Histoire des Romains: Jules César

Theodor Mommsen
L'Histoire des Romains de Theodor Mommsen est un monument parmi les ouvrages contemporains sur l'histoire de la Rome impériale. Nulle part, l'historien et philologue allemand, prix Nobel 1902, ne brille autant que lorsqu'il parle de César. Il l'élève au même rang qu'Alexandre, à bon droit diront certains, à tort pensent d'autres (voir ce texte de Gaston Boissier) qui lui reprochent d'être aveuglé dans son admiration pour celui qui a conquis la Gaule et accompli les réformes politiques amorcées par les Gracques. Il le compare à Cromwell, à Napoléon: tous les plus hauts monarques, dans les pays germaniques et slaves, ne portent pas son nom (Kaiser, Czar) en vain. Génie militaire, génie politique, César, nous rappelle Mommsen, fut également un grand esprit qui ne cessa d'écrire tout au long de sa vie. On ne connaît que ses Commentaires sur la guerre des Gaules, mais il fut poète, traduisit Homère, publia des ouvrages d'astronomie.
Jules César selon Theodor Mommsen
1. Vie Jules César
2. Les réformes césariennes: les réformes en Italie
3. Les réformes césariennes: les provinces et l'Empire
4. Les réformes césariennes: la religion et le droit
5. Les réformes césariennes: le système de mesures et le calendrier julien

Caractère de César
Le nouveau régent de Rome, le premier des souverains auxquels ait obéi le monde entier de la civilisation romaine et hellénique, Caius Julius César, touchait à peine à sa cinquante-sixième année (né le 12 juillet 652?), quand la victoire de Thapsus, suprême anneau d'une longue chaîne de grandes victoires, vint placer l'avenir du monde dans ses mains. Peu d'hommes ont vu leur énergie mise a une telle épreuve! Mais César aussi n'était-il point l'unique génie créateur qu'ait produit Rome, le dernier de ceux qu'ait produit l'antiquité? Jusqu'à la ruine finale, l'ancien monde devait se mouvoir dans la voie par lui tracée. Issu d'une des plus anciennes et des plus nobles familles du Latium, dont l'arbre généalogique plongeait par ses racines jusque parmi les héros de l'Iliade et les rois romains, et touchait à la Vénus Aphrodite, la déesse commune aux deux nations 1, durant son enfance et son adolescence, il avait mené la vie de la jeunesse noble de son siècle. Il avait vidé et l'écume et la lie de la coupe de l'homme à la mode, récitant et déclamant lui aussi, littérateur et faiseur de vers sur son lit de repos 2, expert aux affaires d'amour dans tous les genres, initié à tous les mystères de la toilette élégante, coiffure, barbe et costume; habile par dessus tout dans l'art plein d'arcanes d'emprunter tous les jours et de ne payer jamais. Mais sa nature de souple acier résista à toutes les dissipations, à toutes les folies: il garda intactes et l'alerte vigueur du corps et la chaleur expansive du cœur et de l'esprit. À l'escrime, sur son cheval, il n'avait point d'égal parmi ses soldats: devant Alexandrie, un jour, il sauva sa vie en nageant dans les flots. En expédition, il marchait de nuit le plus souvent, pour gagner du temps, et son incroyable rapidité fit honte à la lenteur solennelle de Pompée se mouvant d'un lieu à un autre, et stupéfia ses contemporains: elle ne fut pas la moindre cause de ses succès. Comme était son corps, ainsi était son esprit. Sa puissance admirable de vue se reflétait dans ses ordres, toujours sûrs et clairs à l'exécution, même quand il ordonnait sans avoir les lieux sous les yeux 3. Sa mémoire était incomparable: il lui arrivait fréquemment de vaquer, sans broncher, à plusieurs affaires à la fois 4. Homme du grand monde, homme de génie, régent d'empire, il sentait battre son cœur.

