Hors d'âge: Arthur Buies

Hélène Laberge

HORS D’ÂGE, Arthur Buies, 1840-1901

Genèse de cet article : Indignée par la façon caricaturale dont la récente production de l’œuvre de Grignon à la télévision de la SRC 1 a présenté en ce début de janvier 2016 l’amitié du grand journaliste d’Arthur Buies avec le célèbre colonisateur du Nord, Antoine Labelle, connu sous le nom familier du  curé Labelle, je me suis replongée dans la remarquable édition critique des Chroniques d’Arthur Buies, que Francis Parmentier, alors professeur à l’université de Trois-Rivières, a publiée en 1986, aux Presses de l’Université de Montréal.

 

  • Francis Parmentier a rétabli de façon définitive le véritable visage de Buies, le plus grand écrivain de son siècle.(RÉF) :  «Satire politique, analyse sociale, réflexion philosophique, les chroniques d’Arthur Buies sont à la fois d’authentiques textes littéraires et de précieux documents pour l’histoire et la sociologie. Buies y donne libre cours à ses dons de conteur et de polémiste. Incisif, narquois, alerte, moqueur, il est le moins sérieux des hommes et notre écrivain le plus grave.» (texte de présentation des Chroniques I). Le Soleil, un journal de Québec en date du 4 février 1901 le présente comme «le plus élégant écrivain français que le Canada ait produit» Et Charles ab der Halden, professeur à l’éÉcole normale de Lyon, dans une lettre adressée à Mgr Hamel le 9 octobre 1906, écrivait :« Toute communication de votre part relativement à ce si curieux et si remarquable écrivain que fut Arthur Buies serait, je le crois, Monseigneur, précieux aux lettrés.»Correspondance 312 .

     À ce commentaire de Nadeau, j’ajouterais qu’un florilège des écrits de Buies devrait être lus en classe ou, sur la scène.Lus et non pas étudiés car son style si vivant mérite la parole.

    Mais qui était Arthur Buies? Fils d’un Écossais émigré au Canada ayant épousé Léocadie d’Estimauville, il naquit le 24 janvier 1840 à Montréal (Côte des Neiges). Un an plus tard, ses parents s’installent à Berbice en Guyane britannique et abandonnent leurs deux enfants (une petite Victoria était née en 1837) aux soins de deux grands-tantes, Luce Gertrude et Louise Angèle seigneuresses de Rimouski. La mère des enfants mourra en avril 1842 sans avoir revu ses enfants. «De ma mère dira Buies je ne connus que son tombeau, seize ans plus tard., dans un cimetière abandonné, à mille lieues de l’endroit où je vis le jour. Chroniques 385.

    Buies recevra une éducation conforme à son milieu social : études : il sera pensionnaire à 13 ans au collège de Ste Anne de la Pocatière (d’où il sera renvoyé) pui s au collège de Nicolet et au séminaire de Québec ou il fera sa rhétorique. Mais à 16 ans , il rejoint en Guyane son père remarié qui dirige une plantation de canne à sucre. Son père l’envoie étudier au Trinity College de Dublin. Il visite l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse et quelques mois plus tard ,contre la volonté de son père, il se rend à Paris. Soutenu financièrement par ses grands-tantes, il est pensionnaire au lycée impérial Saint Louis à Paris et y obtient des prix d’anglais, de conférence et de composition française l’année suivante. Là s’arrêteront ses études car il échouera quatre fois aux examens du baccalauréat! Il reste que c’est pendant ce séjour de six ans en France qu’il recevra selon son propre témoignage l’essentiel de sa culture. Chroniques 51

    À 22 ans, en 1862, rentré au Canada, il participe aux activités de l’Institut canadien  de Montréal, un premier engagement qu’il poursuivra toute sa vie. Il y donne une conférence intitulée : «L’Avenir de la race française en Amérique» et devient rédacteur au Pays. C’est l’amorce de sa carrière de chroniqueur dans divers journaux.


