Ingres ou le dessin contre la couleur

Alain
En commençant ici une préface à l'admirable collection de photographies que nous allons trouver, je ne vais pas me priver de citer l'axiome bien connu : « Le dessin est la probité de l'art. » J'en tirerai seulement cette conclusion qu'Ingres était un peintre en qui le dessin était quelque chose ; et c'est d'ailleurs bien connu ; il tira presque autant d'argent de ses admirables portraits à la mine de plomb que de ses célèbres portraits à l'huile. Et voilà une sorte de contradiction. Mais je sais que, pour tirer quelque chose d'une contradiction, il faut d'abord la pousser à fond. Là-dessus je sais deux choses, la première est que la couleur efface le dessin ; la deuxième est que le dessin combat toujours la couleur.

Cela sera évident si vous considérez les deux gestes du dessinant et du peintre, si profondément différents : le premier tire des lignes ; le second pose des touches. Sur ce sujet, bien caché, je trouve un aveu dans les Pensées d'Ingres sous la forme d'une règle qu'il a donnée à ses élèves, et qui étonne. La couleur, dit-il, ne doit pas être déposée le long du contour, mais sur le contour. Où l'on voit clairement que la couleur détruit le dessin. Je ne veux pas dire qu'Ingres pensait à de telles choses ; mais je dis qu'il les faisait telles. Et cette séparation, cette opposition, je veux la nommer la pensée d'Ingres.

Un grand tableau d'Ingres contient toujours une région où règne la ligne, et à l'opposé une région de fortes couleurs assez sombres et surtout fermement modelées de façon qu'on puisse voir que la couleur a triomphé du dessin. Comme ces nuances ne sont pas toujours faciles à saisir, je signale trois tableaux instructifs à cet égard qui sont jésus enseignant les docteurs, Le rêve d'Ossian et Les ambassadeurs d’Agamemnon.

Je sais, par une courte expérience de la peinture (expérience d'ailleurs sans succès), que le peintre est de tous les hommes celui qui se soucie le moins de ses idées. J'ai cité souvent, je veux encore citer une sorte d'axiome : « Le peintre ne doit méditer que le pinceau à la main », axiome que j'ai trouvé, comme tant d'autres profondes idées, dans Balzac. Je renvoie le lecteur à une nouvelle certainement trop peu lue, et qui a pour titre Un chef-d'œuvre inconnu. Je crois que l'on n'a rien écrit de plus complet sur la peinture.

Ainsi quand je me demande à quoi pensait Ingres quand il représentait quelque grande scène d’Homère ou de l'Écriture, quand je me demande cela, je le sais, pourvu que je distingue, ce que chacun peut faire, le royaume du dessin qui occupe le centre et s'enfuit vers le haut, et la base formée de couleurs épaisses qui produisent plastiquement des formes peu remarquées mais qui portent l'œuvre et la relient à la nature. Quand je dis que c'est là sa pensée, je ne veux pas dire qu'il y pensait, mais que son pinceau allait tantôt modelant, tantôt effleurant des lignes claires et légères ; et telle était sa pensée ; sa pensée était toute dans l'action de peindre et sa réflexion toute dans la retouche. Et si dans n'importe quel peintre, on ne retrouve pas une opposition de ce genre et une pensée peinte (et qui mûrit dans le tableau, par une dialectique réelle), c'est qu'on se résigne à traiter de la peinture en littérateur, c'est-à-dire à y chercher seulement une pensée parlée ; ce qui est à côté.

J'invite le lecteur à méditer sur la nouvelle de Balzac plus haut citée, pour qu'il y prenne le modèle de ce qu'on peut dire de la peinture quand on n'est pas capable soi-même de peindre la peinture. Je ne suis pas au bout de l'idée ; au contraire, je la vois s'étendre, et c'est pour moi le signe qu'une idée est vraie. Il n'y a point d'autre critérium de la vérité que la lumière même que la vérité projette sur les profondeurs humaines.

