Biographie de Fustel de Coulanges

Henri Sée
Biographie de Fustel de Coulanges publiée dans la livraison du 15 mars 1930 du Mercure de France. La vie et les oeuvres de F. de Coulanges, sa conception de l'histoire et sa méthode, sa philosophie de l'histoire, le style et l'homme.

I

La vie et les œuvres 1
Si le grand historien Fustel de Coulanges s'est distingué par une si puissante originalité, ne faut-il pas, dans une certaine mesure au moins, en savoir gré à l'éducation plus que médiocre qu'il a reçue pendant ses années d'apprentissage? Né le 18 mars 1830, il était reçu à l'École Normale Supérieure au concours de 1850, justement au moment où était révoqué l'excellent directeur P.-F. Dubois, qui tenait pour sacrés «les droits de la conscience religieuse ou philosophique». Toute pensée indépendante semblait alors suspecte. On se méfiait même des hautes études: les décrets du 10 avril et les règlements du 15 septembre 1851 ne voulaient voir dans l'École Normale qu'un «noviciat de modestes professeurs». Non seulement on devait «s'attacher en philosophie aux doctrines les plus éprouvées» (Taine allait être refusé à l'agrégation malgré son évidente supériorité), mais même toute recherche d'érudition devait être proscrite. Et c'est animé du même esprit que l'administration supprimait les agrégations spéciales d'histoire et de philosophie. Pour éteindre toute flamme spirituelle, on comptait sur les exercices scolaires, sur les fastidieux discours et vers latins.

Faut-il s'étonner qu'un esprit réfléchi et doucement tenace comme le jeune Fustel se soit replié sur soi-même et que, sans résistance ouverte, il ait persévéré dans sa mauvaise habitude de se livrer à ses méditations personnelles? En ces conditions, son penchant à l' «esprit de système» ne fit que s'accentuer 2. D'ailleurs, toutes les leçons de ses maîtres ne furent pas perdues. Chéruel était pour le moins un professeur consciencieux, un chercheur probe. Et Jules Simon expliquait aux Normaliens le Discours de la méthode. Fustel de Coulanges devint un disciple de Descartes. Ne devait-il pas dire bien plus tard: «Ce doute cartésien qu'il avait fait entrer dans mon esprit, je l'ai appliqué à l'histoire»? Nous verrons comment.

A sa sortie de Normale, Fustel de Coulanges fut envoyé à l'École d'Athènes. Ces trois ans de liberté étaient pour lui une bonne fortune. L'archéologie ne l'attira pas, mais il put observer le pays et étudier son histoire. Le premier fruit de ce séjour, ce fut son étude sur l'île de Chio 3, solide, approfondie, dans laquelle il soutenait la thèse, quelque peu forcée, que le caractère des Chiotes s'était maintenu intact à travers les siècles.

C'étaient aussi des questions d'histoire grecque que traitaient les thèses qu'il soutint, le 10 avril 1858: sur le culte de Vesta 4 et sur Polybe. Il ne tarda pas alors à être nommé professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg, où il devait enseigner pendant dix ans, de 1860 à 1870. Il reconnaissait tout le profit personnel qu'il avait tiré de ce professorat, qui l'obligeait à parcourir tout le cycle de l'histoire, sans se cantonner d'une façon trop exclusive dans une étroite spécialité. Comme professeur, il eut un très grand succès, non seulement auprès des étudiants, encore peu nombreux dans nos Facultés, mais auprès de ce qu'on appelait le «grand public». Il n'en tirait aucune vanité et considérait même comme dangereuse l'atmosphère d'enthousiasme qui l'entourait 5. Aussi se réjouit-il de sa nomination de maître de conférences à l'École Normale, en 1870.

Cependant, c'était à Strasbourg qu'il avait élaboré le volume qui devait commencer à le rendre célèbre: La Cité Antique, qui parut en 1864 6. Livre d'une belle ordonnance, et dans lequel Fustel apparaît encore comme bien systématique et déterministe. Il soutient une thèse générale: c'est que les institutions dérivent des croyances et que c'est le culte des morts qui a constitué l'organisation de la famille. Plus tard, quand on a divinisé les forces de la nature, on a eu un culte accessible à toutes les familles, et qui en conséquence a favorisé la création de la cité. En une formule saisissante, il marquait la relation des croyances et des institutions: «Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle s'établit: la société humaine se constitue. Elle se modifie: la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît: la société change de face.» La rigueur de ses déductions, la beauté de la forme entraînaient le lecteur. En fait, il avait vu une face des choses, mais rien qu'une face; il laissait de côté les autres facteurs déterminants de la cité antique: les besoins de la défense, les phénomènes économiques, dont alors il semblait encore faire bon marché.