    À une époque où le journaliste faisait son apparition au Canada français, le plus souvent en payant de sa poche la publication d’un article, on est confondu d’admiration devant le courage, la ténacité déployée par Buies pour assurer la publication de ses chroniques  dans des conditions matérielles aussi éprouvantes que celles des défricheurs et agriculteurs du XIXe siècle. D’où ce chant de louange à l’égard d’un des journaux auxquels il collaborait : «(…) le Pays paie bien. Oui mes chers propriétaires vous payez royalement. C’est vous qui avez introduit dans le journalisme cette étonnante réforme qu’au lieu d’avoir à payer soi-même, comme jadis, pour insérer ses écrits, on en est payé lorsqu’ils en valent la peine. Soyez bénis. Et surtout, continuez.» Chroniques 167

     

    Ardent défenseur de la langue française, il écrira «une série d’articles intitulés « Barbarismes canadiens », où il relève nombre de tournures fautives utilisées couramment dans la langue parlée et dans les journaux : Il faut conserver à chaque langue son caractère propre, et ne pas la violenter par l’introduction de locutions étrangères, quand elle offre elle-même des mots qui rendent mieux l’idée qu’on veut exprimer » Jean-François Nadeau, op. cit..

     

    Voici comment le polémiste Buies  décrit les journalistes régionaux :: «Je me suis souvent demandé pourquoi les trois quarts des journalistes canadiens ne renchaussaient pas des patates au lieu de tenir une plume. À force de les lire je suis arrivé à en découvrir la raison; c’est que ces écrivains ne font pas la moindre différence entre une plume et une pioche.» Chroniques 286

     

    Et sur la publicité qu’on appelait alors réclame : «Je me suis amusé, ces jours-ci, à lire des annonces et des enseignes. Vous dire les trouvailles que j’ai faites est chose impossible; ce qu’il y a d’ineffabilités dans ce style est incroyable. ! L’annonce est un signe manifeste de la décadence des peuples. Que diraient les Peaux-Rouges, eux dont le silence est si éloquent, en présence de ces réclames patibulaires, bouffies, grotesques, qui remplissent un cinquième des journaux? Nous faisons montre de notre civilisation  et, pour la faire valoir, nous avons imaginé la réclame.»Chroniques 226 (Que ne dirait-il pas de l’invasion actuelle de la publicité)

    Son jugement sur le lectorat de son époque

    Comparant la diffusion des journaux dans chaque famille d’un petit village du Vermont à celle inexistante dans son propre pays, il écrit : «En Canada, le journalisme est la profession des hommes intelligents qui n’arrivent à rien, et ceux qui font des chroniques arrivent moins vite, parce qu’ils sont une espèce à part, beaucoup trop supérieure. Ici le journalisme n’est qu’un moyen; aux États-Unis, c’est une puissance. … Chez nous, c’est à peine si les grandes villes elles-mêmes peuvent sustenter des journaux de premier ordre.» Chroniques 155

    Et 150 ans plus tard, hélas! ce constat ne s’applique-t-il pas au Devoir ???

     Buies a eu un début prometteur… compte tenu de sa jeunesse. Mais tout le reste de sa vie sera une bataille continue pour assurer sa survie comme journaliste et infatigable observateur de la vie sous toutes ses formes. Ce libéral paiera cher sa totale liberté contre les conservateurs politiques et les ultramontains. Ses ennemis, dont certains évêques, nommément Mgr Bourget, ne réussiront pas à détruire son adhésion au catholicisme. S’il s’en éloigne, c’est à la façon des compatriotes cultivés, fondateurs de l’Institut canadien, qui défendront dans cette association libérale l’exercice de la pensée dans un climat de liberté. Buies pourra faire fond sur l’amitié que lui témoignera le curé Labelle. C’est lui qui offrira à Buies un poste de géographe pour recenser les territoires destinés aux futurs colons. C’est lui aussi qui l’accueillera lors de son retour au catholicisme qu’il décrira comme une conversion.  Plusieurs amis, dont le poète Louis Fréchette  et Alfred Garneau, le fils de l’historien François-Xavier, lui seront indéfectiblement fidèles.

