Gobineau romanesque

Alain
Gobineau est romanesque, et n'est nullement romantique. Parce que des idées amplement célébrées risquent de cacher la forme, il n'est pas mauvais d'aller, au contraire, de la forme aux idées ; car tout homme paraît mieux dans son style que dans ses idées. Il y a du parti dans les idées ; il n'y en a point dans le style, pas plus que dans le geste. L'accent de Gobineau et sa coupe ne doivent rien ni à Diderot, ni à Rousseau, ni à Chateaubriand. C'est le style de Voltaire, et, en remontant, le style de Bayle et du fameux dictionnaire ; c'est le style de Galland, traducteur des Mille et une nuits. Stendhal était de la même lignée. C'est une question de savoir si Gobineau a imité Stendhal, ou si seulement il l'a lu. Toujours est-il que la ressemblance éclate entre ces deux romanesques ; et elle éclate dans les parties inspirées, si l'on peut dire, par le refus de s'émouvoir qui est commun à cette famille d'écrivains. C'est Gobineau qui écrit (Mademoiselle Irnois) : « Son cœur était comme fatigué par l'excès du bonheur. » Un stendhalien s'y tromperait : il jurerait que cela est copié de son auteur favori. Or rien n'est plus naturel, rien n'est plus improvisé et en quelque sorte lancé que le style de Gobineau. On sait qu'il parlait à l'étourdie, et pour lui-même, sans souci de prouver ; Stendhal aussi ; mais Stendhal était plus effronté, plus cynique. Ce que je trouve à remarquer dans l'un et dans l'autre, c'est que leur style n'est point du tout parlé. Les mots n'y représentent point des sons, ni aucun genre de musique. Ce sont des prosateurs ; et la prose nie le nombre, la césure, l'écho, toutes choses que la poésie prend au contraire pour matière. On pourrait dire que les romantiques ne sont jamais prosateurs tout à fait. Rousseau parle toujours, Diderot déclame ; et l'exemple de ce dernier est à considérer, car il grossit tout ; il fait de tout révolution ; il est né sans-culotte. Les étranges jumeaux que je considère maintenant sont d'une autre famille ; ils diminuent tout ; leurs drames sont du style de Gil Blas ; et rien n'est plus émouvant. Qu'on relise la scène de l'Ave Maria dans L'abbesse de Castro ; le thème est romantique ; l'exécution est à la pointe sèche. Le lecteur n'est jamais en défiance, ni pris au collet, ni par le bouton. On ne le somme point ; on ne le force point ; on ne lui laisse pas entendre qu'il est le dernier des hommes s'il n'y va d'une larme. C'est juste le contraire du Neveu de Rameau ou de Ceci n'est pas un conte. Stendhal et Gobineau furent des amants ; brillants quand ils voulaient, mais non pas en plaidant pour eux-mêmes. Aimer n'est pas persuader ; c'est refus de persuader, encore bien plus évidemment refus de forcer. D'où un air de mépris et une apparence de fatuité. La fausse monnaie est partout supposée, promptement reconnue. Ces deux auteurs ne croient rien et n'aiment rien de ce qui s'offre. Ce sont des personnages de La Chartreuse, pour qui la politique et l'intrigue sont des jeux tout à fait extérieurs. Je veux que l'on pense ici au comte Mosca « si bon pour ses amis ». Promeneurs et spectateurs ; Stendhal plus secret encore, donc plus fort. Les moindres notes de Stendhal attirent par quelque chose de pur et de sûr, qui ne veut point suffrage. Gobineau quelquefois veut suffrage, et prouver quelque chose. Et je sens dans ses romans historiques (L'abbaye de Typhaines) ou dans ses thèses philosophiques (Les races) quelque chose de suspect, et une vérité moyenne, comme de foules, ou de grands événements ; tumultueuses preuves, et, à vrai dire, généralités que Stendhal a toujours refusées. Mais dans le drame d'amour, qu'on pourrait dire le drame murmuré, Gobineau est l'égal des plus grands.

