Gandhi et l'éducation

Krishna Kumar
Référence de la publication originale: Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p. 517-529.
©UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source.
Le rejet du système colonial d'éducation que l'administration britannique avait instauré au début du XIXe siècle en Inde constitua une dimension importante de l'effervescence intellectuelle générée par la lutte pour l'indépendance. Ce rejet fut formulé par nombre d'éminentes personnalités indiennes, notamment des dirigeants politiques, des réformateurs sociaux et des écrivains. Mais nul n'opposa à l'éducation coloniale un refus aussi complet et aussi catégorique que Gandhi. Nul non plus ne proposa une solution de rechange aussi radicale. Les critiques que Gandhi adressait à l'éducation coloniale n'étaient qu'un aspect du jugement global for sévère qu'il portait sur la civilisation occidentale. Pour lui, la colonisation et, notamment, son projet éducatif constituaient la négation de la vérité et de la non-violence, les deux valeurs qu'il tenait pour suprêmes. Le fait que les Occidentaux aient consacré «toute leur énergie, leur industrie et leur esprit d'entreprise au pillage et à la destruction des autres races» était pour Gandhi la preuve plus que suffisante du triste état dans lequel se trouvait la civilisation occidentale (1). Il en concluait donc que cette civilisation ne pouvait en aucun cas être un symbole de progrès ni un modèle digne d'être imité ou transplanté en Inde.

On aurait tort d'attribuer la position de Gandhi par rapport à l'éducation coloniale à une quelconque xénophobie. Il serait tout aussi erroné d'y voir l'indice d'un subtil dogmatisme revivaliste. Si l'on pouvait lire le plan d'«éducation de base» de Gandhi comme un texte anonyme s'inscrivant dans l'histoire de l'éducation mondiale, on le rattacherait sans difficulté à la tradition des humanistes radicaux occidentaux comme Pestalozzi, Owen, Tolstoï ou Dewey.

Ce serait une erreur de lire ce texte à la lumière de l'opposition entre les civilisations orientale et occidentale que Gandhi évoque dans certains de ses autres écrits. Il n'en demeure pas moins que Gandhi souhaitait que l'éducation - réorganisée de la façon qu'il jugeait appropriée - contribue à affranchir l'Inde des conceptions occidentales du progrès et à le faire évoluer vers un type de développement mieux adapté à ses besoins et plus viable, pour le monde dans son ensemble, que ne l'était à ses yeux le modèle de développement occidental.

C'est en situant le problème de l'éducation dans une perspective dialectique nouvelle - celle de l'opposition entre l'homme et la machine - que Gandhi a réussi à concevoir un discours éducatif qui, tout en se rattachant à la critique de l'Occident, sortait du cadre de l'opposition traditionnelle entre l'Orient et l'Occident. Dans cette nouvelle dialectique, l'homme ne symbolisait pas simplement l'Inde, mais l'humanité dans son ensemble, tandis que la machine représentait l'Occident industrialisé. Gandhi a toujours replacé les événements de sa vie personnelle et les causes qu'il a défendues dans un contexte global. Cette conception n'avait rien perdu de sa force lorsqu'il présenta son projet d'éducation de base dix ans environ avant sa mort (2). L'idée fondamentale de Gandhi était d'inclure la pratique d'un artisanat productif dans les programmes d'études. Il ne s'agissait pas simplement de faire des travaux manuels une matière scolaire obligatoire, mais d'axer l'ensemble du programme d'enseignement sur l'apprentissage d'une technique artisanale. Cette proposition remettait radicalement en cause la hiérarchie des connaissances scolaires dans la société indienne, où les travaux manuels étaient associés aux castes inférieures. La connaissance des techniques de production artisanale utilisées dans le filage, le tissage, la maroquinerie, la poterie, le travail des métaux, la vannerie, la reliure était le monopole de castes spécifiques occupant le dernier échelon de la hiérarchie sociale traditionnelle. Nombre d'artisans appartenaient à la catégorie des intouchables. Le système éducatif traditionnel de l'Inde, tout comme le système éducatif colonial, mettait l'accent sur les savoir-faire (l'acquisition de la lecture et de l'écriture, par exemple) et les connaissances dont les castes supérieures avaient le monopole. Le projet de Gandhi tendait par sa philosophie à mettre le système éducatif sens dessus dessous. La conception de la société qui le sous-tendait et le contenu de l'enseignement de base qu'il préconisait favorisaient l'enfant situé au bas de l'échelle sociale. C'est en cela qu'il impliquait une transformation de la société. Il tendait à modifier la valeur symbolique de l'éducation et, du même coup, à saper les structures établies en matière d'accès à cette éducation.