    Comment il est devenu écrivain

    «C’est en 1871 que j’écrivis mes premières Chroniques. Comment cette fantaisie me prit ou comment cette inspiration  me vint, je ne le sais plus. J’ai bien rarement sur une heure après ce que j’écrivais une heure avant. Les Chroniques sont une œuvre de jeunesse, imprévue, fortuite, faite au hasard de l’idée vagabonde, un reflet multiple d’une vie qui n’a été qu’une suite d’accidents toujours nouveaux, de situations toujours inattendues et d’impressions qui, pour être extrêmement mobiles, n’en étaient pas moins souvent profondes et persistantes, malgré leur apparente fugacité. … Dans cet abandon rapide de mon esprit à ce qui s’en emparait rapidement, je goûtais d’exquises jouissances et mon âme débordante se répandait dans celle du lecteur.»Chroniques 484, 485

    Ses conseils (à méditer par les ministres de l’Éducation!)

    «On naît écrivain sans doute, de même qu’on naît artiste ou poète, mais personne ne naît avec l’intuition des règles de l’art ou du style…. Étudiez les maîtres. Pénétrez-vous de la clarté lumineuse du génie français, de la méthode et des procédés des maîtres. … Appliquez-vous avant tout  à avoir du bon sens. … Soyez simples, cela n’exclut ni le coloris,  ni l’abondance des images, ni l’éclat du style. » Chroniques 29

     

    Buies est surtout connu par ses analyses politiques et sociales et par ses nombreux voyages qui lui permettront de connaître à fond son pays et ses habitants. Mais son regard est souvent poétique; il a une vaste palette de coloris dans ses incessantes observations de la nature. En l’occurrence, dans la ville de Québec dans le passage suivant :

    «Enfin, voilà le franc et joyeux hiver qui s’annonce, l’hiver blanc et net, pur et sain. Cela date d’hier seulement, 29 novembre; cette année il y a du retard mais nous ne perdrons rien pour avoir attendu. Quelle journée que celle d’hier, et quelle vie et quel bonheur, quel entrain dans la rue Saint-Jean, à quatre heures de l’après-midi, heure des équipages, des dandies, des filles à marier, des paresseux et des chroniqueurs (…) quand toute la gente élégante s’y précipite par un temps qui rajeunit de dix années comme celui d’hier, c’est un hallali, une fanfare, un chassé-croisé enivrant , des figures jeunes et fraîches qui passent avec un sourire qu’on retrouve cinq minutes après en les revoyant; des matrones enveloppées de fourrures, qui s’abandonnent au glissement de leurs sleighs longs et dociles, un tintement de grelots sur tous les tons, sans vacarme, mais joyeux et heureux, le trot mis en musique.

    Tout se montre, tout se pare, éclate et pétille d’allégresse.

    Ah! de toutes les choses suaves de ce monde, il n’en est pas de comparables à une belle soirée d’hiver en Canada, sous la lumière égale et douce d’une lune sans rayons qui illumine l’espace entier de son regard. Qu’il est beau sous une éclatante nuit, sous un ciel blanc comme le lait, de regarder les longues raies des aurores boréales courir sur la neige éblouissante! … C’est l’heure où les rêves arrivent comme des flots pressés dans l’âme des poètes…Chroniques 356, 357

     

    Dans un autre climat , mais dans le même élan, sa jeunesse l’été à Kamouraska

    «Kamouraska est l’un des plus jolis et plus anciens endroits de la rive sud; les grands viveurs l’ont de tout temps illustré. Il y a quinze ou vingt ans, quand la rage des stations d’eau fashionables n’avait pas encore fait déserter nos plus belles campagnes, aller à l’eau salée voulait dire aller à Kamouraska. Aussi, quelles joyeuses et intimes familles s’y réunissaient tous les étés, et quelle bonne vieille gaieté fine et franche!» Chroniques 139

    «La fatigue nous était inconnue : nous vivions comme les sauterelles au milieu des riches moissons , semant et prodiguant partout notre inépuisable vie, insouciants, glorieux, fastueux parfois , quand les tantes n’étaient pas trop rétives, ingénieux jusqu’au prodige dans l’invention des divertissements nouveaux, et toujours jeunes. Oh! J’ai vu là des enfants de cinquante ans  qui pouvaient m’en revendre, plus frais, plus dispos, plus alertes que moi malgré mon exubérante jeunesse.» 136

     

    Ou encore, aventure moins heureuse à Tadoussac : s’y baigne-t-on de nos jours?