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Mademoiselle Irnois est une étude de nu, d'une sécheresse et d'une force admirables. L'amour nu est au-dessous des pensées ; il est prompt comme l'instinct ; il se porte à son objet, il s'y attache, il en vit ; il meurt si on l'en détache ; il meurt de langueur et non point de fureur ; il refuse nourriture. Cela c'est le dessous. Et que d'ornements ! Fabrice dans sa prison ne voit rien d'autre au monde que la bienheureuse fenêtre où Clélia paraît quelquefois. Mais encore il a plus d'une pensée à mépriser. Emmelina Irnois est prisonnière aussi, et, comme Fabrice, attentive à une seule chose ; mais elle n'a point de pensées à mépriser, car elle n'a point de pensées du tout. Ses richesses, le fiancé qu'on lui propose, ses parents même, cela n'est rien pour elle. L'espoir même de plaire, elle ne l'a point. Elle se chauffe au soleil de l'amour ; dès qu'on le lui cache elle meurt ; elle ne sait qu'être heureuse du plus grand bonheur, et malheureuse du plus grand malheur. Dans le fait c'est une enfant infirme, qui se traîne, qui se traîne à peine, et qui à ses dix-sept ans n'a pas dix ans de raison. Elle aime un joli ébéniste qui travaille et chante à sa fenêtre de l'autre côté de la cour ; elle se laisse marier, et ce n'est, comme on pense bien, qu'un mariage d'argent. Ces événements ont passé comme un rêve. « Emmelina voulut se lever. On se récria. Elle insista en pleurant. Enfin l'on céda, et, à demi habillée, elle se traîna jusqu'à la fenêtre et leva le rideau. On devine ce qu'eue allait chercher. Au lieu de voir la mansarde de l'ouvrier, elle aperçut le jardin de son hôtel. » Elle tomba sans connaissance, et le huitième jour, elle mourut. Mais ce qui est digne de remarque, c'est qu'à la peinture de cet amour il ne manque rien. « Pour Emmelina, l'univers entier, c'était l'espace qui s'étendait de son fauteuil à la fenêtre de l'artisan, distance immense, qu'en un élan passionné, son désir franchissait dix fois le jour. » Elle le vit une seule fois de plus près, et lui donna tout l'argent qu'elle avait, mais comme on donne un objet de nulle valeur. « L'ouvrier se perdit en expressions de reconnaissance. Emmelina s'assit dans son fauteuil, et la tête appuyée sur sa main, elle parut se perdre dans la plus délicieuse des rêveries. Elle ne regardait pas le jeune homme ; elle vivait tout en elle. » Ces traits sont étonnants de ressemblance, et chacun s'y reconnaîtra.


J'admire que des écrivains puissent être aussi étrangers que le furent Gobineau et Stendhal à l'idéologie de leur temps. Car cet écorché de l'amour, sur le sujet de cette arriérée, ressemble assez à ces expériences de laboratoire, peut-on dire, d'après lesquelles les réactions des fous éclairent nos passions et nos sentiments. Et l'on pourrait bien, sur un résumé de Mademoiselle Irnois, conclure à la manière de Taine : « Voilà donc ce que c'est que l'amour ! Une fille presque idiote l'éprouve tout. » Dans le fait, l'expérience, qu'il faut nommer poétique, veut montrer, tout au contraire, qu'il ne manque rien à cet amour mutilé, rien de ce sublime romanesque qui rabat tous les autres bonheurs et tous les autres malheurs par un enlèvement, comme dirait Stendhal, une légèreté, une facilité de toutes nos pensées. Et, bien loin que la médecine puisse gouverner ces impétueux sentiments, au rebours, ces sentiments recomposent la vie la plus misérable, et la font excellente à ce point qu'on ne craigne plus de la perdre. Ce qui est tout à fait à l'opposé du désespoir romantique, dont on voit en Nietzsche le portrait effrayant. Et faute de quoi ? Faute d'une simplification héroïque qui aimante les pensées. Il est bien remarquable qu'un écrivain de Paris, et encore chargé des préjugés les plus frivoles, puisse écrire, en conclusion d'une vie et d'une mort si simple : « Emmelina n'avait que le pouvoir d'aimer, et elle aima bien ! » En vérité on revient alors aux sources. Et l'on ne peut réfléchir utilement que sur ces fragments homériques, où le moindre pli de draperie exprime tout l'homme. Je retiens encore d'Emmelina ce trait que l'idée ou l'espoir d'être aimée en retour, par cette fenêtre, ne lui vient pas du tout ; ce qui rappelle le mot de Gœthe, assez connu : « Si je t'aime, que t'importe ? » Le poète aussi allait au fond, soucieux de ne pas se méprendre sur lui-même, et de ne pas monnayer un sentiment selon l'arithmétique de l'amour de soi, notion qui est bien la plus creuse que l'on ait inventée pour se payer de mots et s'empêcher de vivre. On aime de soi, mais on n'aime pas soi ; mais plutôt on est soi par l'amour d'un autre. Et c'est bien une leçon de générosité totale que nous prenons de cette Mademoiselle Irnois, qui avait si peu à donner. Cette autre suffisance est le romanesque. La suffisance romantique n'est qu'ambitieuse.