Ce n'est pas à des arguments aussi saisissants que Gandhi eut recours pour préconiser l'introduction de l'apprentissage des techniques de fabrication artisanale dans les programmes scolaires. Son argument était que les écoles devaient être, autant que possible, autonomes et ce, pour deux raisons. La première était purement financière: une société pauvre n'avait pas les moyens d'éduquer tous ses enfants, à moins que les écoles ne trouvent elles-mêmes des ressources et l'argent nécessaires à leur fonctionnement. L'autre raison était politique: les écoles ne parviendraient à s'affranchir de la tutelle de l'État et à éviter ses ingérences que si elles étaient financièrement autonomes.

Autonomie et autosuffisance étaient deux valeurs chères à Gandhi, inhérentes à sa conception d'une société fondée sur la vérité et la non-violence. L'autonomie financière était liées à la vérité et l'autosuffisance à la non-violence. Nul individu, nulle institution ne pouvait, sauf à participer directement au processus de production pour assurer sa survie, espérer longtemps demeurer fidèle à la vérité sans tomber, vis-à-vis de l'État, dans une dépendance telle qu'elle déboucherait inéluctablement sur la violence, sous une forme ou sous une autre. Un système d'éducation étatisé était contraire à la conception que Gandhi se faisait de l'éducation. L'une des façons de résoudre cette contradiction était de mettre l'école en mesure de pourvoir à ses propres besoins.

L'idée de faire des écoles des lieux de production trouve incontestablement son origine dans les deux communautés que Gandhi avait fondées en Afrique du Sud. La ferme Phénix, fondée en 1904, et la ferme Tolstoï, créée en 1910, suscitèrent chez lui un intérêt durable pour le mode de vie des communautés rurales, et la conviction qu'il recelait de vastes possibilités. La première de ces deux expériences fut sans doute inspirée par la lecture de John Ruskin Unto this last. Gandhi en tira trois enseignements ou, plus exactement, ainsi que l'explique Louis Fischer (3), crut y voir trois messages, à savoir, en premier lieu, qu'une bonne gestion économique est celle qui vise au bien de tous; en deuxième lieu, la valeur du travail manuel (celui du barbier, par exemple) est égale à celle du travail intellectuel (celui de l'avocat, par exemple); et, enfin, que la seule vie valant d'être vécue est celle de l'ouvrier agricole ou de l'artisan. Gandhi relate dans son autobiographie qu'il décida de mettre ces messages en pratique dès qu'il eut achevé la lecture du livre de Ruskin, au cours d'un voyage en chemin de fer.

Gandhi mena le genre de vie qu'il préconisait dans son projet d'éducation de base, à la ferme Phénix d'abord, puis, un peu plus tard, de façon plus rigoureuse et plus ambitieuse, à la ferme Tolstoï, dont le nom indique qu'à l'époque de cette seconde expérience Gandhi avait lu les ouvrages de l'écrivain russe et était entré en contact avec lui. Nombre des préoccupations
de Gandhi sont attribuables à l'influence de Tolstoï, au premier chef le soin de lutter contre les causes de la violence dans les sociétés humaines. L'attachement de Tolstoï au droit de tout individu à vivre en paix et en liberté, ainsi que son rejet de toutes les formes d'oppression amenèrent Gandhi à se sentir en communauté d'esprit avec lui. Bien qu'il n'ai pas lu les articles de Tolstoï sur l'éducation publiés dans la revue Iasnaia Poliana, l'opinion de Tolstoï pour qui «l'éducation en tant que formation préméditée des individus selon certains schémas est stérile, illégitime et impossible (4)» aurait fort bien pu être exprimée par Gandhi.