    «L’onde est trompeuse comme la femme; C’est pour cela qu’elle attire. Séduit par la limpidité attrayante de ces flots qui venaient mourir si amoureusement sur le sable, et brûlant de  me reposer de deux jours de voyage fatigant, je me déshabillai à la hâte et me précipitai à l’eau. Juste ciel! Dieux vengeurs! Je revins à la surface de l’eau comme un homme qui a le tétanos, le corps en deux, les pieds dans les oreilles. Et quelle tête! Comme l’échine d’un porc épic. J’étais tout horripilé; l’estomac me rentrait dans le dos et les muscles de mon visage dansaient la gigue. Une, deux; je me dilatai et je poussai les bras pour regagner la rive; mais j’avais une vingtaine de crampes dans les jambes. Ô ma patrie! Quel danger tu courus ce jour-là. Pourtant, par un violent effort et me secouant comme un chêne sous l’orage, je parvins à terre. Il était temps. Fontaine, je ne boirai plus de ton eau. 130»…

    J’arrivai à l’hôtel d’un trait. J’étais furieux; il y avait foule dans le vestibule, et partout, dans les galeries, sur le balcon, des femmes ravissantes qui me riaient au nez. Ces femmes étaient des américaines, je leur pardonne; il ne faut rien faire pour empêcher l’annexion.» Chroniques 131

     

    Ce serait altérer le visage de Buies de ne le présenter que comme un joyeux vacancier! Le polémiste lucide, terriblement lucide mais le plus souvent spirituel est omniprésent dans son œuvre :

    Le polémiste

    L’objet : Ayant subi l’influence déterminante du journaliste Louis Veuillot sur les Ultramontains québécois, Adolphe-Basile Routhier (l’auteur de notre hymne national) vient de publier un livre dans lequel il y a deux chapitres intitulés : Le rire des hommes et le rire de Dieu. (publiés dans le Nouveau-Monde).

    L’attaque: « Je suis furieux; les hommes sont devenus trop bêtes, même pour qu’on en rie. Il ne m’était pourtant resté que ce plaisir- là, à part celui de rire de moi-même, en dernière ressource….»

    «Le rire des hommes c’est celui qu’on éprouve en lisant les articles de M. Routhier sur les États-Unis. Le rire de Dieu, c’est le rire de l’Éternel en voyant le Nouveau- Monde (journal ultramontain, organe semi-officiel de Mgr Bourget) se donner comme son représentant. Ce dernier rire doit être parfois bien douloureux. …  Jusqu’à présent Veuillot s’était contenté de rire tout seul et n’avait pas fait la photographie du rire divin. Mais M. Routhier, écrivain de premier ordre d’après le Courrier du Canada est tenu d’être un chérubin et de rester devant le trône du Tout-Puissant pour le regarder rire. …Vous concevez; un homme qui sait comment Dieu rit, ce n’est plus seulement un prophète ou un inspiré; c’est un assidu de l’Olympe.»162 Buies lui suggère d’écrire un troisième chapitre sur son propre rire «qui doit avoir quelque chose de céleste par imitation et l’on y apprendrait comment rire dans ce monde-ci à l’instar des séraphins.» Chroniques 162

     

    Buies, les discours politiques et la tribune mécanique

    Vif et incisif comme il était, Buies était un redoutable auditeur de discours politiques. Ils lui ont inspiré l’invention suivante, hélas restée inopérante!