Durant toute sa vie, il eut un culte pour sa digne mère, Aurelia 5 (il avait tout jeune perdu son père). À ses femmes, à sa fille Julia 6 surtout, il voua une condescendance vraie et qui ne fut pas sans réagir sur les choses de la politique. Avec les hommes les plus capables et les plus solides de son temps, qu'ils fussent de haute ou humble condition, il avait noué les meilleurs rapports d'une mutuelle confiance, avec chacun selon son caractère. Jamais il ne laissa tomber ses partisans, se gardant en cela de l'indifférence pusillanime de Pompée. Et comme il avait soutenu ses amis dans la bonne ou la mauvaise fortune et sans calcul égoïste, bon nombre d'entre eux, Aulus Hirtius, Gaius Matius 7, même après sa mort, attestèrent noblement leur dévouement envers lui. Dans cette merveille d'organisation équilibrée, l'unique vive saillie prédominante et caractéristique, c'est l'éloignement pour tout ce qui est idéologie et fantaisie. César, il va de soi, était passionné: sans passion, point de génie, mais chez lui la passion ne fut jamais toute puissante. Il avait eu sa jeunesse: le chant; le vin, l'amour, avaient eu leurs jours de grande influence sur ses facultés; il ne leur livra jamais les entrailles de son être. La littérature lui fut une occupation durable et sérieuse; mais alors que l'Achille d'Homère avait empêché Alexandre de dormir, César, lui, avait consacré de longues veilles à l'étude des flexions des substantifs et des verbes latins. Il écrivit des vers, comme tout le monde alors: ses vers étaient faibles. En revanche, il s'intéressa aux sciences astronomiques et naturelles 8. Alexandre se mit à boire et but jusqu'au bout pour chasser les soucis: aussitôt passées les ardeurs de sa jeunesse, le sobre Romain laissa là la coupe 9. Chez tous ceux que dans leur adolescence l'amour des femmes a couronnés d'une éclatante auréole, il en demeure comme un impérissable reflet: ainsi en fut-il pour César, les aventures et les succès galants le poursuivirent jusque dans l'âge mûr 10: il en garda une certaine fatuité dans la démarche, ou mieux la conscience satisfaite des avantages extérieurs de sa beauté virile. Il couvrait avec soin de la couronne de laurier, sans laquelle il ne se montrait plus en public, son chef à son grand chagrin dénudé par la calvitie; et, pour racheter les tresses flottantes de sa jeunesse, il eût volontiers donné quelqu'une de ses plus grandes victoires 11. Mais, pour se complaire au commerce des femmes, même étant devenu le monarque de Rome, il ne les prenait que comme un jeu, sans leur laisser l'ombre de l'influence. On a beaucoup parlé de ses amours avec Cléopâtre: il ne s'y abandonna d'abord que pour masquer le point faible de la situation du moment. Homme positif et de haute raison, on sent dans ses conceptions et dans ses actes la forte et pénétrante influence d'une sobre pensée ne se griser jamais est chez lui le trait essentiel 12. De là, son énergie toute déployée à l'heure utile, sans s'égarer dans les souvenirs ou dans l'attente: de là, sa force d'action amassée et dépensée au moment du vrai besoin: de là, son génie entrant en jeu dans les moindres occasions, pour le plus fugitif des intérêts: de là, cette faculté multiple embrassant et dominant tout ce que conçoit l'intelligence et tout ce que la volonté commande, cette sûreté facile de main, égale dans l'arrangement des périodes ou d'un plan de bataille, cette sérénité merveilleuse qui ne l'abandonna jamais dans les bons ou les mauvais jours: de là, enfin, cette complète indépendance, qui ne se laissa entamer ni par un favori, ni par une maîtresse, ni même par un ami! Mais cette même clairvoyance de l'esprit ne lui laissait pas d'illusions sur la force du destin ou le pouvoir de l'homme: devant lui s'était levé le voile bienfaisant qui nous cache l'insuffisance de notre effort, ici-bas. Si sages que fussent ses plans, alors qu'il avait prévu toutes les éventualités, il sentait au fond de lui qu'en toutes choses le bonheur, ou si l'on veut le hasard a sa part principale: aussi le vit-on souvent lui passer parole en quelque sorte et mettre sa propre personne en enjeu avec la plus téméraire indifférence. Il n'est que trop vrai: les hommes supérieurs par la raison se réfugient volontiers dans les chances d'un coup de dés: de même, par un point, le rationalisme chez César confinait à un certain mysticisme.