Le droit à l'autonomie que Gandhi confère à l'enseignant en ce qui concerne l'organisation des activités scolaires quotidiennes est conforme aux principes libertaires qu'il partageait avec Tolstoï. Gandhi souhaitait affranchir l'enseignant indien du joug de la bureaucratie. A l'époque de l'administration coloniale, l'enseignant avait pour seul rôle de transmettre et d'expliquer les formes et les contenus du savoir que les autorités administratives avaient décidé d'inclure dans les manuels prescrits. Mettant en évidence le rapport entre l'usage obligatoire de manuels et le rôle secondaire de l'enseignant, Gandhi écrit: «Si l'on considère les manuels comme l'instrument de l'éducation, la parole vivante de l'enseignant n'a plus guère de valeur. Un maître qui prend les manuels comme base de son enseignement n'apprend pas à ses élèves à faire preuve d'originalité (5).» Le plan d'éducation de base de Gandhi impliquait que les enseignants cessent d'être asservis aux manuels et aux programmes scolaires imposés.

D'une part, parce que la conception de l'apprentissage qu'il préconisait ne pouvait être mise pleinement en pratique par le recours aux manuels. Mais aussi et surtout en raison de l'autonomie et de l'autorité qu'il conférait à l'enseignant pour tout ce qui avait trait aux programmes d'études. Il s'agissait d'un plan libertaire, dans la mesure où il déniait à l'État le pouvoir de décider dans le détail ce que l'enseignant doit faire dans sa classe. A cet égard, le projet éducatif de Gandhi, s'inscrivant dans le droit fil de sa conception générale de la vie sociale et de la politique, impliquait un rétrécissement radical du domaine relevant de l'autorité de l'État. Ayant ainsi esquissé les orientations conceptuelles du projet de Gandhi, nous pouvons revenir à ce qui en constitue l'élément central, afin de l'analyser plus en détail. Le concept d'éducation de base incarnait l'idée que se faisait Gandhi d'une société idéale composée d'un ensemble de petites communautés autosuffisantes. Selon lui, les villages indiens pouvaient devenir des communautés de ce type. Il était même convaincu que leur tradition historique était une tradition d'autosuffisance et qu'il fallait s'employer, en priorité, à rétablir leur autonomie et à créer les conditions leur permettant d'accéder à l'autosuffisance économique et à la dignité politique. Selon lui, l'administration coloniale avait compromis l'économie villageoise en la soumettant à l'exploitation des citadins. Une fois libérés de la tutelle coloniale, les villages pourraient retrouver la maîtrise de leurs propres affaires et devenir des communautés viables. Le plan d'éducation de base visait à favoriser le développement des villages dans cette perspective, en initiant les enfants au travail productif et en leur inculquant des attitudes et des valeurs les préparant à vivre dans une communauté coopérative.

Ce programme de développement plongeait ses racines dans la conception que Gandhi se faisait de l'industrialisation qui, à ses yeux, représentait une menace pour l'équilibre mental de l'homme. On a beaucoup glosé sur la position «réelle» de Gandhi face à la technologie. Il est difficile de savoir s'il était opposé à l'esprit scientifique et technique moderne ou si c'est seulement la façon dont la science et la technique avaient été utilisées pour exploiter les sociétés non européennes qui suscitait son hostilité à la modernité de type occidental. Les éléments de réponse dont son oeuvre fourmille permettent de conclure aussi bien dans un sens que dans l'autre.

