Henri Desroche, Lucien Vachon et la sociologie des religions à l'université de Sherbrooke

Jacques Palard

L’influence exercée par Henri Desroche de part et d’autre de l’Atlantique s’est d’abord exercée sur le sol québécois proprement dit, où le sociologue français effectuera, à compter de 1964, de nombreux séjours, sans jamais toutefois s’y installer. Il y interviendra à Montréal, singulièrement à l’École des hautes études commerciales (HEC) sur le thème du mode d’organisation coopérative, mais aussi et surtout dans deux universités « en région » : celle de Sherbrooke et celle de Rimouski. A l’Université de Sherbrooke, il sera appelé à initier puis à conforter la sociologie des religions et, comme à Montréal, celle de la coopération ; à l’Université du Québec à Rimouski, il contribuera au lancement d’un programme en développement régional. Cette influence d’Henri Desroche s’est prolongée à Paris, où de nombreux étudiants québécois sont venus suivre son enseignement, (...).

L’enseignement qu’il (Henri Desroche) délivrera en sciences sociales des religions s’inscrit dans un Québec où l’Eglise catholique, on l’a vu, perd rapidement de son emprise sur l’organisation sociale. Le besoin s’exprime alors d’une formation universitaire qui puisse échapper au contrôle institutionnel de l’orthodoxie. Lors du colloque interuniversitaire et interdisciplinaire de Sciences religieuses qui se tient à Québec en avril 1968, est ainsi soulignée « la distinction à introduire, le plus rapidement possible, entre la théologie et les sciences de la religion. […] Il y aurait, en effet, de nombreux avantages à fonder un Institut des Sciences de la Religion dans le cadre d’une Faculté des Sciences humaines » (Ryan, 1969, p. 110)13. Il est alors fait état par deux représentants de l’Université de Sherbrooke d’un projet d’intégration d’un premier enseignement en sciences humaines des religions dans le programme d’étude de leur Faculté de théologie. Ce projet a en fait connu, dès la rentrée universitaire de 1966, un début de réalisation ; il été conçu et mis en oeuvre à la suite d’une rencontre entre Lucien Vachon, doyen depuis mars 1965 de la toute nouvelle Faculté canonique de théologie (14), et Henri Desroche. Ceux qui relatent cette innovation, trente ans plus tard, gardent en mémoire les conditions socio-historiques et les enjeux universitaires et intellectuels de sa mise en oeuvre (Dion et Mélançon, 1996). Le contexte est original : à un moment où la clientèle étudiante est exclusivement cléricale, on demande à Lucien Vachon de fonder une faculté universitaire de théologie alors même que les évêques maintiennent le monopole des grands séminaires. De ce fait, les premiers étudiant(e)s, en septembre 1966, sont tous laïques, situation qui prévaut jusqu’à ce que, à compter de 1969, les séminaristes soient autorisés à fréquenter l’université.

Là s’enracine la parti pris universitaire de l’enseignement théologique facultaire : la théologie a rang de science, et, dans le même temps, l’accent est mis sur sa fonction sociale et culturelle, à un moment, celui de la Révolution tranquille, où il importe de participer aux grands courants de pensée et d’impulser une conception globale de la réalité sociale. Deux domaines permettent d’innover : le développement de la formation en pastorale scolaire, fondée sur une pédagogie qui prend en compte les « besoins du milieu », et l’introduction des « sciences humaines de la religion ». Sur ce point, dès 1968 et jusqu’en 1973, la faculté offre, avec la collaboration du Groupe de sociologie des religions de Paris, qui assure une grande partie des cours, un programme de maîtrise en sciences humaines des religions : Henri Desroche, Jean Séguy, Jean-Pierre Deconchy, Jacques Maître, Roger Bastide sont invités à participer à cette expérience unique, certainement avant-gardiste, de la confrontation entre théologie et sciences humaines des religions. Pour Lucien Vachon, cette décision voulait produire un ‘‘décapage’’ de la théologie, l’obliger à être vraie et libre, sans repli sur elle-même. […] Une telle expérience, un peu risquée, évoluera non sans chocs et difficultés, mais, en plus de contribuer à une formation rigoureuse et moderne des étudiantes et étudiants, elle permettra à la théologie de s’affirmer (Dion et Mélançon, p. 31-32).

Les objectifs sont clairs : développement de la fonction critique du savoir, recherche libre de la vérité théologique et religieuse, inscription dans le mouvement global de la culture universitaire, enrichissement de la théologie grâce à l’apport des sciences qui abordent la religion sous d’autres angles, conception plurielle et à visée synthétique des approches de la vérité. On perçoit là l’enjeu du débat et de la confrontation entre sciences sociales et sciences religieuses, enjeu particulièrement aigu au Québec dans la mesure où, selon Jean-Pierre Deconchy et Gilles Martel, « c’est […] là seulement, que la confrontation, chez les mêmes individus et dans les mêmes groupes sociaux, du discours théologique et du regard que les sciences humaines portent sur ces discours et leurs objets a été institutionnalisé » (Deconchy et Martel, 1974, p. 6-7). Ce constat fonde la question autour de laquelle s’organise l’investigation socio-psychologique des effets de cette confrontation entre deux types de procédures cognitives : « Comment un groupe religieusement acculturé fonctionne-t-il lorsque, par suite de la nouvelle conjoncture scientifique, il doit s’affronter à une recherche qui veut expliquer sa propre activité religieuse et ses objets sacrés comme produits par l’homme selon des déterminismes naturels ? » (p. 4)

Notes

(14) Lucien Vachon demeurera doyen jusqu’en 1977 ; il le redeviendra de 1986 à 1994.




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