L'homme d'État
D'une semblable organisation il ne pouvait sortir qu'un homme d'État. César le fut dans le sens le plus profond du mot, même à dater de sa jeunesse. Son but fut le plus élevé qu'il soit donné de se poser à un homme: la résurrection dans l'ordre politique, militaire, intellectuel et moral de sa propre nation déchue et de la nation hellénique, cette sœur étroitement liée à sa patrie et tombée encore plus bas qu'elle. Après trente ans d'expériences et leur dure école, il modifia ses idées sur les voies et moyens, le but demeurant le même aux heures de l'abattement sans espoir et de la toute puissance absolue, aux heures où, démagogue et conspirateur, il se faufilait dans un sombre labyrinthe; à celles où, maître à deux du pouvoir, où, devenu seul et unique souverain, il travaillait à son œuvre à la pleine lumière du soleil, sous les yeux d'un monde! Toutes les mesures durables par lui prises en des temps les plus divers s'ordonnent à leur place dans les vastes plans de son édifice. Il semble en vérité qu'on ne puisse rien citer de lui en fait d'actes isolés: il n'a rien créé isolément. À bon droit en lui on louera l'orateur à la virile parole, dédaigneux des artifices de l'avocat, illuminant, échauffant l'auditeur de sa vive et. claire flamme 13! À bon droit en lui on admire l'écrivain, la simplicité inimitable de sa composition, la pureté unique et la beauté du langage. À bon droit, les maîtres de la guerre dans tous les siècles ont vanté César général: nul mieux que lui, laissant là les erreurs de la routine ou de la tradition, n'a su inventer la stratégie, qui, dans le cas donné, conduit à la victoire sur l'ennemi, à celle, dès lors, qui est la vraie victoire. Doué d'une sûreté quasi divinatoire du coup d'œil, n'a-t-il pas pour chaque but inventé le bon moyen? Après une défaite, n'était-il pas debout, prêt encore à combattre, et, comme Guillaume d'Orange, achevant toujours la campagne par la défaite de l'adversaire? Le secret principal de la science de la guerre, celui par où se distingue le génie du grand capitaine du talent vulgaire de l'officier, la vive impulsion communiquée aux masses, César l'a possédé jusqu'à la perfection: nul ne l'y a surpassé; et il a su trouver le gage de la victoire, non dans l'immensité de ses forces, mais dans la promptitude des mouvements, non dans les lents préparatifs, mais dans l'action rapide, téméraire même, vu souvent l'insuffisance de ses ressources.

Mais tout cela n'était que l'accessoire: grand orateur et écrivain, grand général d'armée, il est devenu tout cela parce qu'il était homme d'État accompli. Le soldat, chez lui, ne joue qu'un rôle secondaire; et l'un des traits principaux par où il se sépare d'Alexandre, d'Annibal et de Napoléon, c'est qu'au début de sa carrière politique il est sorti de la démagogie, non de l'armée. Dans ses projets premiers, il avait espéré parvenir, comme Périclès, comme Gaius Gracchus, sans passer par la guerre: dix-huit ans durant, à la tête du parti populaire, il n'avait pas quitté les sentiers tortueux des cabales politiques: à l'âge de quarante ans, se convainquant, non sans peine, de la nécessité d'un point d'appui militaire, il prit enfin le commandement d'une armée. Aussi bien, même après, demeura-t-il homme d'État, plus encore que général: ainsi Cromwell, simple chef d'opposition d'abord, se fit successivement capitaine et roi des démocrates, Cromwell, de tous les grands hommes d'État, le plus voisin de César et par le mouvement de sa carrière et par le but atteint, si tant est que la comparaison soit permise entre le rude héros puritain et le Romain fait d'un métal moins compact.