Peut-être d'ailleurs ne faut-il pas s'attendre de la part de Gandhi à une opinion tranchée sur ce point (ainsi que sur plusieurs autres), car nous n'avons pas affaire à un théoricien, mais à un homme d'action toujours prêt à réagir et à s'engager. Il n'était pas de ceux qui se préparent à l'action en élaborant au préalable un modèle théorique. En ce qui concerne la science et l'industrialisation, il semble que son action ait tendu à ralentir l'essor du capitalisme et du développement industriel en Inde. Selon lui, il fallait d'abord assurer le développement social et politique de l'Inde, qui pourrait être ainsi assez forte pour préserver sa liberté de choix face aux pressions technologiques et commerciales exercées par les pays occidentaux industrialisés et par le groupe de pression capitaliste en Inde même.

Son programme peut s'interpréter comme une hiérarchisation chronologique des priorités, la première étant la consolidation d'un système politique stable, la seconde le développement de procédés de production mécanisés. Gandhi considérait que le seul système politique viable pour l'Inde était un système fondé sur des républiques villageoises organisées à la façon des « cercles océaniques », c'est-à-dire sur un pouvoir local oeuvrant au service de la société dans son ensemble. Il voulait que la mise en place de ce système politique précède la modernisation des moyens de production, afin de donner aux masses rurales le moyen de protéger leurs intérêts face aux impératifs de la modernisation (6). Son projet éducatif s'intègre parfaitement dans cet ordre de priorités. Si le développement de l'industrialisation pouvait être freiné et subordonné à un plan de développement social et politique, l'«éducation de base» pouvait jouer dans ce plan de développement un rôle spécifique constant - dans la mesure où une industrialisation bien conçue supposait que soit protégé le droit des populations rurales de produire tout ce qu'elles peuvent sans redouter la concurrence des grandes exploitations mécanisées - à accroître les capacités de production des enfants des villages.

Le citoyen idéal de la société utopique imaginée par Gandhi est industrieux, digne et généreux et vit dans une petite communauté. C'est cet idéal qui sous-tend son projet éducatif. Cette image de l'homme et du système de production qui assure sa subsistance n'est pas sans rappeler celle du philosophe américain John Dewey (1859-1952) et il n'est pas inutile de comparer la conception que ces deux contemporains se faisaient de l'éducation. Dewey a grandi dans une Amérique dont la frontière n'était pas encore fixée. Au temps de sa jeunesse, la petite communauté composée d'hommes et de femmes compétents et laborieux, appréciés en fonction de leurs qualités personnelles, apparaissait comme l'unité idéale d'un système démocratique. L'économie capitaliste, au début de son développement, n'avait pas encore révélé la nature du système politique et culturel qu'elle exigerait. Dans son célèbre ouvrage Democracy and education (publié en 1916), Dewey fait de cette petite communauté idéalisée d'individus responsables la base de son modèle d'enseignement fondé sur le travail. Le couple travail productif-éducation était également au coeur du modèle de Gandhi, et la république villageoise idéale où il s'enracinait n'était guère différente du modèle de Dewey. Mais, à la différence de Dewey, qui conçut son modèle de communauté démocratique alors que son pays était déjà bien avancé dans la voie du capitalisme, Gandhi élabora son projet de communauté villageoise idéale à un moment où il estimait qu'il était encore possible de faire des choix. En outre, la place des techniques de fabrication artisanale traditionnelle n'était pas aussi centrale dans les projets de Dewey que dans ceux de Gandhi. Les deux conceptions son, toutefois, le produit de l'ethos des débuts du capitalisme. On peut, rétrospectivement, interpréter le projet éducatif de Dewey comme procédant du souci de ménager aux enfants un espace protégé face à la progression envahissante d'un capitalisme déshumanisant. Gandhi, quant à lui, veut freiner le développement du capitalisme, gagner du temps pour permettre aux hommes et aux femmes de mieux se préparer à vivre avec la machine.