Évidemment Ingres adorait le dessin. Évidemment il aimait la peinture. Cela lui faisait deux Dieux qui ne s'accordaient pas. Je veux rappeler ici quelques notions assez cachées. Il n'y a pas de lignes dans la nature ; le dessin est de l'homme. Cette idée est présentée au cours de la nouvelle de Balzac. Plus vous y penserez, et mieux vous comprendrez qu'une forme humaine n'est pas limitée par des lignes, mais bien par des surfaces tournantes, si je puis exprimer ainsi le relief qui s'enfuit derrière la toile, mais que la main pourrait suivre dans l'objet. Nous croyons contempler, mais nous ne cessons de prendre et nous ne cessons de faire.

À partir du moment où l'artiste tient la forme enfermée dans la ligne, il faut que la couleur se soumette, et cette victoire de la ligne est sensible aux yeux dans les nus si célèbres d'Ingres dont la célèbre Source est le type. Alors la forme féminine prend une signification idéale et pure, qui étonne le spectateur. Ce caractère est le plus frappant dans la peinture d'Ingres ; mais il n'est pas le seul. L'autre caractère se trouve dans l'humanité plus lourde et plus épaisse qui borde les grandes œuvres comme un public peint. Cela est notre portrait à tous, plein de force et de génie, plein de matière aussi et exprimant des passions plus fortes que subtiles. Le lecteur s'en rendra compte en parcourant les reproductions qui suivent. Par un hasard qui ne doit pas étonner, il se trouve que ces parties confuses (comme sont les foules) sont grossies dans les détails qu'en donne heureusement le photographe, et que je vous engage à explorer. Reportez-vous au tableau de jésus enseignant. Ici la forme humaine éclate en quelque sorte et parle haut par un profil jeté vers le spectacle et souvent aussi par une main crispée, ou un pied fortement appuyé. Ce sont les acclamations de ce peuple. A mesure qu'on cherchera dans ces détails on trouvera les traits d'un incroyable réalisme. Je signale, dans les études non mises en tableau, un buste d'homme plein de force et de relief Cette peinture est véritablement violente. Ici parle la nature, qui s'oppose si bien aux formes nues, qui d'ailleurs règnent sans discussion par leur sécurité, par leur sérénité, sur ce peuple sombre et plein de relief. J'ai appris récemment, d'un ami qui a beaucoup navigué, que ce que nous appelons l'odeur de la mer est très réellement l'odeur de la terre, telle qu'on la sent sur le navire et presque avant que la terre soit en vue. Odeur sauvage, d'algues marines, de coquillages et de vase marine. C'est par là que l'une des deux natures, celle du blé, celle du village et de la ville, se révèle à l'autre nature, qui est de vagues, de courants, de bancs de sable et de profondeurs, sur laquelle l'homme essaie son action au moyen du bateau, qui est la plus ancienne des machines. On comprend bien que l'artiste ne doit pas ignorer cette autre nature qu'il n'a point faite, et, bien mieux, qu'il doit s'y reconnaître ; car lui aussi il est matière et passion ; et c'est même par cette force, fille de la terre, qu'il arrive à arracher de la nature ces visions quasi platoniciennes, et ces visages nus qui participent à la naïveté des formes et expriment aux hommes des pensées qu'ils voudraient avoir et tout le trésor des civilisations.

Heureux celui qui, au retour d'un long voyage, salue d'abord d'après l'odeur retrouvée sa patrie terrestre et apprend ainsi à l'aimer à travers cette odeur sauvage, comme s'il reconnaissait son propre génie. C'est tout à fait ainsi qu'Ingres reconnaît l'épaisse et lourde humanité par les yeux ingénus de ses déesses presque immatérielles. Prenez comme exemple la toile de jésus enseignant les docteurs, et au delà des docteurs reconnaissez une foule attentive et émerveillée. Cette double découverte, de la beauté idéale dans le réel, et du réel vigoureux dans la beauté idéale et comme sa base, telle est la pensée d'Ingres, pensée sans paroles. En considérant aussi, outre les toiles que j'ai citées, Le vœu de Louis XIII, vous trouverez tous les degrés, depuis les formes angéliques presque sans matière jusqu'aux belles filles de la terre, vêtues de pudeur, à mesure qu'elles s'approchent de la terrestre bordure.