Jusque dans sa manière de conduire la guerre, on reconnaît en César le général improvisé; Quand Napoléon prépare ses descentes en Égypte et en Angleterre, il manifeste le grand capitaine façonné à l'école du lieutenant d'artillerie; chez César, de même, perce le démagogue transformé en chef d'armée. Quel tacticien de profession, pour des raisons simplement politiques et non toujours absolument impérieuses, aurait pu jamais se résoudre à négliger, comme César l'a fait souvent, et surtout lors de son débarquement en Épire, les enseignements prudents de la science militaire? A ce point de vue, il est plus d'une de ses opérations que l'on pourrait critiquer, mais ce que perd le chef d'armée, l'homme d'État aussitôt le regagne. La mission de celui-ci est universelle de sa nature, et tel était le génie de César: si multiples, si distantes l'une de l'autre que fussent ses entreprises, elles tendaient toutes vers un seul grand but, auquel il demeura inébranlablement fidèle, et qu'il poursuivit sans dévier dans l'immense mouvement d'une activité tournée vers toutes les directions, jamais il ne sacrifia un détail à un autre. Quoique passé maître dans la stratégie, il fit tout au monde, obéissant à des considérations purement politiques, pour détourner l'explosion de la guerre civile; et quand il la fallut commencer, il fit tout aussi pour que ses lauriers ne fussent point ensanglantés. Quoique fondateur d'une monarchie militaire, il ne laissa s'élever, s'y appliquant avec une énergie sans exemple dans l'histoire, ni une hiérarchie de maréchaux, ni un régime de prétoriens. Enfin, dernier et principal service envers la société civile, il préféra toujours les sciences et les arts de la paix à la science militaire. Dans son rôle politique, le caractère qui domine, c'est une puissante et parfaite harmonie. L'harmonie, sans doute, est la plus difficile de toutes les manifestations humaines: en la personne de César, toutes les conditions se réunissaient pour la produire. Positif et ami du réel, il ne se laissa jamais prendre aux images du passé, à la superstition de la tradition: dans les choses de la politique, rien ne lui était que le présent vivant, que la loi motivée en raison: de même, dans ses études de grammairien, il repoussait bien loin l'érudition historique de l'antiquaire, et ne reconnaissait d'autre langue que la langue actuelle et usuelle, d'autre règle que l'uniformité. Il était né souverain, et commandait aux cœurs comme le vent commande aux nuages, gagnant à soi, bon gré mal gré, les plus dissemblables natures, le simple citoyen et le rude sous-officier, les nobles dames de Rome et les belles princesses de l'Égypte et de la Mauritanie, le brillant chef de cavalerie et le banquier calculateur. Son talent d'organisateur était merveilleux. Jamais homme d'État pour l'arrangement de ses alliances, jamais capitaine; pour son armée, n'eut affaire à des éléments plus insociables et plus disparates: César les sut tous amalgamer quand il noua la coalition ou forma ses légions. Jamais souverain ne jugea ses instruments d'un coup d'œil plus pénétrant. Nul, mieux que lui, ne sut mettre chacun à sa place. Il était le vrai monarque: il n'a jamais joué au roi. Devenu le maître absolu dans Rome, il garde tous les dehors du chef de parti: parfaitement souple et facile, commode d'accès et affable, allant au-devant de tous, il sembla ne rien vouloir être que le premier entre ses égaux.

Il évitait la faute où tombent si souvent ses pareils, quand ils apportent dans la politique le ton sec du commandement militaire; et quelque motif ou provocafion qui lui vint de la mauvaise humeur du sénat, il ne voulut point user de la force brutale, ou faire un dix-huit brumaire. Il était le vrai monarque, sans ressentir le vertige de la tyrannie. Parmi les «puissants devant le Seigneur». il fut le seul, peut-être, qui n'agit jamais par inclination ou caprice, dans les grandes comme dans les petites choses obéissant toujours à son devoir de gouvernant. En se retournant vers le passé de sa vie, il y put regretter quelques faux calculs, il n'y trouva point d'erreurs où la passion l'aurait fait tomber, et dont il eût à se repentir. Rien dans sa carrière qui, même en petit, rappelle les excès de la passion sensuelle, le meurtre d'un Clitus, l'incendie de Persépolis et ces poétiques tragédies que l'histoire rattache au nom de son grand prédécesseur en Orient 14. Enfin, parmi tous ceux qui ont eu la puissance, il est le seul peut-être qui, jusqu'à la fin de sa carrière, ait gardé le sens politique du possible ou de l'impossible, et ne soit pas venu échouer à cette dernière épreuve, la plus difficile de toutes pour les natures supérieures, la reconnaissance de la juste et naturelle limite, au point culminant du succès. Le possible, il l'a fait, sans jamais déserter le bien pour conquérir le mieux hors de sa portée: jamais non plus, le mal étant accompli et irréparable, il ne négligea le palliatif qui l'atténue. Mais le destin avait-il prononcé, toujours il obéissait à l'arrêt. Arrivé à l'Hypanis, Alexandre battit en retraite: autant en fit Napoléon à Moscou, tous deux contraints et se dépitant contre la fortune qui mettait une borne à l'ambition de ses favoris. César, sur le Rhin, sur la Tamise, recule de son plein gré; et quand ses desseins le portent jusqu'au Danube ou l'Euphrate, il ne vise point à la conquête du monde, il ne veut qu'une frontière sûre et rationnelle pour l'empire.