Si l'on pousse un peu plus loin la comparaison entre Gandhi et Dewey, on découvre une autre similitude entre eux: tous deux ont préconisé une pédagogie exclusivement laïque, ce qui ne manque pas de surprendre s'agissant de Gandhi, dans la mesure où dans tous les domaines à l'exception de l'éducation, il s'est comporté comme un homme animé d'une foi profonde. Même dans le domaine de l'éducation, il semblait éprouver quelques réticence à défendre une position purement laïque; il n'en reste pas moins que son projet d'éducation de base ne fait aucune place à l'enseignement religieux. En juin 1938, il fut contraint d'expliciter quelque peu ses vues en la matière, à la demande d'un groupe d'éducateurs qui souhaitaient savoir quelle était sa position précise sur ce point. Il leur fit la réponse suivante: «Nous n'avons pas intégré l'enseignement religieux à notre projet d'éducation de Wardha, car nous avons malheureusement le sentiment que les religions, telles qu'elles sont enseignées et pratiquées aujourd'hui, sont davantage un facteur de conflit que d'unité. Mais, d'un autre côté, j'estime que les vérités communes à toutes les religions peuvent et doivent être enseignées à tous les enfants. Ces vérités ne sauraient être enseignées par la parole ou par les livres; les enfants ne peuvent les apprendre que par l'exemple que donne le maître dans la vie de tous les jours. il faut que le maître mette lui-même en pratique les préceptes de vérité et de justice pour que les enfants apprennent que la vérité et la justice sont le fondement de toutes les religions (7).»

Il semble que Gandhi ait résolu le conflit qui existait, dans son esprit, entre sa conviction que l'éducation avait une fonction religieuse et le caractère laïque de son projet d'éducation de base en mettant l'accent sur le rôle moral de l'enseignant. Considérant que la transmission des vérités fondamentales communes à toutes les religions, qu'il estimait être toutes semblables, passait par l'exemple donné par l'enseignant, il se montrait extraordinairement exigeant à l'égard des maîtres. Qu'il ait été ou non troublé par le caractère utopique de cette exigence est une question secondaire. Selon toute probabilité, cela ne le gênait pas, car il ne tenait d'ordinaire aucun compte des limites - physiques, intellectuelles ou morales - de l'homme ordinaire. Et il est vrai que, sous la conduite de ce grand pédagogue engagé dans le combat politique, beaucoup d'individus moyens ont accompli des prodiges. Ce qui, en l'occurrence, mérite de retenir l'attention, c'est qu'en exigeant des enseignants qu'ils donnent l'exemple de la rectitude morale dans leur vie quotidienne Gandhi leur assignait, par-delà leur fonction strictement professionnelle, un rôle religieux.

Il se référait aussi à une image familière, celle du guru vivant dans son ashram parmi ses disciples. Dans l'ashram idéal, l'enseignant était censé donner l'exemple d'une vie digne de ce nom et, du haut du piédestal auquel sa vie irréprochable lui permettait d'accéder, il pouvait exciter de ses élèves n'importe quel sacrifice. Cette image quasi mythique semble avoir rempli une fonction rhétorique importante dans le projet de réforme du système éducatif préconisé par Gandhi, lequel cherchait ainsi à conférer une aura de traditionalisme à ce qui était en fait une conception moderne de l'éducation. Ce modeste stratagème n'empêcha pas le projet d'éducation de base d'être accueilli par l'indifférence, quand il ne fut pas l'objet, dès sa publication, d'attaques et de critiques.

L'hostilité rencontrée par le projet de Gandhi ne peut être dissociée des luttes politiques qui ont agité l'Inde au cours des dix dernières années de son combat pour l'indépendance. L'éducation de base fut dénoncée comme un «stratagème hindou» par les dirigeants de la Ligue musulmane du nord du pays. Ses critiques omirent soigneusement de relever le caractère laïque du projet de Gandhi. En revanche, ils accordèrent un intérêt disproportionné à un projet rendu public au même moment et dont certains aspects étaient très similaires. Lancé par Ravi Shankar Shukla dans les provinces centrales, ce projet était intitulé Vidya Mandir, ce qui, littéralement, signifie Temple de la connaissance. Les écoles rurales que Shukla prévoyait de mettre en place dans son projet étaient, à bien des égards, comparables à celles dont Gandhi envisageait la création. Le nom du projet et, plus encore, la personnalité de son auteur, notoirement peu enclin au libéralisme et à la laïcité, invitaient à la critique. C'est par un pure effet de métonymie que le dessein originel de Gandhi fut englobé dans cette critique, laquelle trouva un écho jusqu'au sein de la commission mise en place par le Conseil consultatif central de l'éducation pour étudier le problème de l'éducation de base dans le contexte de la politique nationale (8).