    «Ce qui prouve, écrit-il, que nous sommes dans une époque de progrès incontestable, c’est qu’on vient de faire la plus grande découverte à mon sens, une découverte exprès pour les parlements qui ont besoin, plus que toute autre institution, que le génie de l’inventeur vienne à leur secours. Cette découverte, c’est la tribune mécanique. »

    «Vous êtes dans une assemblée parlementaire. Le premier orateur inscrit se place à la tribune. Les autres, dans l’ordre de leur inscription, sur des sièges préparés ad hoc. Chaque auditeur est muni d’une balle de plomb. Quand l’orateur commence à l’embê…pardon! quand la conviction de l’auditeur est formée, il laisse couler la balle de plomb dans un tube qui se trouve à côté de chaque siège ; et, quand la moitié plus un des assistants a lâché sa boule, grâce à un ingénieux mécanisme, le poids de ces balles de plomb réunies fait basculer la tribune, l’orateur est englouti dans les dessous, et le suivant lui est mécaniquement substitué. On rend les balles et la fête recommence. » Chroniques 369 370

    Le voyageur

    Buies a été un grand explorateur de plusieurs régions du Bas-Canada (le Québec actuel) et du Canada; il a publié plusieurs récits fort détaillés de ses observations ; on y trouve le regard perçant du géographe, du géologue, la sensibilité du peintre et de l’anthropologue.

     «Nous quittons Percé par un temps incroyable en cette saison-ci, merveilleusement beau, brillant, étincelant comme l’étoile du bonheur et nous dirigeons sur Paspébiac, à soixante-douze milles plus loin, en passant par la Pointe aux maquereaux qui est à ;’entrée de la Baie-des-Chaleurs. À la Pointe aux maquereaux, … s’entrouvre cette onduleuse, voluptueuse Baie des chaleurs, pleine de longs replis, de languissants contours, que le vent caresse comme un éventail, et dont les grèves amollies reçoivent sans murmure l’épanchement des flots…. Ici commencent une nature, des formes, des aspects tout différents de ceux… des rives du Saint-Laurent.»  Nous venons de quitter le Canada poursuit-il pour entrer au Noubeau-Brunswick, des usages, une population, une physionomie locale qui ne rappellent en rien le Canada. Chroniques 306 

     

    C’est l’anthropologue qui par la suite compare le Bas-Canada et le Nouveau Brunswick  : «Nous sommes, nous, un peuple ancien. Tout est vieux en Canada, les villes, les campagnes, les mœurs, le langage; tout y est pénétré de l’antique et a la senteur lointaine d’un monde dès longtemps disparu. … Le Bas-Canada est le vieux monde dans le nouveau, le vieux monde resté passif  au milieu des secousses modernes…Les générations se sont succédé comme un flot suit l’autre et vient mourir sur le même rivage , et c’est à peine si, depuis une quinzaine d’années, des mains hardies se sont mises à secouer le linceul sous lequel les Canadiens  avaient enseveli les légendes de leur passé et les beautés de leur histoire. » Chroniques  308

    Suit une description de nos classes sociales : «Il y a chez nous … des aristocrates, débris de l’orgueil et de l’ignorance féodaux; il y a des veilles familles qui se détachent de la masse… il y a les parvenus, il y a les enrichis, , les petits bourgeois et les ouvriers, tous gens se tenant à part les uns des autres, il y a des pauvres bien nés et de gros marchands qui reçoivent dans des palais , et qu’on pourrait atteler avec des bœufs de labour; il y a à part cela la classe d’élite, fière de sa valeur, dont l’exclusivisme n’a rien d’arrogant , qui se mêle volontiers avec toutes les autres … c’est la classe des hommes de l’esprit et de l’étude.» Chroniques 308. N’en doutons pas, Buies vient de se décrire lui-même!

    «Mais ici, dès que l’on met le pied dans la Baie des Chaleurs, et dans tout le reste des provinces maritimes, les distinctions sociales disparaissent; il n’y a plus que des égaux.  Les communautés sont petites, jeunes et formées invariablement des mêmes éléments. On n’y connaît pas plus la mendicité que les grandes fortunes, et sui les hommes en général n’y travaillent pas avec l’ardeur et l’âpreté que nous mettons dans nos entreprises, du moins ils font tous quelque chose.  308  Prenez l’un après l’autre tous ces groupes isolés d’habitations, auxquels on a donné le nom de villes, le long de la Baie et sur le littoral du Nouveau Brunswick, et vous retrouverez, non seulement la même physionomie extérieure, mais encore les mêmes mœurs et les mêmes occupants.» Chroniques 308

     