Tel fut cet homme, qui parait tout simple à peindre, et dont il est prodigieusement difficile de donner même une esquisse. Toute sa nature n'est que clarté et transparence, et la tradition nous a gardé de lui des souvenirs plus complets et plus vivaces que d'aucun de ses pairs des anciennes annales. Qu'on le juge à fond ou superficiellement, le jugement ne peut varier: devant tout homme qui l'étudie, sa grande figure se montre avec ses traits essentiels et les mêmes; et pourtant nul encore n'a su la reproduire au vrai. Le secret ici git dans la perfection du modèle. Humainement, historiquement parlant, César se pose au confluent où viennent se fondre tous les grands contraires. Immense puissance créatrice et intelligence infiniment penétrante, il n'est plus jeune et il n'est point vieux: tout volonté et tout action, il est plein de l'idéal républicain, en même temps qu'il est né pour être roi. Romain jusqu'au fond des entrailles, et appelé en même temps à faire au-dedans comme au-dehors la conciliation des civilisations romaine et grecque, César est le grand homme, l'homme complet. Aussi, plus qu'à toute autre figure ayant rang dans l'histoire, il lui manque ces traits soi-disant caractéristiques, qui ne sont à vrai dire que les déviations du développement naturel de l'être humain. Tel détail en lui nous semble individuel, au premier coup-d'œil, qui s'efface à le voir de plus près et se perd dans le type plus vaste du siècle et de la nation. Par ses aventures de jeunesse, il marque le pas avec tous ses contemporains ou ses égaux bien doués: son naturel réfractaire à la poésie, mais énergiquement logique, est et demeure le naturel du Romain. Homme, sa vraie manière d'être homme, c'est de savoir régler et mesurer admirablement ses actes selon le temps et selon le lieu. L'homme, en effet, n'est point chose absolue: il vit et se meut en conformité avec sa nation, avecla loi d'une civilisation donnée. Oui, César n'est complet que parce qu'il sut, mieux que tous, se placer en plein courant de son siècle: parce que, mieux que tous, il porta en lui l'activité réelle et pratique du citoyen romain, cette vertu solide qui fut le propre de Rome. L'hellénisme, chez lui, n'est autre que l'idée grecque, fondue et transformée à la longue au sein de la nationalité italique. Mais c'est là aussi que gît la difficulté, je pourrais dire l'impossibilité du portrait.

L'artiste peut s'essayer à tout peindre, mais son effort s'arrête devant la beauté parfaite: de même pour l'historien, il est plus sage de se taire quand, une fois en mille ans, il se trouve en face d'un type achevé. La règle est chose qu'on peut exprimer, sans doute, mais elle ne nous donne jamais qu'une pure notion négative, celle de l'absence du défaut: nul ne sait rendre ce grand secret de la nature, l'alliance intime de la loi générale et de l'individualité dans ses créations les plus accomplies! Heureux furent-ils ceux à qui il a été donné de voir la perfection face à face, et ceux qui l'ont reconnue sous le rayon éclatant, vêtement immortel des œuvres des grands hommes! Et pourtant, les signes du temps y ont aussi laissé leur empreinte! Le Romain s'était porté au même échelon que son jeune et héroïque prédécesseur chez les Grecs: que dis-je, il le dépasse! Mais le monde s'était fait vieux dans l'intervalle, et son ciel avait pâli. Les travaux de César ne sont plus, comme ceux d'Alexandre, une joyeuse conquête en avant dans un champ sans bornes: il lui faut bâtir sur les ruines et avec des ruines: si vaste que soit la carrière, encore est-elle limitée, et il lui faut l'accepter telle, s'y comportant et s'y assurant du mieux qu'il se peut. La muse populaire ne s'y est point trompée, et, délaissant le Romain trop positif, elle a orné le fils de Philippe de Macédoine de toutes les couleurs dorées de la poésie et de tout l'arc-en-ciel des légendes! C'est à égal bon droit aussi que, depuis mille et mille ans, les nations dans leur vie politique se voient ramenées sans cesse à la ligne que la main de César a tracée! Si les peuples à qui le monde appartient donnent son nom à leurs plus hauts monarques, ne faut-il pas voir là une profonde et aussi une humiliante leçon?

