En 1965, dans le cadre des Entretiens de Genève, eut lieu un colloque mémorable intitulé Le robot, la bête et l'homme. Entre autres, Jacques Monod, Ernest Ansermet, Vercors, Roger Caillois, le R.P. Henri Niel figuraient parmi les conférenciers. La variété, la qualité et la pertinence des positions adoptées nous autorisent à considérer ce colloque comme l'événement intellectuel fondateur de l'ère du numérique.

Voici le texte de la conférence d'Ernest Ansermet assorti d'un lien vers le site Les classiques des sciences sociales, lequel a assuré la numérisation de la totalité des actes du colloque.

 



On parle d’art chaque fois qu’une activité quelconque exige de celui qui agit une qualité personnelle et la met en lumière. Autrement dit, l’art peut apparaître partout, et l’on voit qu’avec l’art apparaît aussitôt le style, si par style on entend la marque de l’homme. Mais il y a certaines activités de l’homme où cette « marque », et pour tout dire : cette expression de l’homme qui agit, est si prégnante qu’on y pourrait voir la finalité qu’il a poursuivie : c’est aux œuvres produites dans ces conditions que nous réservons le nom d’œuvres d’art. Elles ont d’autant plus l’air d’avoir leur fin en elles-mêmes, en tant qu’expression de leur auteur, qu’à première vue elles ne répondent à aucune fin pratique ; et même si elles ont un but pratique ce n’est pas sous cet aspect qu’elles nous intéressent mais uniquement sous leur aspect expressif. C’est sous ce jour que l’œuvre d’art devient œuvre esthétique. Dans le langage courant ce terme implique la notion du beau mais nous verrons que l’expérience du beau est davantage une conséquence de la qualité esthétique de l’œuvre d’art que son fondement. Au regard de l’observateur, l’activité esthétique n’a d’autre fonction que celle d’exprimer l’homme qui s’y livre, et à travers lui l’homme tout court, car le « général » ne se découvre jamais qu’à travers le « particulier » et comme l’a dit Audiberti : « tout savoir de quelqu’un, c’est tout savoir de tout ». Vous savez aussi bien que moi quels sont les arts que l’on range sous la catégorie esthétique, mais je bornerai mon examen à la musique, la peinture et la poésie et vous vous rendrez compte qu’ils répondent bien à la définition que j’en ai donnée.

Certains penseurs, revenant aux catégories scolastiques, ont classé l’art dans l’ordre du « faire » et certes, l’art est toujours un « faire » mais ce « faire » n’est signifiant que par la qualité expressive de la chose faite et cette qualité dépend de la manière de faire, de la manière de représenter dans l’art plastique, de la manière de grouper les mots dans l’art littéraire, de grouper les sons dans la musique. L’art se manifeste toujours par un « comment » mais ce « comment », comme tous les « comment », se réfère à un « quoi » qui est la chose signifiée et cette chose, puisqu’elle n’est pas donnée directement, puisqu’elle n’apparaît qu’à travers un « comment », ne peut être appréhendée que dans l’expression de la chose faite. C’est cette « expression » qu’a intentionnée l’artiste dans son « faire », c’est elle que capte dans l’œuvre d’art l’auditeur ou le spectateur. Et l’expression, en général, ne fait pas appel au concept, ou du moins n’y fait pas appel d’abord, car le concept nous ramènerait à la chose qui la porte ; elle ne peut donc être réfléchie d’abord que par le sentiment, et devant une chose perçue ce sentiment ne fait qu’un avec l’expression de la chose. Même si l’art éveille en nous l’idée — l’idée d’Œdipe et de son destin, par exemple — ce n’est pas l’idée qui nous émeut, c’est la signification humaine que recouvre cette idée — cette présence permanente du destin qui pèse sur l’homme — et cette signification humaine est a priori du « senti », non du « pensé ».

Ainsi l’objet de l’art est toujours autre chose que le donné, et il s’ensuit que l’expérience esthétique présuppose toujours, au départ, une attitude imageante qui consiste précisément à saisir dans ce que l’on voit, dans ce qu’on lit ou dans ce qu’on entend autre chose que ce que l’on voit, ce que l’on lit ou ce qu’on entend. Le portrait de Jules II, c’est d’abord une toile couverte de couleurs « en un certain ordre arrangées » comme disait Maurice Denis. Mais cela, c’est la toile, non le tableau. Je reconnais sur ce tableau un portrait d’homme qui me rend cet homme présent, mais en image. Mais l’expérience esthétique ne s’arrête pas là : dans ce portrait je saisis l’expression d’une certaine modalité d’homme, d’une certaine personnalité, d’un certain caractère, et à ce moment-là je n’ai plus besoin de savoir que c’est le portrait de Jules II, ni de savoir qui est Jules II, bien que je n’aie pu lire ce caractère que sur le visage de Jules II tel que l’a vu le peintre, car le peintre est aussi présent ; la vigueur et l’harmonie de ce tableau c’est lui, et l’ensemble de ses toiles me donne une idée de lui aussi claire que celle que son tableau me donne de Jules II. L’expression esthétique est donc une signification transcendante de ce qu’a fait l’artiste — tableau, musique ou poème — et toute la valeur humaine de l’art est là : elle réside, pour l’auditeur ou le spectateur, dans la signification transcendante du vécu esthétique.

Je n’ai fait ces remarques, qui ne vous apprennent rien, que pour mettre en lumière trois choses qui sont, me semble-t-il, les conditions sine qua non de l’expérience esthétique :



Première condition : la nécessité de l’objet. — Il n’y a pas de conscience qui ne soit conscience de quelque chose ; autrement dit : la conscience a toujours un objet, mais sur cet objet la conscience esthétique vise une certaine modalité d’être ; elle vise l’être dans les apparences et dans la forme elle vise l’être qui s’annonce par sa forme. Le Centaure a une consistance d’être, les figures de Guernica aussi, mais non les jets de couleur que M. Mathieu répand au hasard sur sa toile, ni la machine à Tinguely. M. Mathieu n’a vu sur sa toile que des couleurs arrangées au hasard, comment voudrait-il qu’on y voie autre chose ? Le hasard n’exprime jamais qu’un hasard ; il est inopérant dans l’art si l’art doit être la communication d’une personne avec une autre personne. M. Tinguely n’a vu dans sa machine qu’un mécanisme ingénieux ; comment voudrait-il qu’on y voie autre chose ? Dans les deux cas l’acte imageant est aboli et la transcendance évaporée.