    Point de vue du géologue dans la description suivante : «Toute la vallée du lac Saint-Jean, vallée vaste et féconde, est ainsi formée de mamelons, de collines et de gorges creusées en tous sens, qui sont une histoire vivante et une explication manifeste de sa formation géologique. Le lac, jadis large mer intérieure s’étendant entre les Laurentides et la chaîne des Périboncas, à trente lieues plus loin, s’est retiré petit à petit en déposant, suivant le cours capricieux de son retrait, d’énormes quantité de terre d’alluvion. En même temps, comme le mouvement de ses eaux était fort irrégulier, il y eut des endroits laissés absolument à sec, tandis que, dans d’autres endroits voisins, il s’est formé de véritables petites rivières qui ont creusé leur lit à des profondeurs très variées.» Chroniques 446

     

    Un voyage au Saguenay

    Un extrait du «Souvenir du Saguenay» publié dans L’Opinion publique le 3 août 1871.

     «Nous suivons un chemin, ou plutôt un sentier tracé avec peine parmi les ronces, les arbres entrelacés dont les racines se croisent sous les pas, les troncs noircis, déchiquetés et comme frappés de la foudre, image désolante des combats que l’homme livre à la nature. Ça et là une chaumière isolée, construite en bois brut, à peine ouverte d’un toit d’écorce où perce un tuyau brisé, s’échappe de la lisière du bois, et nous entendons les coups redoublés de la hache du défricheur et les craquements des arbres s’abattant sous sa main. » Chroniques 113

     

    «Ici règne la misère dans une horreur souveraine. Ces défricheurs, ces squatters courageux sont seuls dans le fond les bois, en lutte contre tous les éléments, contre la terre ingrate, cotre un ciel glacé pendant sept mois de l’année, contre les fléaux imprévus, contre le feu qui, embrasant la forêt, dévore en même temps la moisson, … Et cependant accablés, mais non abattus, épuisés de fatigue, ils luttent toujours et pendant des années , jusqu’à ce que leurs fils, devenus grands, leur assurent enfin le fruit de leurs rudes la beurs. Il faut qu’une génération s’efface pour que la terre se féconde, et lorsqu’elle est fécondée, les enfants, en trop grand nombre pour la partager entre eux, se séparent. Les uns vont plus loin défricher de nouveaux espaces, … jusqu’à ce qu’enfin leurs fils devenus trop nombreux à leur tour, et emportés par le souffle puissant qui pénètre jusque dans les plus solitaires réduits du Nouveau-Monde, émigrent vers l’ouest des États-Unis.» Chroniques 114

    Il existe à l’heure actuelle dans divers États américains des millions de descendants canadiens-français

     

    Buies qui a connu à fond l’extrême dureté de la colonisation dans le Bas- Canada juge sévèrement le manque de plan de colonisation «Nous n’avons pas seulement le moindre principe d’établissement ou de colonisation, pas le moindre sentiment des moyens pratiques de progresser. Qu’on ne parle pas du climat ; c’est là une excuse trop facile. La faute en est à notre incurable esprit de routine…» Chroniques 455

    Il donne en exemple les États-Unis. «Voyez comment procèdent les Américains. Eux raisonnent le progrès; ils ont un principe de colonisation régulièrement et partout également appliqué; tout le sol des États et des Territoires est arpenté d’avance, symétriquement, d’après une même règle invariable. Dès qu’un certain nombre de pionniers vont s’établir dans un endroit, la première chose à laquelle ils pensent…avoir un chemin de fer… pour répondre aux seuls besoins du moment.» «…Cette voie de communication rapide» attire une foule qui s’établit à proximité  «et bientôt on y voit surgir de véritables petites villes qui, en peu d’années, deviennent des cités importantes.» Chroniques 455

    Et Buies de commenter : «C’est là ce que j’appelle un principe de colonisation : faire des routes d’abord. Nous, nous procédons à l’inverse, et, même nous ne procédons pas du tout.456 Buies s’en prend alors aux «gouvernements  qui gardent toutes les allocations budgétaires pour les comtés amis, »ou résident «les membres qui votent bien»!!! Chroniques 456

     

    Par ailleurs, à l’instar de son ami le Curé Labelle le colonisateur du Nord, avec lequel il collaborera par ses talents de géographe et «fidèle en cela à l’idéologie de l’époque, il croyait, comme tous les intellectuels, que la colonisation non seulement arrêterait l’émigration vers les États-Unis, mais consacrerait l’occupation du territoire par les Canadiens français, minimisant ainsi les effets de l’immigration anglo-saxonne au Canada et permettant l’exploitation des vastes richesses naturelles.» Jean-François Nadeau, op. cit.