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Ai-je découvert le secret du comte de Gobineau ? J'ai toujours trouvé le moyen de me plaire à le lire. Mais il s'en faut que de lui j'aime tout. Stendhal fut un amoureux de l'amour. Il l'est en toutes ses lignes, où l'on devine, d'après un style constant, que les grandeurs extérieures et les lieux communs ne sont rien du tout à ses yeux. Il n'en est pas ainsi de Gobineau ; et les amateurs de prose pourraient bien rechercher pourquoi et en quoi le geste est faible et conventionnel, j'entends le geste de plume, dans Nicolas Belavoir et dans d'autres œuvres. C'est que l'événement y est historique, et que le décor extérieur s'y meut comme un décor, c'est-à-dire par des chocs extérieurs. Et il est sans doute impossible de décrire autrement les mouvements de masse, où chacun, comme aime à dire Stendhal, se sacrifie à des passions qu'il n'a pas. Peindre une époque, cela est une mauvaise métaphore, et romantique. Le costume n'est que vanité. Selon l'expression de Carlyle, c'est l'habit rouge qui pend l'habit bleu. Les intérêts jouent seuls et les intérêts sont faibles. Ils cachent les revirements de fidélité, où se trouve sans doute le secret des événements. Mais comment comprendre par les vrais ressorts la prise de la Bastille ou le sac de l'Abbaye de Typhaines ? Les cris mènent tout.

Gobineau fut un parfait diplomate en ceci qu'il ne croyait à rien de ce qui se déroule par masse, et aussi en ce qu'il savait feindre d'y croire. D'où il y eut deux hommes en lui et deux styles. Le secret du style faible n'est rien ; c'est insuffisance et absence. Mais les Pléiades nous révèlent l'autre homme, qui sait le prix des choses et des personnes. Car il n'y a pas un seul des personnages de ce roman fameux qui se prenne aux apparences, quoiqu'ils y jouent de brillants rôles ; et les amours y sont secrets et obstinés comme celui de Mlle Irnois. L'ampleur et le brillant de ces amours viennent exactement de ce qu'ils méprisent et de ce qu'ils mettent sous leurs pieds. En Ternove, roman moins connu, il y a de l'incertitude, puisque bien clairement les avantages d'argent et d'ambition y sont en lutte contre un sentiment juré. Le héros ne cesse d'être raisonnable et de résister au romanesque, du moins dans ses pensées, quoiqu'il se livre d'ailleurs à toutes les folies de l'amour ; et ce côté du roman fait contraste avec l'autre, même pour l'expression. Finalement, il faut comprendre, d'après la déception de l'amoureux, que ce Ternove n'a pas su être heureux, n'étant pas arrivé à juger de toutes choses, de fortune, de puissance, de vanité, comme Mlle Irnois jugeait des napoléons. Mais encore y a-t-il du cynique dans cette vive peinture des Cent-Jours et de la Restauration ; car c'est le poème, si l'on peut dire, de l'infidélité prompte et sûre ; et cette fois l'inconsistance est percée à jour par la prose romanesque, qui est la plus déliée et la moins emphatique du monde. Pourquoi ? On le comprend en lisant Le rouge et le noir, La Chartreuse, L'abbesse de Castro, Lucien Leuwen. C'est que les sentiments vrais craignent l'emphase, qui est leur propre poison. L'emphase, c'est pour les autres ; l'emphase, c'est pour faire croire. Les amoureux sont des peseurs d'or.

Je veux considérer à présent le drame le plus court et le plus émouvant que Gobineau ait écrit. C'est Adélaïde. Tout y est violent à souhait, et jamais le style qu'il faut appeler stendhalien n'a montré de contours plus secs. On y trouve un « oui », sans rien d'autre, qui est immense. L'histoire est toute secrète, et très bien couverte par l'hypocrisie des cours. Mais le narrateur, un baron (c'est Gobineau lui-même), est seulement occupé de retrouver les âmes nues. L'homme n'a point d'intérieur, il est comique en cela ; il est aimé de deux femmes, la mère et la fille, qui ne cessent de le mettre en demeure de choisir ; et la terrible fille, c'est Adélaïde, ne cesse de le travailler par la jalousie, jusqu'à en faire presque un homme. « Veux-tu que je le chasse ? - Oui. » Mais c'est elle, la passionnée, qui tire ce « oui » d'un cadavre, autrement dit d'un courtisan, d'un homme d'artillerie.