Deuxième condition. — L’expérience esthétique n’est possible que si l’œuvre d’art ne met en jeu que des données de conscience généralement humaines, ou, comme disent les phénoménologues, intersubjectives, sinon elle n’est pas communicable à tous. Nous avons tous (sauf les daltoniens) la même vision des couleurs, nous entendons les sons de fréquence déterminée de la même manière, parce que notre perception des sons et des couleurs est immédiatement la même chez tous : ce sont des données intersubjectives, mais non les bruits, parce que les bruits, une fois perçus, il faut les interpréter et chacun peut les interpréter à sa manière : il est donc fou de vouloir faire de la musique avec des bruits. Les mots et la syntaxe d’une langue sont aussi des données intersubjectives à l’intérieur d’un même milieu linguistique, mais la lettre ne prend de sens que dans les mots et les mots dans la phrase : le lettrisme, déjà mort je crois, était une entreprise ridicule. A l’ouïe d’un morceau de musique cette musique plaît à l’un, déplaît à l’autre : l’opposition de ces deux attitudes subjectives n’aurait aucun sens si elles ne se référaient l’une et l’autre à une même donnée intersubjective. Il doit donc y avoir une certaine signification intersubjective de la musique qui est la même pour tous et que chacun doit pouvoir saisir quel que soit le goût qu’il a pour la musique qui la porte. Cela veut dire qu’il y a une vérité de la musique, qui est autre chose que la vérité de l’auteur, et qui doit tenir à un certain conditionnement de la musique en nous et dans les sons, que l’on doit pouvoir dévoiler. Et il doit en être de même pour tous les autres arts. Si un artiste créait une œuvre qui n’aurait de sens que pour lui et quelques « happy few » qui partagent ses vues, elle ne serait pas communicable à autrui, car autrui c’est n’importe qui : l’œuvre esthétique serait manquée.



La troisième condition de l’expérience esthétique est ce que j’appellerai son évidence de sens. Du moment que la signification de l’œuvre d’art nous est donnée par le sentiment vécu dans l’expérience esthétique elle-même, elle ne dépend pas d’une explication qu’on s’en donnerait avant ou après l’expérience. L’expérience esthétique doit être claire à elle-même dans le temps même qu’elle est vécue, et puisqu’elle n’est claire que pour le sentiment, elle ne saurait être expliquée par la pensée et notamment par une pensée qui nous dirait comment l’œuvre a été faite ou ce que l’auteur a voulu faire. Il est possible, par exemple, de faire une analyse exhaustive des significations psychiques de la musique mais cette analyse ne nous fait pas retrouver l’expérience vécue ; elle éclaire l’expérience vécue mais ne nous ne la fait pas retrouver. Pour la retrouver il faut la réitérer. L’expérience esthétique est irréductible à son analyse.

L’évidence de sens dont je viens de parler tient, ai-je dit, au conditionnement de l’œuvre d’art. Pour se rendre compte de ce conditionnement il faut le prendre à la naissance de l’œuvre d’art et au lieu même où elle naît, à savoir dans la conscience de l’homme face à l’œuvre d’art, qu’elle soit celle de l’artiste créateur ou celle du spectateur puisque ces consciences visent le même phénomène. Je commencerai par la musique parce que c’est le seul art dont je puisse parler de science certaine, autant parce que j’en ai une longue expérience que parce que j’en ai fait l’étude phénoménologique :

Vous entendez jouer un violoniste et il vous semble que c’est le violon qui trace dans l’air la mélodie. Détrompez-vous : le violon ne fait qu’émettre l’un après l’autre des sons d’une fréquence déterminée, en les joignant l’un à l’autre il est vrai. Mais notre perception auditive est logarithmique, ce qui veut dire que la fréquence est perçue par l’oreille comme une pure grandeur ; l’intervalle, qui est un rapport de fréquences, de nouveau comme une pure grandeur ; une suite d’intervalles, qui est un produit de rapports de fréquence, comme une somme de grandeurs — la somme des intervalles. Ces grandeurs s’inscrivent sur la pente de notre canal cochléaire (le limaçon) où elles fixent chaque son à une certaine hauteur du canal relativement à l’axe de l’organe. Ainsi, ce n’est pas l’instrument qui fait la mélodie, c’est notre oreille, qui perçoit les sons de telle manière qu’ils nous semblent tracer une ligne dans l’espace. Encore, si notre oreille était seule en jeu, cette ligne serait-elle une figure statique, comme une courbe tracée sur un tableau noir. Si la mélodie apparaît, c’est que chez l’auditeur et d’abord chez l’auteur une activité de sentiment commande l’activité auditive et nous fait percevoir cette ligne comme un mouvement du son dans l’espace et un mouvement qu’elle charge d’une signification affective : tout passage d’une position tonale à une autre, dans l’expérience vécue, est une tension affective dont l’image sonore sensible n’est que le reflet dans le miroir des sons.

Le fait que la musique est tout entière un événement affectif nous explique enfin que la mélodie ait une structure rythmique. Notre activité de sentiment, et toute notre activité psychique, prend forme en effet sur le fondement de notre cadence respiratoire ; c’est pourquoi tout chemin mélodique a une structure cadentielle, en sorte que la musique nous introduit dans un temps à elle, mesuré par sa cadence, un temps intérieurement vécu, qui n’a rien à voir avec le temps du monde. Et l’on voit que la structure tonale de la mélodie et sa structure rythmique naissent ensemble et sont indissociables l’une de l’autre ; elles ne sont pas deux choses que le musicien pourrait constituer séparément pour ensuite les joindre ensemble : elles surgissent ensemble pour constituer la mélodie.

Tout le phénomène implique une condition particulière de l’activité de conscience qui joue un rôle si important dans toute l’activité esthétique que je dois m’y arrêter un instant : c’est le phénomène de réflexion pure :

Nous sommes dans la réflexion pure chaque fois que nous sommes en activité dans le monde et liés au monde par la perception dans l’action. A ce moment-là il y a une adéquation parfaite entre notre activité intérieure et notre activité extérieure, entre notre activité subjective et notre activité objective : notre subjectivité s’inscrit dans les faits, et tout ce qui est objectif a une signification subjective qui lui est attachée de naissance. Mais brusquement nous éprouvons le besoin de nous rendre compte de ce que nous faisons. A ce moment-là, le lien interne avec le monde et avec les choses dans le monde est rompu ; nous nous mettons à distance du monde et de notre propre activité dans le monde et nous le survolons. Nous les survolons pour nous en rendre compte par la pensée, c’est-à-dire pour les réfléchir par la pensée. C’est une réflexion seconde et c’est la situation naturelle de l’homme lorsqu’il réfléchit — car dans la réflexion pure il ne réfléchit pas, il agit. C’est donc cette réflexion seconde que l’on désigne couramment lorsqu’on parle de réflexion, mais ce faisant on méconnaît l’importance de la réflexion pure qui est la source de tous nos a priori.

La réflexion seconde vise les choses une fois faites, les actes une fois accomplis ; elle vise la musique, la peinture ou l’œuvre littéraire lorsqu’ils sont déjà constitués ; elle est la situation spécifique de la pensée théorique et de la pensée technique. Dans la réflexion pure, la technique est spontanée ; la pensée technique est une réflexion sur la technique ainsi créée.