    Sur le curé Labelle

    Il avait obtenu son appui dans des heures difficiles de sa vie:

    «On croit, généralement, que j’occupais une situation sous le gouvernement Mercier (dont il était un critique assidu) . Pas une heure. Je ne relevais absolument  que du curé Labelle qui m’a imposé, entendez-vous bien , qui m’a imposé et qui a dû me prendre strictement à sa charge, M. Mercier se refusant obstinément à faire quoi que ce fût pour un écrivain qui, pendant vingt ans, avait consacré tout son talent, toute son énergie, tous ses efforts , à faire valoir son pays… Correspondance (1855-1901) établie par Francis Parmentier, Guérin Littérature,244.

    Dans La Patrie du 15 janvier 1891 Buies avait publié un article à la mémoire du curé Labelle, décédé le 4 janvier 1891.

    Le 24 janvier 1891, il répond à une lettre de félicitation d’Alfred Garneau.

     «Ton petit mot a fait un plaisir extrême à ma chère bonne petite femme, elle t’en remercie et te serre la main. Je savais que mon article touchait la bonne corde, parce que je l’ai écrit avec ma douleur vraie et mon accablement du moment, dont il me semblait que je ne pourrais sortir, tant les nerfs avaient été ébranlés en moi par tous ces chocs successifs. Aujourd’hui, grâce à Dieu, j’ai repris l’empire sur moi-même et je vais poursuivre l’édification de mon monument à la mémoire de mon bon et grand curé. Correspondance 239.

     

    Le philosophe caché sous le satiriste

    «C’est le trois janvier enfin! On a fini de serrer et de resserrer ma pauvre main tout ampoulée. On a fini d’avoir du bonheur par-dessus la tête et de s’en souhaiter mutuellement à s’en rendre malade… De braves gens, mes compatriotes, que je ne vois pas une heure de toute l’année durant, ont voulu rattraper le temps perdu : ils se sont précipité s sur ma main comme sur des étrennes, et l’ont engloutie dans leurs transports; ils me semblent qu’ils la tiennent encore… Pendant deux jours elle a été à tout le monde, excepté à moi, et j’ai peine à la reconnaître maintenant qu’elle m’est revenue. Je regarde cette pauvre main qui essaie de reprendre la plume, et j’ai envie de lui souhaiter la bonne année…»

    «Ce jour-là je me distingue des sept huitièmes de mes compatriotes, ce jour-là plus que tout autre, je suis libre et je savoure ma sauvage indépendance, comme si je devais la perdre pour le reste de l’année.» Correspondance 383

    Ce qui le conduit à cette réflexion : «Le bonheur, que tout le monde s’obstine à croire introuvable, est pourtant facile et vulgaire; mais comme toutes les choses de ce monde, il est purement négatif; il suffit pour être heureux, de n’être pas malheureux. Réalisez toutes vos espérances, tous vos projets, vous en concevrez d’autres, et vous serez tout aussi inquiets, tout aussi impatients, tout aussi malheureux que vous l’étiez d’abord. Être heureux, c’est jouir de ce qu’on a et de s’en contenter; mais être malheureux c’est ne pouvoir jouir de rien… Correspondance 386

    Et le cher homme, seul dans la vie, conclut en demandant ce que personne n’a songé à lui  souhaiter : …« une compagne assez parfaite pour suppléer à toutes mes imperfections, assez indulgente pour ne pas m’en tenir compte et assez discrète pour ne pas s’en apercevoir. » Correspondance 386

    Buies rencontrera à l’âge de 47 ans,en 1887cette compagne parfaite Marie-Mila Catellier, de vingt ans sa cadette, dont le père était régistrateur général adjoint du Canada à Ottawa. Toutes les lettres qu’on a retrouvées de sa correspondance reflètent l’amour qu’il a souhaité toute sa vie.