À première vue, ce drame court et violent ne ressemble guère à la mélancolique aventure de Mlle Irnois. Mais j'aperçois pourtant un trait commun aux deux, c'est que les ressorts extérieurs, ou de société, n'y jouent point. Adélaïde et sa mère mènent leur combat dans la nuit, comme des chats de gouttière, de façon que la vanité n'y est point. La vanité, bien plutôt, apaiserait ces fureurs sauvages, ou tout au moins les déguiserait. L'emphase romantique changerait la question. Au contraire, dans la manière dépouillée, dans le ton impassible, dans le bref du récit, il apparaît tout à fait autre chose qu'un produit de civilisation. Deux natures puissantes vont droit à leurs fins. Et sous les ruses d'Adélaïde, l'héroïne et en quelque sorte le modèle de l'amour nu, l'auteur veut nous faire voir ce qui s'éveillait en Emmelina l'arriérée, ce qui lui fit une âme. « Tu ne tiendras rien, dit Adélaïde, je ne veux pas te tromper, je t'ai menti 1 je n'aime pas cet homme. Je n'aime que toi, je n'aimerai que toi ! Tant que je vivrai, tant que je respirerai, il n'y aura que toi au monde pour moi ! Mais je te méprise, entends-tu bien, autant que je t'aime !, etc. » je ne veux pas citer tout le discours, qui est fort beau. Je veux que l'on remarque seulement cette manière de dire, qui est sans vêtement. Cette violence, pensez-vous, ne ressemble point à la résignation de Mlle Irnois. Mais il faut lire l'histoire d'Emmelina comme elle est écrite, et non pas une histoire imaginaire. On trouvera que cette fille infirme montre toute l'énergie possible, et que cet amour gouverne tyranniquement. Et qu'est-ce enfin que cette mort, qu'on peut dire volontaire, sinon le dernier effet d'une violence qui se retourne contre soi ? Gobineau, cet homme de salon, ce mari, ce père, sentait et pressentait très justement de lui-même. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire sa biographie jusqu'au bout.

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Par comparaison avec Stendhal, on trouve dans notre auteur un mélange de nature et d'apparences qui promettait un style d'ambassadeur ; et j'ai lu quelque part les mots « style noble », qui le mettraient en effet à un rang médiocre, s'ils étaient vrais de tous ses écrits. Il est à remarquer que les vers de Gobineau ne valent rien. C'est qu'un poète, il me semble, doit d'abord rompre une forme convenue, et composer à partir des éléments ; ce qui suppose, à plus forte raison, une prose déshabillée. Ce qui est remarquable, c'est qu'on puisse trouver dans cette œuvre de très beaux fragments sans maquillage aucun, et qui resteront. On s'est battu autour de cette gloire, et, autant que je sais, on a voulu sauver ce qui valait le moins. On sait et on voit que la vraie gloire se fait toute seule, et sans aucune faute.

Je ne m'arrête donc pas à ce préjugé de caste, qui essaie toujours de mépriser. Je reconnais mieux l'homme et l'écrivain lorsqu'il retrouve la nature, où tout est naïf et égal. Le héros de sa Vie de voyage (une des Nouvelles asiatiques) est un loueur de mulets, chef de caravane par son métier et honnête par son métier. « Vous comprenez, dit cet homme3 que si les muletiers n'étaient pas des gens d'honneur..., le commerce serait tout simplement impossible. » C'est très peu déclamer. Et il faut convenir que cette simplicité orientale, en vérité métaphysique, a beaucoup nettoyé notre prose depuis la traduction de Galland. « Il faut grandement remercier Dieu très haut et très miséricordieux, parce que, ayant créé tous les hommes voleurs, il n'a pas voulu permettre que les muletiers le fussent. » Voltaire n'a pas inventé ce genre d'esprit ; mais du moins il a descendu jusque-là sa prose parfaite. Ce mariage d'Orient et d'Occident nous a valu Candide. Gobineau n'est pas inférieur à ce modèle dans La guerre des Turcomans (une autre des Nouvelles asiatiques). Je citerai seulement ce mot d'un soldat : « Pour la poudre, la question restait difficile. En partant de Meshhed, on ne nous en avait guère donné. Les généraux l'avaient vendue. » Nous voilà cette fois aux éléments simples ; et la société étale vraiment sa queue de paon. Aussi quelle tranquille humeur, et même quelle amitié ! Gobineau montre souvent une humeur aigre, dans sa vie de courtisan. Je sais bien pourquoi. C'est qu'il faisait la chasse aux honneurs, et les méprisait, et, pire, les manqua souvent. Faiblesse qui n'est pas dans Stendhal. Et si j'étais professeur de prose, j'aimerais à montrer jusqu'au détail comment la simplicité et la sincérité du sentiment élèvent la prose, et quelquefois jusqu'au sublime, au lieu que la moindre trace de prudence académique fait le style en cerceaux sans rien au centre.