C’est parce que la musique est une activité de réflexion pure qu’elle est une signification authentique de l’activité de sentiment de l’homme et par conséquent une expression de l’homme en tant qu’être affectif. C’est pourquoi la musique ne peut mentir et nous allons voir tout de suite pourquoi il en est ainsi. Dans la réflexion pure, toute l’intentionnalité de l’homme est dirigée vers ce qu’il fait et pourtant il reste présent à lui-même, mais du fait que son regard se dirige hors de lui, il est présence irréfléchie à lui-même, c’est-à-dire qu’il est, en tant que conscience de soi, conscience irréfléchie de soi — et c’est pourquoi dans l’art il se livre tel qu’il est, tel qu’il sent, tel qu’il voit : il nous révèle sa vérité. Et ce fait que l’agent de la création artistique est une conscience irréfléchie de soi a une conséquence que nous allons constater dans l’acte créateur musical.

Tous les intervalles entrant en jeu dans la musique étant des logarithmes, l’expérience musicale ne serait pas possible, les opérations logarithmiques n’y auraient pas lieu, si ces logarithmes n’appartenaient pas tous à un même système de logarithmes. Ce système de logarithmes peut être dévoilé : c’est lui qui organise les sons en perspectives tonales fondées sur le rapport de la quinte à la quarte dans l’octave, c’est lui qui est la source de nos gammes et la raison du choix des sons qui peuvent entrer en jeu dans la musique ; c’est lui, en définitive, qui est la condition de l’évidence de sens de la musique, de même que la syntaxe de la langue est la condition de l’évidence de sens du langage.

Ainsi l’espace sonore où le musicien créateur va tracer ses mélodies et ses harmonies est un espace déjà structuré ; il est structuré par ces perspectives tonales que détermine le système de logarithmes en jeu dans la musique et qui pose cette loi d’organisation des sons que l’on appelle la loi tonale, la loi de la tonalité musicale. Il s’ensuit que la musique ne peut être que tonale, voire polytonale, mais non atonale, sous peine de perdre son évidence de sens. Mais la conscience en œuvre dans la musique, avons-nous vu, est conscience irréfléchie de soi et par conséquent conscience irréfléchie de la loi tonale, pure existence irréfléchie de la loi qui régit les structures musicales, et le fait est que la conscience musicale occidentale a engendré toute son histoire en pratiquant la tonalité sans en contremaître la raison. Mais dire que cette conscience portait en elle le sens tonal, c’est dire qu’elle était pure intuition de la loi tonale et c’est pourquoi elle a été créatrice d’histoire. C’est pourquoi elle a pu sans cesse créer du nouveau, spontanément et sans théorie : la théorie est toujours venue après. Avant l’ère occidentale, la conscience musicale était en quête de sa loi tonale. Déjà elle s’appuyait sur la quinte, la quarte et l’octave mais le musicien déterminait les intervalles intermédiaires par le calcul, par le raisonnement ou par la construction empirique de ses instruments, c’est-à-dire dans la réflexion seconde, et les structures tonales étant ainsi préfixées, la conscience musicale se déterminait du dehors. Ainsi s’élaborait dans chacun des milieux de culture de l’antiquité — la Chine, le Japon, l’Inde, la Perse, les pays arabes, la Grèce — une musique qui, une fois constituée dans ses types principaux, en restait là et se perpétuait sans changement dans l’histoire. C’étaient des mondes clos et incommunicables entre eux. Pour que le musicien se détermine du dedans et à partir de la loi tonale dont il avait l’intuition, il fallait que la conscience affective en œuvre dans la musique soit devenue autonome, et à ce moment-là, cette loi tonale étant une donnée généralement humaine, la musique devient un langage communicable à tous ; il a acquis une validité universelle. C’est ce qui est advenu à l’aube de son ère occidentale et la preuve de l’autonomie acquise par la conscience musicale occidentale nous est fournie par l’histoire qu’elle a engendrée. Partie de l’échelle heptatonique des Grecs, elle a engendré l’échelle chromatique ; partie de la mélodie pure, elle a engendré la polyphonie et la musique fondée sur l’harmonie où la mélodie se détache sur l’harmonie comme une forme sur un fond. Après avoir élaboré sa forme en prenant appui sur un texte chanté, elle trouve dans le mouvement harmonique le fondement d’une forme autonome et d’une musique purement instrumentale sans texte ni sujet extra-musical — ce qu’on a appelé la musique pure. Du même coup, elle a exploré tous les projets d’expression possibles et par là tous les genres de musique possibles : expression de soi — dans la fugue, la sonate et la symphonie — expression de quelque chose, c’est-à-dire lyrisme, dans le poème symphonique, la musique descriptive, l’opéra, l’oratorio, la cantate, le lied, le drame lyrique ; plus la danse et le ballet, que l’on peut considérer comme des musiques représentatives. Nous sommes alors à la fin du XIXe siècle, à l’aube du XXe : la musique a achevé d’élaborer son langage. Cela ne veut pas dire que le musicien ne peut plus créer du nouveau ; mais cela veut dire qu’il ne peut le faire que par un style personnel mettant en œuvre à sa manière le langage tonal acquis dans l’histoire. Les musiciens qui se sont imposés, à la veille ou après la guerre de 14 — Ravel, Falla, Stravinsky, Bartok, Hindemith, Honegger, et d’autres — ont exploité les possibilités de la polytonalité — ultime possibilité de la musique tonale. Mais dès le début du siècle déjà, Schönberg et ses élèves ont été tentés par l’atonalité et en découvrant la technique dodécaphonique et sérielle qui est expressément conçue pour éviter les structures dites tonales, ils écrivaient une musique qui perdait l’évidence de sens qui est le propre de la musique tonale. D’autres musiciens, à l’instigation de Busoni, essayaient d’introduire dans leur musique des tiers ou des quarts de ton, intervalles qui ne sont pas intégrables dans le système de logarithmes qui régit les structures tonales. D’autres encore — Messiaen, Boris Blacher — dissociaient la structure tonale de la structure rythmique — péché capital — en appliquant à chacune d’elles une loi qui leur était propre. Puis certains musiciens voulurent faire de la musique électronique — je ne parle pas de Pierre Schæffer et de John Cage qui voulurent faire de la musique avec des bruits (le dernier a même voulu en faire avec du silence). Or, de deux choses l’une : ou bien la musique électronique reproduit nos structures tonales avec leur rythme et alors elle en est une mauvaise imitation parce que ses timbres purement électroniques n’ont pas la qualité expressive de nos timbres instrumentaux : ils n’auraient la qualité expressive de nos timbres instrumentaux que s’ils en étaient l’enregistrement comme c’est le cas à la radio ou au gramophone. Ou bien la musique électronique met en œuvre des intervalles qui ne sont pas les nôtres et elle sort des conditions de la musique. Dans les deux cas elle ne nous fait pas retrouver l’expressivité humaine de la musique. Encore les premiers musiciens électroniques composaient-ils eux-mêmes les sonorités qu’ils faisaient produire à leur machine, mais MM. Hiller et Isaacson ont fait entendre en 1956 à l’université d’Urbana, près de Chicago, un quatuor à cordes composé par la machine électronique Illiac. Sans doute faisaient-ils produire à leur machine des intervalles musicaux rythmiquement organisés, mais ils laissaient à leur machine le soin de les ordonner à son gré. Autrement dit, derrière cette musique il n’y a personne sinon le mécanisme aveugle de la machine. Quelle qu’ait été la similitude de ce quatuor à cordes avec de la musique, il n’était donc pas l’expression d’une activité de sentiment éprouvée par un homme, et c’est ce que nous attendons de la musique.