    Extrait d’une lettre à sa femme de Grandes Piles en 1895

    Ma petite femme chérie,

    …J’étais attendu ici, la renommée aux vastes ailes ayant précédé l’arrivée de ton nom moins vaste mari. Je dis vaste tu comprends ce n’est nullement pour empiéter sur ton terrain mais pour que tu saches que, moi aussi, je puis l’être si c’est nécessaire. … Je pense pouvoir faire un voyage très fructueux sous tous les rapports. Je t’embrasse  énormément chère petite femme bien-aimée. Je me promets de te rendre encore mille fois heureuse sous mon empire. Correspondance 263

    Et dans une autre lettre du 20 novembre 1894 : « Chère petite, … J’ai puisé en toi et dans notre amour pour nos chers petits le courage de faire un nouveau petit sacrifice; mais, qu’à cela ne tienne! Tout ira si bien et si rapidement que nous ne pourrons que nous en féliciter… Te serre sur mon cœur avec les enfants.» Correspondance 262

    Une de ses dernières lettres datée du 15 janvier 1901

    je vois s’ouvrir devant mes yeux d’immenses éclaircies vers un monde nouveau

    Elle est adressée à Mme Madeleine Gleason-Huguenin, chroniqueuse au journal La Patrie. Buies mourra le 26 janvier 1901, à Québec, rue d’Aiguillon.

    «Je suis bien malade ces temps-ci, ma petite amie, Depuis un mois je n’ai pas quitté la maison. Ma faiblesse est très grande, les ressorts plient et cèdent de tous côtés. Pour pouvoir vous écrire, j’ai attendu d’avoir pris un peu d’aplomb, et de pouvoir tenir ma plume…. Singulier effet de mon état : j’aime à passer de longues heures dans ma grande berceuse, à penser à cette ombre que je fus pendant soixante ans, à cette poussière que je serai bientôt. Les images de mon passé s’obscurcissent, s’effacent, se rapetissent, tandis que je vois s’ouvrir devant mes yeux d’immenses éclaircies vers un monde nouveau qui semble être ma première étape.»

     

    «Par moment je voudrais me dégager entièrement les pieds de cette terre de boue où je suis enlisé depuis si longtemps. Quelle est donc ignoble cette terre!… Et comme en vérité les êtres inférieurs seuls peuvent s’y trouver satisfaits! ... Je suis devenu malade en grande partie d’impuissance de ne rien faire» …. Quand je me suis vu revenir à Québec après une pénible vacance à Rimouski et que j’aurai à attendre encore huit mois dont six d’hiver, avant de pouvoir retourner à Rimouski… le courage m’a manqué. Correspondance 308

    Suit une description de l’hiver qui commence : «le tombeau hivernal s’ouvrait, la nature épaississait son deuil, s’enveloppait de plus en plus dans son implacable linceul qui couvre tout ce qui existe et… avec ce seul spectacle funèbre sous les yeux… vous vous demanderez comment je pouvais arriver à la fin de mes journées. Aussi en ai-je fait une maladie, dont je ne prévois ni l’adoucissement, ni le terme. Et j’ai voulu vous écrire dans la pensée que je ne pourrais peut-être pas le faire d’ici à longtemps….

    J’ai lu votre petite chronique de jour de l’an; nous avons été, ma femme et moi, très touchés de votre bon souvenir. N’oubliez pas, si vous venez à Québec avant la fin d’avril, que vous trouverez ici des bras tout grands ouverts pour vous recevoir.  Nous vous embrassons avec la plus louable émulation.» Correspondance  309

     

    • Les Chroniques se laissent ouvrir au hasard et parcourir selon l’humeur du moment. Elles demeurent, mieux peut-être que la production littéraire conventionnelle, un témoignage irremplaçable sur un Québec en pleine mutation.» L’excellente introduction aux Lettres sur le Canada d’Arthur Buies, par Jean-François Nadeau, journaliste au Devoir et directeur de la collection «Mémoires des Amériques» dans L’Encyclopédie de L’Agora. Introduction aux Lettres sur le Canada d'Arthur Buies.

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