Ingres n'a pas beaucoup parlé. Ce serait une erreur de croire qu'il n'a pas beaucoup pensé. Tout génie est d'esprit et découvre un nouveau monde. Nous voilà maintenant initiés à la peinture, c'est-à-dire à une pensée étrangère à nos paroles, et inexprimable, et même invisible, enfermée qu'elle est dans 1'œuvre même.

II


J'ai encore à dire sur le portrait. Pour commencer je rappelle l'idée hégélienne, que l'essentiel de la peinture c'est le portrait. Cette idée, neuve en son temps, a été depuis amplement vérifiée.

Je veux, après cela, revenir au dessin. J'ai proposé autrefois cette idée que le dessin exclut le portrait. On dira : « Mais qu'est-ce qu'un portrait ? » Et c'est là qu'il faut regarder. Ma première idée était sans nuances ; alors mes meilleurs amis, et habiles justement au dessin, me firent là-dessus une très vive résistance, à laquelle je ne m'attendais pas, et citèrent des exemples parmi lesquels auraient pu se trouver les fameux portraits d'Ingres, à la mine de plomb. En revanche, j'avais raison dans mes analyses du pastel, qui est bien clairement dessiné par le geste, et qui ne peut montrer un seul portrait véritable. Aussi, revenant sur mon idée (l'analyse du dessin), je n'étais pas disposé à l'abandonner ; car il s'agissait de principes, ou, comme j'aime à dire, de concepts. Hors des concepts, je ne puis rien comprendre au tumulte des opinions humaines. Il m'est pourtant resté l'idée d'une transaction ; il fallait nuancer. D'où je vins à considérer deux espèces de portraits, l'un qui est de dessin, et qui retrace fort bien un caractère et des actions. Mais l'autre, le portrait peint, que peut-il ajouter ? Simplement l'histoire. Un caractère est tout ce qu'il est, dans le présent ; l'homme s'est élagué et simplifié, il s'est instruit. Mais il n'en est pas moins vrai que son passé survit dans son caractère. Un vrai portrait peint représente toute une vie superposée à elle-même. Et c'est dans ces nuances de l'âme, qui comprennent non seulement qu'elle est approuvée (le caractère) mais aussi qu'elle est aimée (tout le reste), c'est dans ces nuances de l'âme que triomphe la couleur. Hegel disait qu'avec le portrait la peinture avait pour objet la subjectivité infinie ; je demande excuse pour ces mots barbares qui expriment très bien ce que je crois la plus grande conquête de la peinture. La subjectivité c'est l'ensemble d'une conscience (souvenirs, habitudes, etc.), et on peut la dire infinie par ceci que toute conscience nie sa propre fin, que le fait de conscience implique des droits pour tout l'avenir, en ce sens que tout ce qui a été vrai pour lui est à jamais vrai en lui ; même ses erreurs sont de lui. Le Moi est un être singulier qui enferme en lui sa propre histoire, et qui se prépare à tyranniser l'avenir. Concevez le portrait de Bonaparte jeune homme ; tout y est, le despotisme, la victoire, le couronnement, et tant de jugements, et tant d'actions!

Vous admettrez peut-être, ami lecteur, qu'il faut la couleur pour cela. Mais que fait la couleur ? Par la technique, par la superposition des touches, il faut que cette couleur efface le dessin. Trop de choses se passent dans le portrait, la couleur peut les fondre, la ligne ne le peut point. La ligne doit choisir. Aussi dans les beaux dessins (ils abondent dans Ingres), vous remarquerez que la ligne n'hésite jamais ; elle choisit, et change ainsi le présent et aussi l'avenir du portrait dessiné. Il y a dans la ligne un choix qui engage. Et je suis tenté de donner tout son sens à l'expression probité de l'art. Cela signifie une obligation de l'ordre moral, une sorte de serment. Oui. Qu'est-ce donc que la probité en nous ? C'est quelque chose qui jure de régner sur la nature. Comme la probité est une loi dans la vie, la ligne est une loi dans le portrait. Gare à qui se trompe ; il est condamné aux retouches impossibles. Au lieu que, dans la couleur, la retouche est toujours possible, et mieux encore continuelle par le lent travail qui se fait dans les couleurs. J'ai connu un peintre qui disait souvent, d'une étude ou d'un tableau : « Ce n'est pas assez peint. » C'est qu'alors il n'y trouvait point ce tissu incomparable dont on voudrait dire que toutes les couleurs y sont réunies. J'étais préparé à comprendre cette remarque, ayant fait l'expérience que, par exemple, le vert d'une prairie, qui semble uniforme, se réalise souvent par des retouches continues vert sur vert, sans aucune pensée. J'ai trouvé cette idée dans un esthéticien de valeur, qui voulait expliquer que le principal de la peinture est une retouche d'après l'Oeuvre et non pas d'après le modèle. Cette idée a, je crois, de l'avenir.