J’allais oublier l’aléatorisme. Il s’agit d’une musique qui laisse à l’exécutant une certaine liberté, parfois même une liberté illimitée dans la réalisation du texte. Si l’art se manifeste par un « comment », le comment est donc ici l’arbitraire et le hasard, et j’ai déjà observé que le hasard dans l’art n’est pas opérant. Il n’y a donc pas lieu de s’arrêter à une esthétique aussi farfelue.

Toutes les tentatives que j’ai citées, en s’écartant du conditionnement de la musique, lui font perdre soit son évidence de sens, soit sa signification humaine. Par surcroît elles lui font perdre la beauté.

Pourquoi la musique authentique nous fait-elle vivre dans la beauté ? Parce que notre activité de sentiment y rencontre, sans médium, sa propre image, mieux encore, son pur et simple reflet dans les sons. La conscience humaine est quelque chose qui ne se connaît jamais que dans son reflet : rencontrer dans la musique le reflet sensible du sentiment qui le meut provoque chez l’homme un choc émotif et le plonge dans cette délectation, dans ce sentiment d’une plénitude d’être qui sont ce que nous éprouvons lorsque nous sommes par exemple en présence de la beauté de la nature. L’expérience du beau est ainsi le pendant de l’expérience du vrai.

Aristote désignait sous le nom de catharsis une « purification des passions » qu’il rencontrait dans la tragédie et dans la musique. Nous ne connaissons nos sentiments, en général, que dans la contingence du monde et le plus souvent dans la contingence de pensées diverses et de sentiments divers. Mais le sentiment musical est sans mélange et il est réduit à sa pure essence ; il est dépouillé de toute contingence car l’image musicale sensible n’est pas une contingence puisqu’elle est pur reflet du sentiment dans le miroir des sons. La musique est donc bien une catharsis et c’est parce qu’elle est une catharsis qu’elle nous fait connaître l’émotion du beau ; je crois même qu’elle nous fait connaître l’émotion du beau sous une forme plus pure et plus pleine qu’aucun des autres arts parce que le sentiment s’y révèle à lui-même sans médium et simplement vécu dans une image qui le magnifie. Nous n’avions vu dans la musique jusqu’ici qu’une expression de notre affectivité, nous comprenons maintenant pourquoi elle est émouvante. Elle est émouvante non par les sentiments qu’elle signifie, quels qu’ils soient, mais parce qu’elle nous les fait vivre dans l’émotion du beau.

S’il en est ainsi la musique est toujours belle ou bien elle est manquée. Mais l’émotion du beau a des degrés divers, elle peut être légère ou profonde, et Sartre a raison lorsqu’il écrit : « Nous ne définirions plus la beauté par la forme ni même par la matière, mais par la densité d’être. » Ce que nous appelons la grande musique a une plus grande densité d’être que la musique légère.

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L’expérience du beau est d’une autre nature dans la peinture que dans la musique, parce que la musique nous fait vivre dans la beauté tandis que la peinture nous met en face de la beauté : nous visons le beau sur le tableau même si le sentiment du beau est alors celui de l’expression d’un visage ou d’un paysage, d’une parfaite ordonnance des choses ou de la parfaite expression d’un plat de pommes, d’un spectacle de la vie ou d’un caractère parfois misérable, répugnant ou grotesque. La différence entre ces deux expériences est celle qu’il y a entre un événement qui nous arrive et un événement qui nous touche. Peut-être, devant la peinture, devrions-nous parler d’émoi — être ému — plutôt que d’émotion — « être mû par ». Le fait que la peinture peut émouvoir, quand elle est parfaite, provient de ce qu’il y a là aussi une catharsis : pensez à la Pietà d’Avignon ; il faut aller tout droit à la signification transcendante du tableau pour éprouver, non pas la piété, mais la grande pitié des hommes, dépouillée de toute autre contingence que celle de l’expression de ce groupe de figures. L’émotion du poète, comme celle du peintre, nous est aussi transmise à travers un médium — son langage — mais nous pouvons être mus par le verbe du poète ou émus par les sentiments qu’il nous communique et par ses images.

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Nous sommes ainsi amenés à la peinture et à la poésie.

Nous ne trouverons pas dans l’histoire de la peinture cette différence radicale qu’il y a, dans la musique, entre celle d’Occident et celle des civilisations antiques. Elle est due, dans la musique, au fait que la conscience qui y est en œuvre n’a acquis son autonomie qu’en Occident, sous l’effet, sans doute, de l’information chrétienne. Mais la conscience visuelle est autonome depuis la naissance de l’homme et c’est pourquoi les arts plastiques ont partout le même conditionnement ; c’est pourquoi aussi des arts comme la peinture japonaise ou la peinture byzantine, pour ne pas parler de la sculpture grecque, nous parlent aussi clairement que notre peinture tandis que les musiques de l’antiquité, sauf la chinoise, nous sont complètement étrangères et n’ont plus pour nous qu’un intérêt documentaire.

Du fait de notre position debout sur la terre, notre vision de l’espace rapporte les choses vues à l’horizontale et à la verticale. Notre vision spatiale est euclidienne et la géométrie euclidienne est la première vision de notre schématisation de l’espace. C’est pourquoi l’architecture met en œuvre des formes géométriques, c’est pourquoi les primitifs « géométrisent », Si l’on peut dire, leurs figures ; c’est pourquoi l’arabesque dans l’art de l’Islam, le dessin dans les tapis d’Orient se rapportent toujours à la ligne droite et à des formes polygonales, et sont faits d’arcs de courbe du second degré. L’usage spontané de la « section d’or » dans la peinture est sans doute le pendant — je ne dis pas l’équivalent — du rapport de la quinte à la quarte dans l’octave, ou de celui de la tierce majeure à la tierce mineure naturelles dans la quinte : toutes nos données sensibles procèdent d’une activité relationnelle de notre conscience perceptive qui pose les normes de notre manière de voir ou d’entendre.

