L'heure de s'enivrer

Hubert Reeves

« Plus on comprend l’univers, plus il nous apparaît vide de sens », écrit dans les Trois Premières Minutes le physicien Stephen Weinberg. Je le mets au défi de répéter ces mots en écoutant – comme je le fais en ce moment – les Noces de Figaro de Mozart.

"La musique, souvent, me prend comme une mer". Quand, avec Beethoven ou Wagner, je m’embarque pour une croisière, ces vers de Baudelaire quelquefois me reviennent en mémoire. Guidé par ces timoniers géniaux, charrié, bousculé par les lames profondes, je sens monter en moi un irrésistible sentiment d’exaltation et de reconnaissance pour la vie et l’univers qui l’a engendrée.
Les sons, les couleurs, les mots sont les alphabets des artistes. De leurs combinaisons naissent des émotions nouvelles qui nous révèlent en nous-mêmes des océans inconnus, des cavernes d’Ali Baba inexplorées. 

Il est difficile d’imaginer qu’il y a trois siècles à peine les œuvres de Bach, de Haydn, de Schubert, les tableaux de Turner, de Monet et de Van Gogh n’existaient pas.

Il faudrait célébrer leur apparition comme autant de révélations des merveilleuses potentialités de la matière primordiale.

Grâce au labeur des artistes, la réalité acquiert de nouvelles dimensions, l’univers gagne en splendeur et en richesse. Des voies nouvelles s’ouvrent pour transformer les moments de notre existence en instants d’exultation.

Sur un poster, Baudelaire me regarde. Dans ses yeux douloureux, je lis un message ; celui du Spleen de Paris :
« Si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « il est l’heure de s’enivrer ! » Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! » 

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu : à votre guise. Mais enivrez-vous !

(Hubert Reeves, L’Heure de s’enivrer, L'Univers a-t-il un sens ? Livre dédié à tous les "coeurs tendres qui haïssent le néant vaste et noir")

 

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