Voyez donc à quoi j'aboutis. Le vrai portrait (supposé), le portrait de Talleyrand, est un fait de couleur, une pensée de couleur réalisant l'axiome de Balzac : « Le peintre ne doit méditer que le pinceau à la main. » Et si j'ai pu rassembler ici une lueur de vérité, je conclus que je ne m'intéresse pas aux polémiques sur la couleur. Au reste la nouvelle de Balzac dont il s'agit, offre plus d'un exemple d'une peinture accompagnée de discours (sur la couleur des ombres ; sur le modelé des contours) et finalement Balzac termine par l'épisode dramatique de la Belle Noiseuse. Le peintre qui croit l'avoir achevée découvre d'après les propos des deux autres (Porbus et Poussin) qu'il n'y a rien sur sa toile, sinon une superposition informe de touches, résultant d'un long labeur ; c'est pourquoi il brûle ses toiles et se tue. Ce qui fait comprendre que s'il y a des toiles trop peu peintes, celle-là du moins est trop peinte. Cet excès fait comprendre, il me semble, une des puissances de la peinture. A force de retoucher on détruit, ce qui est bien la perte du dessin.

Par ce développement assez pénible, je fais du moins comprendre comment j'entends que la couleur détruit le dessin, et que je voudrais ne prendre jamais pour une idée de peintre que le mouvement même du pinceau. Rêverie en action et qui fait savoir ce que c'est que l'imagination créatrice et cela par son contraire, l'imagination destructrice.

Il me reste à signaler, à ceux qui prendront la peine d'observer nos admirables photographies, d'y rechercher les traces d'une lutte continuelle entre le dessin et la couleur et qui rendra clair le secret des portraits peints d'Ingres. Toutefois j'avertis que la ligne et la couleur n'y sont pas rangées en bataille. La lutte se fait par parties très petites, et il faut la deviner toujours, car je dirai, après Hegel, que cette lutte indivisible n'est autre qu'une dialectique toujours cachée, et qui se continue dans le tableau même, de façon que les portraits peints d'Ingres prennent réellement de l'âge ; en sorte que le personnage l'emporte sur le dessin de son caractère momentané ; ce qui, à considérer les masses, relèguerait ce portrait dans la foule des assistants. Toutefois le portrait isolé reste mystérieux ; quelquefois j'aperçois que c'est la robe qui fait la revanche de la couleur par un luxe insensé de lignes de couleur dans la draperie ; on ne peut deviner ainsi que la pensée du peintre et non celle du modèle. Il faut poursuivre encore, jusque dans l'expression du visage, toujours cette même lutte, qui se fait par un genre de modelé, qui, en prétendant retrouver la forme, efface la couleur sous la couleur même, et exprime une âme toute simple, immuable (ce qui convient à la femme et devient parure). Je me borne à indiquer ce moyen d'analyse. Il faut, en somme, il faut toujours, que l'art soit soumis à la nature, et c'est ce qui fait la vie, vie comme suspendue, et qui retient son souffle ; telle est l'idée d'un portrait peint par Ingres ; il est toujours sur le point d'être tout âme, ce qui est un péril. Et pourtant la couleur ici sauve l'être et fait presque exister le dessin. De là une uniformité bien remarquable d'expression entre les portraits d'Ingres. Dans ce qu'on appelle Pensées d'Ingres, rien de tel n'est exprimé ; et, s'il en était autrement, ce serait Ingres en discours, non point Ingres en action. C'est lui-même alors, qui risquerait d'être tout âme. Mais, heureusement, il avait ses passions propres, qui étaient corps et nature, comme toutes les passions. Rien n'est plus caché qu'un peintre. Il faut deviner ce travail effrayant qui ramène sans cesse la réflexion à la retouche, qui doute par le pinceau, qui se force à peindre et repeindre. En dehors de cet art, il n'y a pas beaucoup d'exemples de gouvernement de soi. La peinture est non seulement d'esprit, mais surtout de volonté et de serment à soi. Le peintre fait aisément figure de tyran ; il n'admet ni la discussion ni le conseil. Ainsi pour Ingres. D'où beaucoup d'ennemis. Tel est le prix d'une si belle certitude de soi. Ainsi s'expliquent un long règne et une fidélité des partisans.