Il peut sembler puéril de rappeler ces vérités premières ; mais si l’on songe à la phrase, tirée d’une revue d’avant-garde, qu’Adrien Bovy citait dans nos entretiens de 1948 : « C’en est fini de la convention de l’épine dorsale ! » il faut bien revenir au fond des choses. Pour les disciples de Schönberg aussi la tonalité est une convention et lorsque les musiciens se sont mis à déterminer leur musique par de pures combinaisons sérielles, Ernest Krenek a déclaré : « Nous nous sommes libérés de la dictature de l’inspiration. »

La peinture occidentale est, comme la musique occidentale, le produit de l’action conjuguée, successive ou simultanée de ses courants nationaux ou régionaux. Ce qui caractérise la peinture occidentale, me semble-t-il, est sa hantise de l’espace, je veux dire son aspiration à signifier sur une toile à deux dimensions, la troisième dimension et la perspective. A vrai dire, elle n’a objectivé la perspective qu’à la Renaissance, c’est-à-dire à l’époque de la révolution copernicienne et peu avant que la musique, par la découverte de l’harmonie ait acquis la structure forme sur fond et se soit fondée sur la perspective tonale harmonique (qui est une perspective spatiale et non plus linéaire comme c’était le cas dans la mélodie pure et la polyphonie vocale). Tous ces événements sont la conséquence de l’autonomie de la conscience affective de soi que l’homme n’a acquise qu’à l’ère chrétienne. Et cet événement-là est si important qu’au risque de paraître trop pointilleux je dois en spécifier la nature. L’homme est toujours à la fois présence à lui-même et présence au monde, c’est-à-dire conscience de soi en tant que conscience du monde et conscience du monde en tant que conscience de soi. Tant qu’il pense que le soleil tourne autour de la terre, ces deux structures de conscience se confondent ; le jour où il se rend compte que la terre tourne autour du soleil ces deux structures subsistent mais se distinguent l’une de l’autre : la conscience de soi n’est plus esclave de ses sens et a acquis son autonomie. C’est un événement capital, mais aussi dangereux que fécond pour l’homme. Avant cet événement, le peintre n’avait devant lui qu’un tableau à deux dimensions et se représentait comme il pouvait les visages ou les choses, réduites à deux dimensions — témoin la peinture et les mosaïques byzantines. Après cet événement il s’est représenté sur la surface plane de la toile un monde à trois dimensions. La peinture est devenue une signification réaliste du monde, en ce sens qu’elle est conforme à notre vision subjective binoculaire de l’espace. De même, la musique de l’ère harmonique est une signification réaliste de notre monde intérieur car nos mouvements de sentiment prennent forme sur le fond d’un état affectif. Mais la conquête de cette autonomie de la conscience de soi allait conduire l’homme à un individualisme absolu, à un état où il allait rompre sa liaison avec le monde, où il allait se sentir animé d’une liberté absolue, alors que notre liberté est conditionnée par notre liaison au monde. Le peintre alors pourra signifier sur sa toile un monde à lui, un monde dont il emprunte encore les éléments au monde réel car c’est de lui qu’il tient toutes ses données, mais un monde qu’il organise et constitue à son gré, et puisqu’il le constitue sur une surface plane, ce pourra être de nouveau un monde à deux dimensions. Le peintre aura même alors rompu sa liaison avec son corps ; il sera devenu une pure conscience. C’est l’époque où l’on nous disait que pour bien comprendre un tableau il faut le retourner ou le regarder de travers : « C’en est fini de la convention de l’épine dorsale. » Tel est le monde pictural du cubisme, du surréalisme et de l’art abstrait ou non figuratif.

La même déviation s’est produite à la même époque dans la musique. La dodécaphonie rompt avec le monde tonal qui est l’habitacle naturel du musicien et lorsque les successeurs de Schönberg dissocient la structure rythmique de la structure tonale, ils rompent la liaison de la conscience musicale avec son corps ; enfin lorsque dans la musique électronique les musiciens déterminent, à part la structure tonale, la structure rythmique, les intensités et les timbres, ils constituent un monde musical entièrement artificiel, qui n’a plus rien à faire avec l’âme de l’homme et qui n’est plus qu’un produit industriel dépourvu de toute intériorité.

A ce niveau de l’histoire, en peinture comme en musique, les conditions essentielles de l’expérience esthétique — nécessité de l’objet, communicabilité généralement humaine, évidence de sens, transcendance — sont devenues problématiques. Si la seule transcendance de l’œuvre nous renvoie à la subjectivité de l’artiste, a-t-elle encore une signification intersubjective ? Lorsque je regarde l’Homme à la mandoline de Picasso, où je ne vois ni l’homme, ni la mandoline parce que leurs morceaux sont dispersés, je n’ai devant les yeux qu’un assemblage de formes géométriques où je serais bien incapable de saisir un « objet ». Cependant si je regarde ce tableau de loin et dans le sens de la longueur, je pourrais presque y voir, dans l’arrangement des couleurs, un paysage ayant toute la qualité esthétique d’un paysage. Je reviendrai sur cet aspect des œuvres de Picasso ou de Braque.

Un tableau surréaliste de Max Ernst ou de Chirico réunit sur la toile des objets hétéroclites assemblés dans un certain ordre. Sans doute pour le peintre cet assemblage a-t-il un sens, mais ce sens est-il communicable à autrui ?

Paul Klee, qui est un Germain, c’est-à-dire une nature musicale, fait des toiles étranges, par exemple des petits carrés diversement ombrés collés les uns aux autres. Sa conscience visuelle crée son objet, comme la conscience musicale, et lui donne un sens affectif, car les petits carrés ne représentent rien sinon des petits carrés. Est-il sûr que le sens affectif de sa toile soit communicable ? Confusion des arts ! L’affectivité pure n’est communicable que par la musique, même si elle est sentiment de la nature, et en tout cas les formes géométriques ne sont pas son domaine.

Quant à l’art abstrait ou non figuratif, je crains bien qu’il réduise l’expérience picturale à une pure sensation. Si dans un ciel d’été je vois s’avancer un nuage gris, j’y sens une menace, mais ce qui est une menace est le gris du nuage et non le gris en soi. Je crois que la couleur n’a une signification affective en peinture que comme couleur de quelque chose, à moins qu’elle ne soit là pour boucher un trou entre deux objets ou pour donner un fond au tableau. L’assemblage de deux couleurs complémentaires fait un tout harmonieux mais il n’a pas plus de signification affective que n’en a l’assemblage d’une quinte et d’une quarte avant que la conscience musicale, qui est conscience affective, lui ait donné un sens. Autrement dit, de pures données sensibles comme sont des couleurs ou un cercle ou des sons, n’ont d’autre signification affective que celle que leur donne quelqu’un et il s’agit alors d’une signification purement subjective, non nécessairement intersubjective. De là, la nécessité de l’« objet » en peinture, du « motif » en musique, de l’« idée » en poésie. Car un objet dans la peinture, un motif dans la musique, une idée évoquée par un mot peuvent être des données intersubjectives et du même coup le « sensible » à travers quoi nous percevons l’objet, le motif ou l’idée devient signifiant pour tout le monde.

Mais je crois que tous ces arts ont un trait commun que je chercherai à dégager chez Picasso. Il a fait une pseudo-sculpture où il met face à face un crâne de chèvre et une bouteille. Le crâne est fait d’une selle de bicyclette garnie de plâtre et les cornes d’un guidon de bicyclette également recouvert de plâtre. La bouteille est faite avec des tuiles courbées surmontées d’un goulot et d’un bouchon de plâtre d’où rayonnent de gros clous. L’ensemble donne bien l’impression d’un crâne de chèvre et d’une bouteille mais la qualité sensible d’un vrai crâne en os et d’une vraie bouteille en verre est absente. Ce qui a intéressé Picasso est uniquement la forme de ces objets et leur disposition dans l’espace. Il a devant la peinture ou la sculpture une attitude purement esthétique et je crois qu’il en est de même pour la plupart des peintres dont je viens de parler : ils ne visent dans le tableau qu’un « comment » ; le quoi est insaisissable ou absent ou quelconque ou insignifiant. Devant de telles œuvres on ne peut plus parler d’émoi, on ne peut éprouver tout au plus qu’une pure satisfaction esthétique.