Refoulement des anciens partis
À supposer que Rome pût être tirée de l'abîme de ses incurables misères et reprendre jamais quelque jeunesse, il importait avant toutes choses de rendre au pays le repos, et de nettoyer ces amas de décombres qui recouvraient le sol, au lendemain des dernières catastrophes. César se mit à l'œuvre sur la base de la réconciliation des vieux partis, ou plutôt (car comment parler de paix quand il y a antagonisme irréconciliable?), faisant en sorte que chacun, et la noblesse et les populaires, vidassent le champ où jusque-là ils se livraient bataille, pour aller se réunir sûr le terrain nouveau d'une constitution monarchique. Le premier besoin, c'était d'étouffer à toujours les vieilles discordes du passé républicain. Pendant qu'il ordonnait la réédification des statues de Sylla, que la populace de Rome avait renversées à la nouvelle de la bataille de Pharsale, et proclamait ainsi que l'histoire seule aurait désormais à juger le grand homme 15, il abolissait au même moment les dernières conséquences, encore en vigueur, des lois d'exception syllaniennes: il rappelait de l'exil les derniers bannis des révolutions de Cinna et de Sertorius, et rendait aux enfants des proscrits de Sylla l'éligibilité qu'ils avaient perdue 16. Il restituait pareillement dans leur siége au sénat ou dans leurs droits de cité tous les nombreux personnages qui, durant les temps avant-coureurs de la crise, avaient subi l'exclusion censorale ou succombé sous le coup des procès politiques, et surtout les victimes des accusations issues en foule des lois d'exception de l'an 702. Quant à ceux qui s'étaient faits, à prix d'or, les meurtriers des proscrits, ils demeurèrent notés d'infamie, comme de juste, et Milon, le plus éhonté du parti sénatorien, vit son nom repoussé de l'amnistie générale.


Notes
1. Tout démocrate qu'il était, il ne manqua point de s'en faire gloire: témoin la laudatio qu'il prononça au Forum, aux funérailles de sa tante Julie: «Maternum genus ab regibus ortum, paternum cum Diis immortalibus conjunctum est; nam ab Anco Marcio sunt Marcii reges, quo nomine fuit mater; a Venere Julii, cujus gentis familia est nostra.» (Suet., Cæs. 6.)
2. Il avait laissé un poème de voyage, Iter, qu'il termina en revenant de la seconde guerre d'Espagne: jeune homme, il avait produit un Éloge d'Hercule, une tragédie d'Œdipe, dont Auguste ne permit pas la publication (Suet., Cæs., 5, 7)
3. Mirabili penitus scientia bellandi, in prœtorio sedens per speculatores et nuntios imperabat, quæ fieri volebat. (Bell. afr. 31.)
4. Scribere et legere simul, dictare et audire solitum accepimus. Epistolas vero tantarum rerum quaternas pariter librariis dictare, aut si nihil aliud ageret, septenas (Plin., 7, 25)
5 Aurelia, de la famille des A. Cotta, sœur ou proche parente des trois Cottas, contemporains de César, était une femme distinguée. Elle avait dirigé avec le plus grand soin l'éducation de son fils (Tacit., de orat. 28). Elle vivait encore au temps de la guerre des Gaules.