Mais je ne dois pas hésiter à conduire l'idée jusqu'au bout. Je m'inspirerai des belles pages de Hegel sur la musique et sur la peinture. La musique, dit-il, est le plus pur des arts, celui qui est le plus près de l'esprit ; puisque nous voyons que cet art refuse toute sorte de matière, non seulement d'espace mais de temps. La musique est sans matière, à ce point que le bruit, seulement identique, le son, est déjà musique et même toute la musique. Par cette vue sommaire sur le plus haut des arts, nous ne pouvons plus méconnaître la peinture, qui, au contraire, doit être mise au premier rang des arts. Car il ne faudrait point croire à une infériorité de la peinture, quand nous la voyons dédaigner le relief, et se contenter de la surface. Là est son triomphe, et alors il apparaît que la peinture ne vise pas au trompe-l'oeil. Les anciens louaient Zeuxis et Apelle comme ayant tous deux su tromper, le premier tromper les hommes par un rideau si bien peint que chacun était tenté de le soulever ; le second tromper les oiseaux par la peinture de raisins que tout oiseau venait becqueter. Les anciens, en cela, se méprenaient sur la peinture, qui, au contraire, n'essaie jamais de tromper, mais plutôt, par la seule surface colorée, prétend nous instruire sur les secrets de l'homme. Pensons ici à ce que devait être le regard d'Ingres peignant un portrait. L'ayant d'abord réduit, par le dessin, à une surface plane, il l'interrogeait alors ; il refusait le signe des reliefs expressifs ; il voulait n'exprimer que par la couleur, sachant par son expérience que la couleur, seulement étalée sur un plan, dépassait de bien loin, en puissance d'expression, le dessin, la gravure, et tous les arts, qui, réduits à la surface plane, prétendraient reconquérir une troisième dimension. Il s'agit ici, pour le peintre, d'une autre ressemblance, la ressemblance non du portrait avec le modèle, mais celle du portrait avec lui-même. Il cherchait donc le secret de son modèle, et l'apparition à ses yeux de son modèle véritable était justement l'expression profonde du modèle, ce que le peintre cherche toujours. Aussi la surface colorée était sur le point de parler en son langage comme elle le devait ; la peinture était alors d'esprit, ou voudrait dire presque musique.