Les dernières œuvres de Stravinsky témoignent d’une même attitude. Son ballet Agon est un jeu de contrepoint très savant mais dépourvu, pour moi du moins, de substance émotive. Lorsqu’on l’entend au théâtre devant la chorégraphie de Balanchine, il y a entre la chorégraphie et la musique une telle adéquation qu’on en éprouve une grande satisfaction et cette satisfaction ne vient ni de la musique, ni de la chorégraphie, qui est purement formelle, mais de la parfaite adéquation de l’une à l’autre.

Il y a chez Picasso, comme chez Stravinsky, une faille dont on ne s’apercevra que lorsque surgiront d’autres artistes qui ne souffriront pas de cette faille, et je crois bien que cette faille est un défaut d’amour : ils n’aiment que leur art mais non les choses auxquelles les mêle leur art : ils n’ont pour ces choses que de l’appétit. Des tableaux de la période rose et de la période bleue Picasso dit, paraît-il, que c’était de la sentimentalité. En voulant se guérir de la sentimentalité, il s’est guéri de l’amour et le fait est que dans ses œuvres subséquentes il a exprimé davantage ses haines que ses amours.

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La situation de la poésie a ceci de particulier que le poète met en œuvre une langue déjà acquise, en sorte qu’il y a autant de courants poétiques en Occident qu’il y a de langues constituées. Or ces langues sont déjà l’expression d’une certaine manière de voir et de sentir, et il y aurait une étude intéressante à faire qui montrerait que ces courants poétiques nationaux n’expriment que les diverses modalités d’un sentiment commun, qui a été le sentiment poétique de l’homme avant de devenir celui de l’homme occidental. Mais ce qui est le propre de la poésie, relativement à la prose, est que la poésie, comme tous les arts d’expression, est une activité de réflexion pure où le sentiment joue un rôle aussi important que la pensée. Or je vous ai fait remarquer, à propos de la musique, que notre activité de sentiment prend forme en nous sur le fondement de notre cadence respiratoire et c’est pourquoi dans la réflexion pure, et seulement dans la réflexion pure, l’expression du sentiment prend une forme cadencée et rythmique. C’est même dans leur activité poétique que les Grecs ont mis en lumière les cadences rythmiques qui entrent en jeu dans la musique — pyrrique, iambe, trochée, spondée, dactyle, etc. Ainsi le propre du langage poétique est d’avoir une cadence déterminée ; la rime est un moyen verbal qui permet au poète de lier les vers les uns aux autres et qui, par conséquent, n’est pas essentiel à la poésie. La rime disparaît dans la prose et la prose devient poétique dans la mesure où sa cadence est sensible. Nous en avons un bon exemple chez Ramuz. Le style de Ramuz est un style oral ; quand on le lit, il faut se représenter qu’on le lit, dans sa cadence. Mais ce qui différencie essentiellement la poésie de la prose est, comme l’a dit Sartre, que le mot s’y fait « chose », il fait image et il fait oublier le concept. C’est pourquoi la syntaxe poétique n’est pas la même que la syntaxe de la prose : quelques mots imageants, enchaînés sans lien logique, peuvent suffire à signifier un sentiment poétique :

O toison, moutonnant jusque sur l’encolure
O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir :
Extase !

Le verbe qui doit donner un sens à cet enchaînement d’images vient après et se réduit souvent au rôle de copule, c’est-à-dire qu’il n’est là que pour donner un sens à la liaison des mots chargés de sentiment poétique. Mais il est clair que la poésie ne prend un sens que dans la mesure où nous y retrouvons la syntaxe de la prose puisque notre langage naturel est prose. Plus la syntaxe poétique s’éloigne de la syntaxe de la prose, plus elle est imagée, plus les images sont hétéroclites et plus la poésie devient hermétique. En français, et avec Mallarmé, elle a sans doute atteint la limite de l’hermétisme, je veux dire la limite à laquelle l’hermétisme que peut affecter le poète laisse encore transparaître un sens. Au delà, le sentiment poétique ne pourrait plus se signifier que par la musique, parce que la musique est un langage affectif rationnel.

De l’Après-midi d’un faune, Mallarmé disait :
Sylvain d’haleine première
Si ta flûte a réussi
Ouïs toute la lumière
qu’y a soufflé Debussy.

Mais lorsque Boulez met en musique du Mallarmé, il n’éclaire rien parce que sa musique est plus hermétique encore que la poésie de Mallarmé.

Les poètes surréalistes ont voulu bannir de la poésie tout ce sur quoi elle s’appuyait avant eux, c’est-à-dire tout élément rationnel.

Ils pratiquent l’écriture automatique en présumant qu’elle exprime leur inconscient et que leur inconscient est seul révélateur de la vérité de l’homme. Encore un exemple d’une conscience de soi qui a perdu sa liaison avec le monde. Ce mouvement littéraire, qui s’étend à la prose, est né sous l’influence de la psychanalyse de Freud. Les notions d’« inconscient » ou de « subconscient » sont parfaitement légitimes chez les psychologues qui examinent les faits psychiques du dehors, une fois constitués et réfléchis, mais ces termes sont absents du vocabulaire des phénoménologues qui observent l’activité constitutive de la conscience. Au regard de la phénoménologie, la conscience humaine est une maison de verre ; il est vrai qu’elle contient des régions voilées : l’irréfléchi et le pré-réflexif. Mais il suffit de les dévoiler pour s’apercevoir qu’elles sont aussi claires que le réfléchi, c’est-à-dire le « conscient ». Ainsi la conscience de soi peut être irréfléchie, mais dans son activité irréfléchie elle n’est jamais automatique, car elle est une activité de conscience et non une activité inconsciente. Ce sur quoi veulent s’appuyer les surréalistes n’existe donc pas, sauf pour les psychologues. Cependant des pensées peuvent naître automatiquement dans l’esprit de l’homme : il s’agit de pensées qui surgissent par hasard sans intentionnalité aucune ; or la conscience est par essence intentionnelle, ce qui veut dire que ces pensées ne nous enseignent rien sur l’homme. Le mouvement surréaliste a vite déçu ses adhérents et l’un des surréalistes de la première heure, Louis Aragon, est revenu, dans Crève-cœur et dans Les yeux d’Elsa, à la poésie authentique. Mais dans la poésie de René Char, qui persévère dans le surréalisme, je ne vois ni sens, ni poésie :

O voûte d’effusion sur la couronne de son ventre
Murmure de dot noire !
O mouvement tari de sa diction !
Nativité, guidez les insoumis, qu’ils découvrent leur base,
L’amande croyable au lendemain neuf.
Le soir a fermé sa plaie de corsaire où voyageaient
Les fusées vagues parmi la peur soutenue des chiens.
Au passé, les micas du deuil sur ton visage.