Le projet de Gandhi fut en outre l'objet de critiques et de suspicions ressortissant à un autre domaine, celui de la planification du développement industriel de l'Inde. La publication du projet d'éducation de base coïncida avec la mise ne place, par le Parti du Congrès, de la Commission nationale de planification (NPC), qui avait pour tâche de formuler un plan d'industrialisation en vue de la « régénération économique » de l'Inde après l'indépendance. Le président de la Commission, Jawaharlal Nehru, était depuis longtemps convaincu que seule l'industrialisation massive pouvait résoudre les problèmes que connaissait l'Inde, tels la pauvreté et le chômage. Mais, indépendamment des convictions de Nehru, les rapports de la Commission sur différents domaines du développement reflétaient les idées du groupe puissant et de plus en plus nombreux des industriels, de leurs alliés politiques et d'un certain nombre d'éminents intellectuels de différents secteurs, notamment les sciences et la technologie.

L'économie planifiée et le développement rapide de complexes industriels de grandes dimensions préconisés par la Commission n'étaient guère de nature à recueillir l'approbation de Gandhi. Il n'avait apprécié ni la mise en place de cet organisme ni ses travaux, et l'avait fait savoir. Il n'y avait pas seulement désaccord, entre lui et la Commission de planification, sur le
rôle et l'importance relative de la grande industrie au sein de l'économie nationale, mais sur la philosophie même du développement industriel. Le principal argument avancé par la Commission de planification pour justifier le développement des industries lourdes était la nécessité d'assurer, non seulement la prospérité matérielle de l'Inde, mais aussi sa sécurité: développement et militarisation devaient aller de pair, comme dans les pays occidentaux – une association qui n'était pas pour plaire à Gandhi.

La sous-commission de la NPC chargée de l'enseignement général et technique passa ce conflit sous silence, peut-être parce que, dans le domaine de l'éducation, les débats théoriques de portée générale ne s'imposait pas. Mais il ressort de son rapport qu'elle répugnait grandement à recommander le remplacement du système existant par celui que préconisait Gandhi. Elle faisait valoir que, depuis 1938, sous la conduite des ministres du Parti du Congrès, l'efficacité des écoles primaires s'était rapidement améliorée (les données fournies à l'appui de cette affirmation ne concernait que Bombay). «Dans ces conditions, ce serait une erreur, déclarait le rapport, de modifier l'évolution actuelle au profit de l'éducation de base. L'éducation de base ne peut être introduite qu'en la greffant sur le système d'éducation élémentaire qui peut être mis en place (9).» À l'évidence, le projet d'éducation de base de Wardha suscitait de sérieuses objections de la part des membres de la sous-commission. Le problème essentiel tenait à l'importance accordée à l'enseignement des techniques de production. L'objection de la sous-commission sur ce point se résumait comme suit: «L'importance excessive accordée à l'enseignement professionnel à un âge si précoce est néfaste pour l'esprit, sans compter que l'enseignement des matières générales au moyen d'une seule méthode aussi restreinte ne peut qu'aboutir à une connaissance superficielle et lacunaire(10).»