6 Julie, la femme de Pompée, morte en 671.
7. Gaius-Matius Calvena (vers 670-730), l'un des plus intimes amis de César. l'un de ses «nécessaires» (necessarius, Cic., ad fam., 11, 27), et sans contredit le plus désintéressé. Se tenant en dehors de la politique, il n'eut qu'un but, la pacification, la réconciliation et le pardon. Il fut le bon génie et le Mécène du premier des Césars. Les contemporains lui rendent à cet égard un éclatant et honorable témoignage: te et non suscipiendi belli civilis gravissimum auctorem fuisse et moderandæ victoriæ, in hoc qui mihi non assentiretur, inveni neminem (Cic., ad fam., 11, 27. — cf., 11, 28). D'ailleurs, homme instruit autant qu'aimable de caractère (suavissimus doctissimusque homo (Ad fam., 17, 15: — cf. Gell. 6, 6. 15, 25. Macrob. 1, 4). — A la mort de César, qu'il pleure sincèrement, il regarde que c'en est fait de Rome et de la paix, et défend la mémoire de celui qu'il y a danger de défendre. Il me rappelle les Politiques de l'école de notre chancelier L'Hopital. — Plus tard il meurt, ami d'Auguste (divi Augusti amicus).
Il avait écrit, dit-on, des mimes iambiques (Mimiambi); une traduction de l'Iliade, et même (mais l'identité de l'auteur est contestée) trois livres sur la cuisine et la confiserie (Columell., 12, 4, 21 et 44. — V. infra, ch. 12). — Matius appartenait certainement à l'épicurisme: dès lors quoi d'étonnant à ce qu'à ses heures il ait, voulu être aussi un Brillat-Savarin?
8. Il publia des études astronomiques (Astronomica).
9. Magno illi. Alexandro sed sobrio simillimus, dit Vell. (2, 41): quoiqu'on le voit dînant chez Cicéron lors de la visite qu'il lui fit, à la villa de l'orateur à Pouzzolles, au printemps de 710, dînant et buvant copieusement, après s'être dûment préparé à l'aide d'un vomitif: égZLxrw agebat, itaque edit et bibit &Seco; et jucunde (ad,Att., 13, 52). — Mais il ne faisait en cela que suivre un usage gastronomique du beau monde d'alors.)
10. Parlerons-nous de Servilia, sa première maîtresse et la mère de Brutus, de Postumia, de Lollia, Terlulla et Mucia, les femmes de Gabinius, Crassus et Pompée? Eunoé, la femme de Bogud, fut l'objet d'un caprice: mais, avec Cléopâtre, la liaison fut plus sérieuse et durable. Cléopâtre le suivit d'Egypte à Rome, où elle résida jusqu'après le meurtre des ides de mars, dans la villa de César, au Transtévère elle en eut un fils, nommé Césarion, qu'Octave fit tuer (Dio. 43, 27. — Cic. , ad Att. 15,15. — Suet. Cæs., 52). Rappelons le mot bien connu sur César: Omnium mulierum virum, et omnium virorum mulierem (Suet., 52).
11. Suet., Cæs.. 76. Dio., 44, 43. — Cf. Plin., h. nat. 11, 47
12. Caton disait que César seul avait marché, sans être ivre au renversement de la république (Suet., Cæs., 53).
13. Tous les témoignages littéraires, en effet, louent en lui l'ardeur et la force (vis), en même temps que l'élégante pureté (Cic. dans Suet., Cæs., 52.). — Tanta in eo vis est, id acumen, ea concitatio (Quintil. 10, 1; 114, 10, 2, 25; 12, 10, 11).
14. On cite d'ordinaire comme un exemple de tyrannie à la charge de César, sa querelle avec Labérius et le fameux Prologue où celui-ci la raconte (infra, ch. XII, le Mime): mais c'est là tout-à-fait, méconnaître et l'ironie de la situation et l'ironie du poète: sans compter qu'il y a naïveté peut-être à faire un martyr du faiseur de vers, apportant volontairement, après tout, son tribut d'hommages.
15. Dio. 43, 49. — Sueton. Cæs., 75. — Plut. Cæs., 57
16. Plut. Cæs., 37. — Sueton, 41

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