Si ce poème a eu pour René Char un sens, ce sens ne répond pas à l’une des conditions sine qua non de l’art, qui est l’évidence. Et s’il est le résultat de l’automatisme il répond bien à ce que veut être l’écriture automatique, mais il condamne l’automatisme.

*

L’opinion commune est que l’on ne peut porter sur l’art que des jugements de goût, que l’art est une chose qui se renouvelle sans cesse, d’époque en époque, de milieu en milieu, et qui ne cessera de se renouveler jusqu’à la fin des temps. C’est faux. L’art est soumis à un certain conditionnement du fait même qu’il dépend d’une activité de conscience déterminée et des données sensibles particulières qu’il peut mettre en œuvre. Ce conditionnement pose une limite à l’expansion historique de l’art — en tant qu’art, non en tant qu’activité individuelle dans l’art — et il pose une limite aussi à la liberté créatrice de l’artiste. Mais il n’est pas pour l’artiste une contrainte puisqu’il est sa situation même quand il exerce son art. Dans cette situation, l’artiste est aussi libre qu’un poisson dans l’eau et la limite posée à sa liberté est, avant tout, de ne pas sortir de cette situation. C’est précisément s’il veut sortir de cette situation que l’artiste doit « se forcer », se contraindre. Et comment se force-t-il ? Par des idées fausses ou dangereuses qu’il se fait sur son art. Si Cézanne n’avait pas dit que toutes les formes de la nature se peuvent ramener au cône, au cylindre ou à la sphère, le cubisme ne serait sans doute pas né. Mais Cézanne n’a pas fait du cubisme. Toutes les voies aberrantes que j’ai citées — atonalité, dodécaphonie, musique électronique, cubisme, surréalisme, art abstrait — sont nées d’idées ou d’un mouvement d’idées, non du sentiment esthétique.

Nous avons vu que l’art était une activité de réflexion pure, mais il est clair qu’au moment où il se met à l’ouvrage, l’artiste est dans la réflexion seconde puisque telle est la situation naturelle de l’homme. S’il est musicien, sitôt qu’il entre dans la musique, il est ipso facto dans la réflexion pure parce que l’acte imageant l’exige. Mais il n’y reste pas nécessairement et sitôt qu’il travaille sur la technique il en sort : c’est parce que les musiciens à notre époque se sont mis à travailler, souvent sans s’en rendre compte, sur la technique et sur des idées techniques, qu’il y a tant de mauvaise musique contemporaine, en dehors même de l’avant-garde. Le peintre et le poète entrent dans la réflexion pure, dirai-je, quand ils sont inspirés, car on n’est jamais inspiré que par le « sentiment » et même si l’on est inspiré par une idée on ne vise jamais dans cette idée qu’une signification subjective qu’on lui donne. Cependant, même dans la réflexion pure, c’est-à-dire lorsque l’artiste, tout à ce qu’il fait, s’oublie dans ce qu’il fait, il est guidé autant par son intelligence de l’ouvre à faire que par son sentiment musical, pictural ou poétique. Seulement il s’agit alors d’une intelligence intuitive, non de cette intelligence spéculative qui est le propre de la réflexion seconde. Et l’intelligence spéculative peut faire la folle. Et sitôt que, faisant la folle, elle entre dans l’aberration, elle ouvre la voie à toutes les aberrations possibles. Dès l’instant que le musicien croit que l’on peut fonder la musique du dehors et sur une série de douze sons, il peut aussi bien se donner ces douze sons par une machine électronique que par nos instruments ; mais la série, ou la formule, ne lui donne que les sons, non le rythme, ni les intensités, ni le timbre ; donc il doit se donner des règles pour chacun de ces éléments ; et comme la musique est faite désormais par une combinaison des sons de la série, le nombre de combinaisons possibles est du ressort du calcul des probabilités qui peut être confié à une machine ; le résultat est un hasard, et dès que la musique fait place au hasard, pourquoi ne pas mettre le hasard dans l’exécution puisque aussi bien la vraie musique est la musique exécutée. Il y a dans l’aberration une logique aussi rigoureuse que diabolique.

Mais comment se fait-il que le public ne se soit pas rendu compte qu’à notre époque l’art était en train de divaguer ? En fait il s’en est rendu compte, mais il ne pouvait pas le prouver, parce que seul l’artiste est dans la condition de l’art, non le spectateur ou l’auditeur, qui ne connaissent l’art que par ses produits. Il s’ensuit qu’auditeurs et spectateurs ne s’aperçoivent pas du moment où l’art sort de son conditionnement ; ils ne peuvent pas discerner la différence qu’il y a entre une œuvre qu’ils ne comprennent pas parce qu’elle est difficile à comprendre et une œuvre qu’ils ne comprennent pas parce qu’elle est effectivement incompréhensible. Ils ne se rendent pas compte que si la musique atonale provoque en eux des émotions, ces émotions ne sont pas claires parce que pour l’homme en général, et dans la vie, l’émotion est quelque chose de trouble ; ils ne se rendent pas compte que devant une œuvre cubiste ou surréaliste ils ne connaissent plus l’émotion du beau, ni même une « émotion » quelconque, mais tout au plus une « satisfaction esthétique », et que devant l’art abstrait ils ne sont plus devant une « œuvre » d’art mais devant un « objet d’art » comme pourrait l’être un bijou, un médaillon ou un paravent. L’œuvre d’art est toujours une signification de l’homme, l’objet d’art ne signifie qu’une certaine fantaisie dans le « faire ». Tant que la musique atonale conserve notre rythmique, le rythme y conserve son efficacité, il fait d’une structure tonale, si incompréhensible soit-elle, un geste, un signe affectif. Imaginez les grandes vagues de l’Ouverture du Vaisseau fantôme dépourvues de signification tonale, elles resteraient de grandes vagues. Mais alors la musique n’est plus signification, elle n’est plus que signe ; ou si l’on veut : elle est encore signe et signe affectif et l’auditeur naïf s’y laisse prendre. Ce n’en est pas moins une chute car il n’y a plus cette catharsis, cette purification du sentiment qui fait la beauté de la musique. Enfin n’oublions pas que si l’expérience esthétique est chez l’artiste créateur une activité de réflexion pure, elle doit l’être aussi chez le spectateur ou l’auditeur si celui-ci doit retrouver dans l’œuvre ce que l’auteur y a mis : Lorsque les significations de l’œuvre sont évidentes, il s’y trouve naturellement et il dépend de lui et de son pouvoir de transcendance de trouver dans l’œuvre toute sa richesse de signification, car il est actif, et comme il est dans la clarté, il est lucide, non d’une lucidité de pensée mais, dirai-je, d’une lucidité de l’esprit qui vient du cœur autant que de la pensée. Mais si l’évidence de sens ou si même tout sens clair est absent de l’œuvre, il est rejeté dans la réflexion seconde et alors il redevient disponible, toute son imagination entre en jeu, et pour peu qu’il soit une nature émotive et pathétique il est capable d’attribuer à l’œuvre des vertus qui ne viennent pas d’elle, mais de lui-même.