L'autre objection fondamentale se rattachait à la première. L'idée que ce soit le produit du travail des enfants qui assure le financement des écoles était inacceptable pour la sous-commission, qui soulignait dans son rapport: «Dans une certaine mesure, un tel système se traduira par l'exploitation du travail des enfants dans les écoles (11).» Il s'agissait là d'arguments familiers, qui s'inscrivaient dans le droit fil de l'approche générale de la NPC, laquelle recommandait l'adoption d'un plan caractérisé essentiellement par la mise en place d'un large programme d'études générales au niveau de l'éducation élémentaire et l'accroissement des moyens mis à la disposition de l'enseignement technique. Quant au financement de l'enseignement primaire obligatoire, il devait incomber à l'État. Ce dernier principe constituait en fait le critère de la pensée moderniste, au regard de laquelle les idées de Gandhi paraissaient désuètes et conservatrices. À la différence de la société idéale de Gandhi, composée de républiques villageoises jouissant d'une très large autonomie, mais où les techniques de production rudimentaires utilisées ne permettaient d'accéder qu'à un niveau de vie modeste, celle que proposaient les modernistes reposait sur un État central fort, chargé d'édifier une infrastructure industrielle qui permettrait d'assurer à tous un niveau de vie élevé.

La mise en place d'un programme d'études générales dans les écoles élémentaires financées par l'État s'inscrivait dans cette vision moderniste. Dans l'une des rares réflexions qu'il consacre au problème de l'éducation et qui figure à la fin d'un sous-chapitre intitulé «The Congress and industry », dans son ouvrage The discovery of India, Nehru définit ainsi les avantages
pédagogiques de ce système (12):
    Il est généralement admis aujourd'hui que l'éducation d'un enfant doit être étroitement associée à l'apprentissage d'un savoir-faire technique ou à la pratique d'une activité manuelle. L'esprit s'en trouve stimulé et une coordination s'établit entre les activités de l'esprit et celles des mains. De la même façon, l'intelligence de l'adolescent est stimulée par la machine. Elle se développe au contact de la machine et découvre de nouvelles perspectives (étant étendu que ce contact doit intervenir dans des conditions adéquates et non pas dans le cadre de l'usine, comme cela est le cas pour les malheureux ouvriers exploités). Des expériences scientifiques simples, l'utilisation du microscope et l'explication des phénomènes naturels les plus courants stimulent l'esprit, éclairent la nature de certaines manifestations de la vie et suscitent le désir d'expérimenter et de découvrir, au lieu de s'en tenir à des formules toutes faites et dépassées. Ainsi se développent la confiance en soi et l'esprit coopératif, tandis que s'atténue la frustration nourrie par les miasmes du passé. C'est à ce résultat que conduit une civilisation fondée sur l'évolution et le progrès constants des techniques. Une civilisation de ce type, étroitement liée à l'industrialisation moderne, représente, par rapport à l'ancienne civilisation, une évolution profonde, voire un véritable bond en avant.
Il n'est guère douteux qu'en écrivant ces lignes Nehru engage en quelque sorte avec Gandhi un dialogue portant sur son projet d'éducation de base. Il commence par approuver le principal postulat pédagogique qui sous-tend ce projet : l'apprentissage d'un savoir-faire technique ou la pratique d'une activité manuelle stimule l'esprit de l'enfant. Puis, ayant posé l'analogie entre le savoir-faire technique et la machine, il développe un argument qui, sans s'y référer explicitement, remet en cause le postulat économique essentiel qui fonde le projet de Gandhi. Au bout de deux phrases, le dialogue fait place à un exposé de la valeur pédagogique des expériences scientifiques et de leur rapport avec la civilisation industrielle. Bien entendu, Nehru avait parfaitement raison de souligner ces rapports et, également, d'insister sur le rôle extrêmement important qu'une pédagogie des sciences basée sur l'expérimentation pouvait jouer dans la revitalisation du système éducatif en Inde.

Les espoirs qu'il plaçait dans une telle revitalisation étaient partagés par de nombreux intellectuels indiens, qui étaient partisans d'une modernisation rapide et jugeaient le projet éducatif de Gandhi inacceptable. Parmi eux figurait le célèbre écrivain Mulk Raj Anand, qui, dans un ouvrage intitulé On education, publié à l'époque de l'indépendance, écrivait: «Vouloir former de bons petits esprits sur la base du khadi et de la non-violence, de façon que ces imbéciles végètent à l'intérieur de leurs communautés autonomes, est non seulement une idée impraticable dans un pas comme l'Inde, où le moindre village est déjà envahi de produits manufacturés bon marché fabriqués par les capitalistes étrangers et locaux, mais cela risque fort, au lieu de favoriser les qualités que le Mahatma cherche à développer chez l'Indien moyen, d'aboutir à l'effet exactement opposé (13).»