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Il n'est pas mauvais de regarder encore un peu aux turqueries de Gobineau. Par l'étrangeté et par la naïveté, ce monde de ministres, de généraux, et de batteurs de tapis fait voir la politique comme elle est. Mais il faut convenir aussi que l'air des Mille et une nuits ne prépare pas mal à une vue qui perce les apparences ; car, dans les contes, les apparences sont branlantes et dansantes ; un palais, un bassin de poissons dorés, naissent et s'effacent par un mot ou par un mouvement de baguette ; or, les jardins et les palais sont les longues œuvres des politiques. Et c'est une pensée profondément juste que celle qui souffle sur ces choses comme sur la graine du pissenlit. Je veux même remarquer à ce propos que, dans les contes orientaux, et je crois dans tous les contes, ce sont les œuvres humaines qui sont si aisément métamorphosées. Et, en revanche, il est de règle dans tous les contes, que l'amitié et l'amour restent fidèles sur ce monde chancelant. Gobineau ne fait point de contes, mais préalablement il a soufflé sur les apparences politiques. Il reste un petit peuple d'égaux, où le premier ministre ne vaut ni plus ni moins que le dernier des palefreniers. On comprend ici le prix des fictions, et en quel sens elles sont vraies. Qui soufflera sur nos grandeurs ? Il est clair que Gobineau ne l'a pas fait ; il ne perce que le Turc. Même dans les Pléiades, où il marque d'une différence de niveau les affaires publiques et les amours privées, il laisse encore en façade la cour et la ville. Il n'y a que Stendhal, partout et principalement dans son Lucien Leuwen, qui ait traité nos grandeurs en turqueries, où, si l'on veut, qui ait secoué nos tapis. Cette profondeur du romanesque, qui éclaire par le mépris, enferme sans doute un grand secret. Gobineau ici est divisé, et faible par là.

Fort et éternel encore une fois dans Les amants de Kandahar (une des Asiatiques). Je ne me priverai pas de citer la phrase finale de cette nouvelle : « Ils souriaient tous deux et tombèrent tous deux ; car une nouvelle décharge vint frapper le jeune homme, et leurs âmes ravies s'envolèrent ensemble. » Mais le tissu même de ce récit peut instruire. Nous sommes en Afganistan ; l'amant et l'amante sont de la race des chefs ; en ce monde orgueilleux règnent l'honneur et la vengeance. Les gens de rien y ont la vie facile : « A moins d'un hasard, ils vivront longtemps ; ils sont libres de gagner leur vie de mille manières ; toutes sont bonnes ; personne ne leur demande ni sévérité d'allures, ni respect d'eux-mêmes. L'Afgan, au contraire, pour être ce qu'il doit être, passe son existence à se surveiller lui et les autres, et, toujours en soupçon, tenant son honneur devant lui, susceptible à l'excès et jaloux d'une ombre, il sait d'avance combien ses jours seront peu nombreux. » Cependant Mohsen, le héros, dans le moment qu'il est en route pour se venger, est frappé d'amour ; et aussitôt il met sous ses pieds grandeur et vengeance. « L'amour demande à chacun le don de ce qu'il a de plus cher ; c'est là ce qu'il faut céder ; et, si l'on aime, c'est précisément ce que l'on veut donner. » De la scène d'amour elle-même, je ne citerai rien ; elle est parfaitement belle. Et la courte aventure des amants se déroule parmi les puissances irritées ; irritées, mais diminuées. Ce n'est que force et ce n'est qu'intrigue ; ces grands sont bas. Je me demande, devant cette peinture sans mensonge, ce qui reste de la théorie des races, je dis dans l'esprit de son auteur. Car ici, dans une lumière flatteuse, la puissance et la perfection sont confondues comme à plaisir, et la gloire adorée. Aussi le style en souffre ; et l'on comparera utilement les poèmes de l'amour sauvage, sublimes en leurs moments secrets, avec les grandes images de La Renaissance, qui ne sont qu'éclatantes.



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