Les années d'enseignement à l'École Normale, de 1870 à 1875, furent fécondes; le professeur forma des élèves qui devaient lui faire honneur; le savant s'engagea sur une voie nouvelle de recherches fructueuses.

D'ailleurs, ce sont les mêmes qualités ou, pour mieux dire, le même feu sacré qui animaient le professeur et l'historien. Avant tout, il faisait appel à la liberté intellectuelle de ses élèves, ne leur imposant aucun dogme, aucune idée toute faite, s'appliquant à éveiller leur esprit, comme il l'a dit lui-même. Ses cours, qui se distinguaient par la sobriété, la précision et la clarté, ne visaient jamais à l'effet; et cependant ils excitaient l'enthousiasme de ses élèves. C'est qu'il avait la foi; comme le dit si bien Paul Guiraud, «il se considérait très sincèrement comme un apôtre de la science et il voyait dans sa chaire un centre de prédication» 7.

Lorsqu'en 1875 Fustel fut nommé professeur à la Sorbonne, qui alors n'avait encore que peu d'étudiants, il trouva naturellement un milieu moins favorable à son apostolat. Cependant, son enseignement garda la même allure et il ne sacrifia rien à l'éloquence des cours publics. Il disait, à l'un de ses cours:

Il ne s'agit, dans cette maison, ni de leçons attrayantes, ni de beau langage. Un succès de paroles serait pour nous un véritable échec. Nous avons un double devoir: le premier est de vous transmettre sur chaque point les derniers résultats de l'érudition moderne; le second est de travailler nous-mêmes, par des recherches nouvelles, à des progrès nouveaux.

On ne pouvait mieux définir le rôle de l'enseignement supérieur. Et Fustel allait être récompensé de ses efforts, car, dans les dernières années de son enseignement, lorsque les étudiants afflueront là la Sorbonne, il verra se grouper autour de sa chaire de jeunes auditeurs aussi enthousiastes qu'avaient pu l'être ses élèves de l'École Normale.

Cependant, c'est surtout comme savant que le rôle de Fustel va être considérable dans les quinze dernières années de son existence 8. En 1875, paraissait le premier volume de son Histoire des institutions politiques de l'ancienne France. A cette date, il pensait encore pouvoir, en quatre volumes, mener cette histoire jusqu'à la Révolution française. Mais bientôt il dut renoncer à cette ambition et à ce plan. C'est que les doctrines qu'il soutenait avaient rencontré maintes contradictions. Avant de poursuivre sa marche, il lui fallait convaincre ses adversaires ou tout au moins ruiner leurs arguments. Aussi publie-t-il d'abord toute une série de mémoires sur plusieurs des problèmes les plus difficiles du haut moyen âge (colonat, marche, justice mérovingienne, Loi Salique, immunité, etc.) 9. Puis, il remaniera son volume, le scindera en plusieurs, multipliera les notes et les références. Enfin, il adopte un nouveau mode d'exposition; il ne se contentera plus de donner les résultats de ses recherches; il les fera, en quelque sorte, sous les yeux du lecteur: chaque chapitre deviendra une véritable dissertation «hérissée de textes et pleine de discussions». L'aspect en sera peut-être moins esthétique, mais peu importe; ce qui tient à cœur à notre historien, c'est de faire éclater la vérité à tous les regards.

Combien a été approfondi ce travail de remaniement, c'est ce que prouve le fait que la plupart des volumes issus de l'ouvrage de 1875 n'ont paru que depuis sa mort, grâce au zèle pieux de M. Camille Jullian 10.

En réalité, les conclusions auxquelles aboutissent toutes ces longues recherches sont pleinement originales et, partant, ont inquiété bien des savants qui avaient leur siège fait. Fustel croit pouvoir établir que les invasions n'ont pas été le cataclysme que souvent l'on se plaît à peindre. Les Germains n'ont pas implanté des mœurs et des institutions nouvelles; il y a vraiment continuité entre l'antiquité et le moyen âge. L'État mérovingien est donc, «pour plus des trois quarts», la survivance du Bas-Empire; on n'a pas vu une race conquérante supplanter une race vaincue.

Toutefois, dans cette société, pendant le haut moyen âge, s'élabore un régime original, qui dérive de l'organisation nouvelle de la propriété et de l'importance de plus en plus grande que prennent les relations d'individu à individu, et qui sont marquées par les institutions du bénéfice et du patronat. Fustel distingue essentiellement le régime domanial, issu du régime de propriété ancien, et ce qui va devenir le régime féodal. L'avènement des Carolingiens n'est nullement le triomphe de l'esprit germanique, mais bien le résultat des progrès de la vassalité, dont le principe l'emporte après Charlemagne. Le régime féodal est alors constitué.