Il est trop clair qu'Ingres et ses contemporains n'avaient point l'idée de la nature morte. Ils n'en avaient pas l'idée, mais ils en avaient la pratique, par la puissance d'expression qu'ils trouvaient aux plis d'une robe. C'est par une vue profonde sur la peinture qu'Hegel parle alors de la nature morte, comme d'un genre non négligeable ; mais c'est trop peu dire, comme de la peinture en soi, chose que les modernes comprennent à présent. Et le plus beau c'est que, dans ce même passage, Hegel, analysant cette beauté que peut avoir une simple couleur réduite à elle-même, la nomme pureté. Nul doute que cette expression étonnante ne convienne aux plus fameux portraits d'Ingres, car la pudeur est en tous, et c'est le miracle propre à Ingres d'avoir évoqué alors et même fixé un sentiment qu'on n'attendait point. Ici, cet homme plein d'autorité gouverne son modèle, et nous-mêmes, spectateurs, il nous forme, et marque ainsi un très grand moment de la peinture. Ces remarques, que le lecteur suivra aisément, j'espère, nous font comprendre ce que peut être une décadence de la peinture, malgré le talent qui se marque par la composition et le dessin. Mais le génie du peintre s'en tient à la couleur et à la couleur seule : c'est par la couleur que l'esquisse devient œuvre, et efface l'apparence par une réalité propre à la couleur. On retiendra qu'Ingres, ce peintre de génie, ne pouvait pas aimer médiocrement la peinture et ne s'exprimait qu'en peinture, dépassant ainsi littérature, psychologie et autres vaines ambitions. On peut donc dire qu'après Ingres la peinture ne pouvait plus oublier sa haute destination. Je pense que cela suffit pour éclairer la polémique entre la couleur et le dessin ; car cette opposition est dans tout peintre, et fait le peintre, en l'obligeant à la surmonter. Bien longtemps, on essaiera de résister à ce maître exigeant. Ingres serait inexplicable, si, faisant à mon tour le portrait d'Ingres, je n'entrais un peu plus dans les consciences de ces sortes de rois qui nous disent : « Voilà comme je vous veux, donc vous êtes ainsi. » Cette empreinte du pouvoir reste marquée sur ces modèles ; ils ont obéi et ils ont l'ordre d'être contents. « Nous voulons bien, disent tous ces regards, mais nous gardons aussi le droit de nous moquer aussi du maître. »

III


Je suis amené tout naturellement à traiter du nu, c'est-à-dire de la pudeur. Je dois suivre encore cette idée, car elle est bien de mon sujet. Autrefois, j'ai osé traiter d'un sujet redoutable, non pas en soi, mais parce qu'on y rencontre la plus parfaite hypocrisie. J'avais soutenu, par des raisons que le lecteur devinera, que le portrait nu était une impossibilité. Jugez, si je viens droit à Ingres, qui a osé de tels portraits. J'ai signalé plus haut, comme lieu de conflits, le tableau des Ambassadeurs d'Agamemnon. J'y reviens volontiers ; il y a déjà longtemps que j'ai lu dans l'Iliade ce beau récit, où l'on voit qu'Achille danse pendant que Patrocle joue de la lyre ; manière éclatante d'oublier les soucis de ses compagnons d'armes. Dans cette scène que j'ai trouvée, en image, aussi parfaite que je la désirais, les nus sont des portraits et expressifs. Reportons-nous aux portraits nus d'Ingres. On lit au visage une expression qui équivaut à peu près au refus d'expression. Que disent-ils ? Nous retrouvons dans tous ces yeux l'expression uniforme d'une négation, d'une indignation, dirais-je presque. Ces yeux refusent d'être spectateurs, et aussi d'être spectacle (car c'est là, la double merveille des yeux). Cette sorte de viol qu'on leur fait subir, témoigne même contre la Providence ; et l'on tirerait aisément de là une preuve anti-ontologique, une preuve que Dieu n'existe pas. Je vois paraître cette étrange théologie dans le célèbre Partage de Midi, de Claudel, aujourd'hui loué par toute la critique. Car cette femme terrible sait bien dire des choses comme celles-ci : « Si je suis belle, ce n'est pas ma faute. » « Si la femme a été faite comme elle est, c'est bien pour troubler l'homme le désarmer, l'importuner. Il faut bien que la femme fasse ce pour quoi elle a été faite... » Il faut donc pardonner à la femme. Mais alors comment pardonner à Dieu ? Il se trouve cette violence à la fin du Partage. Or je cherche l'humain là-dedans. Et je ne trouve que l'inhumain. Il est clair que l'auteur s'étonne de sa propre création. Or cela me paraît faible et hypocrite. S'il est un parti que nous devons prendre c'est de voir l'humanité comme elle est, sans quoi la connaissance de soi n'a point de sens ; ni de franchise. Puisque Claudel pardonne à Dieu (c'est son état de catholique) voici alors le dernier article de la doctrine jésuitique. Je ne prends pas en mal ce mot qui n'est au fond qu'un immense pardon à l'homme et à la femme, dernier refuge aussi contre l'orgueil. J'admets cette vue de l'humain, et je crois qu'elle ne dépeint pas mal un homme comme Ingres.