L’absence d’une phénoménologie adéquate a empêché jusqu’ici que l’on puisse porter sur l’art d’avant-garde un jugement objectif. Aussi les intéressés ont-ils pu jeter le trouble dans le public — car ce sont les intéressés eux-mêmes qui se sont proclamés artistes d’avant-garde et qui, avec la complicité de la presse, des marchands et des éditeurs, ont essayé de nous persuader qu’ils représentaient l’avenir de l’art. Pour l’opinion courante les musiciens du jour sont Boulez, Stockhausen et Nono. Pour ma part, en ce milieu du XXe siècle, je ne vois guère que deux musiciens, Britten et Frank Martin, dont les œuvres répondent pleinement aux conditions de la musique en ce sens qu’elles ne sont pas le produit d’un métier ou d’une technique, bien que le métier n’en soit pas absent, mais qu’elles sont manifestement dans tous leurs détails le produit d’un besoin d’expression exprimé par les moyens du sentiment tonal. L’un et l’autre ont un champ d’expression limité, mais qui leur est propre, et un style personnel que l’on retrouve dans toutes leurs œuvres. Mais la nouveauté de la musique de Frank Martin n’est pas assez « voyante » pour intéresser l’avant-garde et à ses yeux la musique de Britten est trop simple. Et ce que je dis de l’avant-garde, je pourrais le dire des critiques qui sont acquis à l’idéologie de l’avant-garde, car il est clair qu’en raison même de leur prise de position, ils ne peuvent accueillir qu’avec prévention la musique qui ne suit pas les voies de l’avant-garde. Autrefois les critiques rechignaient devant des œuvres qui devaient devenir célèbres ; aujourd’hui ceux qui parlent le plus haut nous conjurent de nous intéresser à une musique que le grand public ne veut pas entendre et ils condamnent ou dédaignent des musiques qui peuvent émouvoir tout le monde. Ils oublient que ce qu’ils écrivent les juge bien plus sûrement que leurs critiques ne jugent les artistes ou les œuvres dont ils parlent. D’ailleurs je n’ai pas besoin de défendre Britten ou Frank Martin à Genève, où l’on n’a oublié ni le War Requiem ni le Mystère de la Nativité, pour ne parler que de ces deux grandes œuvres. Un des moyens de défense de l’avant-garde est de prétendre que l’on ne peut plus rien tirer de neuf de la musique tonale. Les œuvres de Britten et de Frank Martin démentent cette thèse ; elles nous apportent la preuve pratique, définitive et irrécusable que la dodécaphonie et ses séquelles n’étaient pas la musique de l’avenir. Après de pareilles expériences on peut espérer que l’Unesco, la Radio et les pouvoirs publics ne croiront plus devoir soutenir, propager ou subventionner des musiciens qui, manifestement, se sont trompés de chemin. Et il suffirait qu’en peinture ou en poésie apparaissent quelques œuvres remplissant pleinement les conditions de l’œuvre esthétique, comme c’est le cas de celles de Martin ou de Britten en musique, pour faire oublier tout ce qu’a produit l’avant-garde dans ces domaines.

Il faut donc nous faire à l’idée que notre époque n’est pas et sans doute, pour toutes sortes de raisons, ne pouvait pas être une époque créatrice dans le domaine des arts d’expression puisque ce que ces arts y ont créé d’entièrement nouveau est aberrant et que ce qui n’est pas aberrant n’est en général pas très enthousiasmant. Elle n’a été créatrice que par quelques individus isolés qui, en fait, ne doivent rien à leur époque et dont on pourrait plutôt dire que, grâce à leur personnalité, ils ont pu surmonter l’ingratitude de leur situation historique. Mais notre époque a une autre importance que celle d’être une époque créatrice en matière d’art et c’est à quoi nos institutions de culture devraient être attentives : elle nous a mis en présence de tout l’art du passé et de partout, et nous a donné la phénoménologie husserlienne, qui nous permet de nous faire une idée claire du conditionnement de l’œuvre d’art et qui nous fournit à son sujet des critères sûrs. La phénoménologie nous a appris qu’il y avait quelque chose de plus important pour l’homme que le savoir ou la connaissance : et c’est de comprendre ce qu’il croit savoir ou connaître, c’est-à-dire de se rendre compte de leur raison d’être et de leur nature. La science en effet étudie à part les phénomènes qui se produisent dans le monde et les phénomènes humains, tandis que la phénoménologie, à condition d’être une phénoménologie génétique, c’est-à-dire remontant à la source du phénomène, prend l’homme dans sa liaison interne avec le monde : elle ne sépare pas ce que Dieu ou la Nature ont unis. Je vous disais tout à l’heure que certaines peintures contemporaines ne pouvaient apporter au spectateur qu’une pure satisfaction esthétique : c’est extrêmement grave, et c’est un signe de notre époque. Car ce qui vaut dans l’œuvre d’art, c’est ce qui se cache derrière les apparences esthétiques ; et ce qui se cache derrière les apparences esthétiques est toujours, en dernière analyse, une détermination éthique de l’homme. Sartre nous dit que Dieu est mort ; or le seul Dieu qui peut mourir n’est pas celui qui est au ciel, mais celui qui s’annonce au cœur de l’homme et dont la voix se confond avec nos aspirations éthiques, nos aspirations au Vrai, au Beau et au Bien. Autrement dit, ce qui est mort en réalité, chez beaucoup d’hommes d’aujourd’hui, c’est cette voix intérieure de l’homme qui est celle de l’éthique. Et ce qui conditionne cette éthique est précisément notre liaison affective au monde et notamment au monde humain, ce qui fait de l’homme, en tant qu’être éthique, un être social. Ainsi les révélations de la phénoménologie sont la seule chose qui pouvait ramener l’homme, de l’individualisme absolu où l’a conduit à notre époque la conquête de son autonomie, au sentiment de sa socialité, non sous l’effet d’une pression extérieure — enseignement moral ou politique — mais par une illumination intérieure analogue à celle qui s’est produite lors de la révolution copernicienne ou à l’avènement du christianisme. Et comme cet événement dépasserait de beaucoup le domaine de l’art, il ouvrirait une nouvelle époque de l’histoire humaine qui ferait à l’art un nouveau sort en lui fournissant une nouvelle assise et de nouvelles motivations. Il ne faut donc pas désespérer de l’avenir de l’art, mais il ne pourra connaître un renouveau général qu’à l’avènement d’une nouvelle époque qui le ramènerait à ce conditionnement éthique et social qu’il a eu dans le passé et qui ne subsiste aujourd’hui que chez quelques-uns. En attendant, cultivons-nous par l’écoute, la vision, l’étude des grandes œuvres du passé, puisque nous sommes mieux armés désormais pour les comprendre, et réjouissons-nous qu’en un temps qui nous a fait témoins de tant de folies il y ait encore quelques personnalités créatrices capables de nous donner de belles et grandes œuvres, d’authentiques œuvres d’art.

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