De toute évidence, les modernistes considéraient que le projet de Gandhi était une invitation à la régression. En outre, ils étaient convaincus que la modernisation de l'éducation des enfants (allant jusqu'à équiper les écoles élémentaires en microscopes) pouvait intervenir dans un avenir proche grâce aux moyens financiers disponibles.

Le projet d'éducation de Gandhi n'a pas suscité que des réactions de rejet. Nombre de pédagogues éminents l'accueillirent favorablement et s'employèrent activement à préparer sa mise en oeuvre. Naturellement, les idées de Gandhi furent interprétées de façons très diverses. Certains pédagogues, certains dirigeants appréhendèrent son projet à la lumière des thèse pédagogiques progressistes avancées par des penseurs comme Pestalozzi et Dewey. À l'autre extrême, certains s'en tenaient à la lettre du projet et faisaient de sa stricte application une question d'orthodoxie. Il n'en demeure pas moins qu'en dépit de la diversité des interprétations auxquelles donna lieu le projet de Gandhi et malgré les problèmes administratifs et financiers que l'on imagine, ce projet fut mis en oeuvre sur une très large échelle dans plusieurs régions du territoire indien après l'indépendance. Cette mise en oeuvre est généralement considérée aujourd'hui comme un échec retentissant, conclusion qui peut apparaître comme n'étant pas des mieux fondées si on l'examine à la lumière des circonstances historiques. Mais c'est là un autre débat.

Une seule chose est certaine et doit être signalée ici: la mise en oeuvre du projet de Gandhi ne pouvait survivre à la « décennie du développement » des années 60, au cours de laquelle l'Inde s'est engagée dans une nouvelle étape économique et politique, marquée par la transformation de l'agriculture sous l'effet de la poussée des économies occidentales et par la centralisation du pouvoir à l'échelon national.


Notes
1. M.K. Gandhi, l'éducation, The problem of education, Ahmedabad, Navajivan, 1962, p. 164.
2. On trouvera l'ensemble des discours et des articles que Gandhi a consacrés à l'éducation de base ans Educational reconstruction (Wardha, Hindustan Talimi Sangh, 1938). Voir également le discours prononcé par Gandhi à la Conférence de Wardha, le 22 octobre 1937, dans l'ouvrage de T.S. Avinashilingam Gandhiji's experiments in education, New Delhi, Ministère de l'éducation.
3. L. Fischer, The Life of Mahatma Gandhi, première édition, 1951; réédition, Londres, Granada, 1982.
4. Tolstoy on education, Chicago, University of Chicago Press, 1967, p. 111.
5. Harijan, 9 septembre 1939.
6. Voir le discours prononcé par Gandhi à Nagpur, en 1938, à l'occasion de la visite d'un groupe d'économistes, dans Collected works, LXVIII,p. 258. (The collected works of Mahatma Gandhi,Ahmedabad, Navajivan, 1977.)
7. Documents on social, moral and spiritual values in education, New Delhi, NCERT, 1979, p. 20.
8. Bureau of Education, Post-war educational development in India. Rapport du Conseil consultatif central de l'éducation, 3e édition, New Delhi, Manager of Publications, 1944.
9. Commission nationale de planification, série des rapports des sous-commissions, General education and technical education and developmental research, Bombay, Vora, 1948, p. 58.
10. Op. cit., p. 140.
11. Op. cit., p. 142.
12. Jawaharlal Nehru, The discovery of India, première édition, 1946; réédition, Londres, Meridian Books, 1960, p. 146.
13. Mulk Raj Anand, On education, Bombay, Hind Kitab, 1947, p. 20.

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