Sur la question de la pudeur féminine, qui est posée dans tout atelier, il passe vite, j'imagine, il trouve que c'est peu de chose en regard des grands intérêts de l'art. Remarquez que, dans la nouvelle plus haut citée, Balzac pose directement le problème du modèle nu, puisque nous voyons la maîtresse de Poussin se résigner avec larmes à poser devant Frenhofer, pour l'achèvement de La belle Noiseuse. Et Balzac se satisfait, comme tant d'autres, des raisons qui font la pudeur si petite devant la gloire de l'art et l'intérêt de toute la civilisation. Vous trouverez cette philosophie très librement exprimée dans Un chef-d'œuvre inconnu.

Faut-il se faire jésuite, je veux dire faut-il sacrifier l'idéal au fait ? J'aime à citer, sur cette question (qui est celle de la Révolution) le mot que m'a dit finalement mon ami le Syndiqué. Il a laissé éclater une opinion (un sentiment) qui m'a transpercé. Voici ce qu'il m'a dit : « Oui ! Vous autres intellectuels, vous ne considérez que la Vérité. Eh bien ! Continuez puisque c'est votre rôle. Pour nous syndiqués nous voulons d'abord la justice. Nous nous en chargeons ; mais nous savons très bien que la Vérité est plus forte que la justice. » Devons-nous tout sacrifier à justice ? Sommes-nous donc si parfaits ? Je ne le crois pas et il s'agit de se prendre comme on est.

La Vérité est plus forte que la Justice! Voyez comment la preuve contre Dieu se tourne pour finir en une preuve pour Dieu. Moins bon qu'on ne croyait ? Mais il ne nous a rien été dit. L'erreur fut d'estimer la Justice supérieure à la puissance. La puissance est l'Attribut premier de toute divinité. Il faut a un sens de force.

Ainsi va Ingres d'un tableau à un autre, poussé par les Dieux. C'est un ami du gouvernement comme on le voit dans ses Pensées. C'est pourquoi, parmi toutes ces femmes, il ne trouva pas, autant qu'on sait, une seule aventure. Il n'était pas homme à ne pas craindre cette pudeur qu'il représentait à vif. Il fut bon époux. Cela répond-t-il à tout ? Le syndiqué répète : « La Vérité est plus forte que la justice. »

Oui. Mais la Vérité du mariage est-elle acceptable ? Balzac a posé la question, une fois, dans une longue nouvelle qui a pour titre Honorine, et qu'on ne peut lire sans une sorte de terreur. Car cette Honorine en mourra, de ce problème ; et le comte Octave, le mari, n'est guère moins que mort. Camille Maupin demande à son sujet : « Connaît-il sa position d'assassin ? »

J'ai toujours pensé que Balzac est plus qu'un romancier et plutôt une sorte de voyant. Lui aussi écrivait, écrivait ; de même que Ingres peignait, peignait. Et tous deux ont exprimé des choses à ne pas dire. C'est à prendre ou à laisser.

La solution religieuse, celle de Claudel, a quelque chose de violent ; c'est pourquoi le parti opposé est révolutionnaire. Tel est le drame de la conscience : il faut être révolutionnaire ; et c'est pourquoi on ne veut point l'être. Comprenez-vous enfin Pudeur contre Impudeur, et la même fureur des deux ? Tel est le regard nu.

IV


J'arrive naturellement à la composition qui est si bien de mon sujet. La Composition, c'est le Dessin même. Celui qui trace une ligne commence par finir. J'entends qu'il veut savoir où il va, ce qui est composer. Parmi les pensées d'Ingres, j'ai trouvé ce conseil à ses élèves : « Une petite demi-figure de trop peut gâter une grande composition.»

Tous les tableaux d'Ingres sont des exemples de composition. Les parties sont gouvernées par le tout. Nous avons remarqué déjà qu'Ingres était doué pour gouverner. Aussi aimait-il la lutte et la victoire ; et nous le voyons, dans ses Pensées, triompher sans modération d'un rival mort avant lui.

Cette sorte d'impérialisme tient à la couleur. Car si, d'un côté, comme on l'a vu, le dessin gagne sur la couleur, on ne peut pas ne pas voir que la couleur réagit en recouvrant le dessin, comme il est évident dans la bordure humaine des tableaux. J'ai dit qu'une des Pensées les plus étonnantes d'Ingres, était que la couleur ne doit pas être posée le long du contour, mais sur le contour. Ici nous trouvons l'aveu que la couleur détruit le contour par un modelé de lumière et d'ombre (l'ombre étant toujours couleur). Nous surprenons ici le peintre « méditant, le pinceau à la main ». Car il pense ce qu'il fait et il ne pense rien d'autre. Voilà en quel sens il y a plus de pensées dans ses grands tableaux que dans ses portraits. Seules ces foules sont égales au problème qui est toujours au fond de représenter la société à elle-même en y faisant la part de l'Idéal, qui gouverne par la ligne, et du réel, qui résiste par le volume. Cette opposition se retrouve dans tous les portraits de cérémonie ; on surprend alors tout le travail du pinceau qui dessine et du pinceau qui touche et recouvre. Vous trouverez dans les détails grossis deux mains qui sont bien éloquentes, car elles sont comme détruites par le modelé, mais la ligne y triomphe encore. Ce sont des conversations du peintre avec lui-même.

Mais enfin, à quelle conclusion vais-je ? Le lecteur remarquera que, dès le commencement et toujours, je vais de conclusion en conclusion, de façon que j'efface sans cesse quelque chose, je veux dire le contour de l'idée, toujours trop abstrait. J'ai voulu, autant que les mots le permettent, faire le portrait peint du peintre. Il se peut qu'un portrait d'âme ne soit jamais fini. Un des bienfaits de la réflexion est de voir s'ouvrir le progrès et de ne pas le craindre.

Est-il vrai, comme on l'a dit, que l'impressionnisme soit une victoire de la couleur, et que le cubisme soit une sorte de retour à Ingres sous le commandement du dessin ? je n'ai point de goût et je n'ai point de preuves pour ces généralisations hardies. Je veux seulement m'être préparé à les comprendre. Et cette philosophie de l'art est aussi, comme on l'a entrevu en passant, une philosophie de l'action, car l'action (qui est politique) ne change guère qu'en recommençant toujours son pénible modelé. Je pense avoir chemin faisant assez rendu hommage au grand art de la peinture et à la fois à toutes les pensées sans paroles, qui sont si précieuses. Car il y a une sorte de lutte aussi entre la parole et la pensée, ou, si l'on veut entre la pensée et le sentiment. D'où je ne tire point qu'il faut être tout sentiment. Pascal l'a dit : « Ni ange ni bête », et notre ami Maurois en a fait le titre d'un roman que j'aime beaucoup, peut-être parce qu'il a plus de couleur que de dessin.

Me voilà revenu à la critique littéraire, qui fut toujours mes amours. Mon idée, comme j'ai dit souvent, est de réintégrer la prose dans les Beaux-Arts. Je ne veux point dire la prose du critique d'art. Non. Mais la prose qui est elle-même peinture à sa manière comme on voit dans Stendhal, dans Chateaubriand, dans Proust, et, pour notre plaisir, en beaucoup d'autres. J'ose dire à ce sujet que la peinture a beaucoup agi sur le style des écrivains ; il s'agit toujours de recouvrir un contour. Le bonheur d'écrire est là : et le bonheur de peindre aussi.

Je me souviens que, quand je commençais quelque pochade, c'était d'abord assez beau mais cela ne durait pas longtemps. Le bon ami qui fumait sa pipe à mes côtés n'arrivait pas, hélas! à m'empêcher de perfectionner mon travail. Il est probable que je détruisais quelques contours. Le mieux était, il me semble, quand je n'avais pas de contour à détruire. Je me sentais alors impressionniste, mais je ne le restais pas. Pourquoi rester ? Nous sommes nés pour le mouvement. Notre vie est ouverte sur de grands espaces.



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