Ces conclusions reposent sur une énorme documentation: documents législatifs, judiciaires, textes des écrivains, rien n'échappe à l'attention de Fustel, qui les lit et les relit avec une patience inlassable et qui s'efforce d'en tirer toutes les parcelles de vérité possible. Son programme, en effet, est vaste: il s'agit d' «observer tous les faits, toutes les institutions, toutes les règles de droit public ou privé, toutes les habitudes de la vie domestique». Ces questions qu'il examine sont les plus difficiles que l'on puisse imaginer et la rareté relative des sources, dans cette période de notre histoire, alourdit encore singulièrement la tâche du chercheur.

On l'a accusé d'obéir à l'esprit de système, de vouloir à toute force faire triompher la thèse romaniste. A ce reproche, il a répondu: «Je suis à la fois romaniste et germaniste, ou bien je ne suis ni l'un ni l'autre.» Paul Guiraud fait remarquer que Fustel avait à son actif de connaître aussi bien l'histoire de l'antiquité que celle du moyen âge, ce qui lui a rendu possibles certains rapprochements féconds. Nous ne pouvons entrer dans la discussion des thèses soutenues par le grand historien. Sans doute, de nouvelles études ont permis, sur bien des points, de les rectifier ou tout au moins de les atténuer; mais cette solide construction, à l'heure qu'il est, tient encore debout, quelques remaniements que la science puisse apporter à l'édifice. Moins affirmatifs, plus convaincus de tout ce que peut avoir de conjectural la recherche historique, aujourd'hui, nous serions plus disposés à multiplier les points d'interrogation. Cependant, nous estimons qu'on peut encore accepter le jugement qu'il y a plus de trente ans portait sur l'œuvre du maître l'un de ses meilleurs élèves, Paul Guiraud 11:
    Fustel de Coulanges a commis des erreurs, comme tout le monde; il a obéi quelque peu à l'esprit de système, moins toutefois qu'on ne l'a dit; il a cédé par endroits au désir de rabaisser l'influence germanique. Mais, si l'on en excepte certaines théories hasardées ou radicalement fausses, l'ensemble du tableau paraît être d'une entière exactitude.

– II –

Sa conception de l'histoire et de sa méthode
D'ailleurs, il ne faut pas se le dissimuler: le travail d'histoire, même accompli par des esprits supérieurs, n'est jamais définitif; nous ne pouvons jamais édifier que du provisoire. Aussi, ce qui importe, c'est encore moins les résultats positifs que dégage tel ou tel historien que la méthode qui a guidé ses recherches et qui peut être féconde en enseignements pour les travailleurs. Ce qui nous intéresse encore le plus chez Fustel de Coulanges, c'est la méthode qui l'a guidé.

Sur l'objet et sur le but des sciences historiques, on peut dire que, dans tout le cours de sa carrière, il n'a guère changé. C'est toujours à des problèmes de même ordre qu'il s'intéresse. Les événements superficiels, les faits militaires et diplomatiques n'ont jamais occupé son attention. Ses travaux portent toujours sur les institutions politiques et sociales, sur les phénomènes permanents et profonds. Il considère toujours que les causes auxquelles une institution doit sa naissance sont généralement lointaines et ont leurs racines dans les fondements mêmes de la société. De là, l'importance qu'il attribue aux idées, aux faits sociaux.

Depuis le moment où Fustel a commencé à écrire jusqu'à ses derniers jours, ses conceptions historiques, ses tendances d'esprit n'ont pas sensiblement varié. Toutefois, à mesure qu'il poursuivait ses recherches, il se persuadait de plus en plus de l'infinie complexité des choses. Et c'est pourquoi sa méthode de travail s'est, elle aussi, quelque peu compliquée, sans que lui-même, semble-t-il, s'en soit pleinement rendu compte. Témoin, la préface de la troisième édition de son Histoire des Institutions politiques:

Mes recherches, dit-il, changeront, non quant au fond, mais quant à la forme. Ou plutôt, j'en fais l'aveu, elles ne changeront qu'en apparence, et voici pourquoi: lorsque j'ai écrit mes premiers ouvrages, la première rédaction était précisément dans le genre de celle-ci, hérissée de textes et de discussions; mais cette rédaction première, je la gardais pour moi et j'employais six mois à l'abréger pour le lecteur. Aujourd'hui, c'est cette première rédaction que je donnerai.

Mais cette modification de la forme n'a-t-elle pas contribué à une modification du fond? Il a multiplié ses patientes et minutieuses analyses et il s'est de plus en plus appliqué à définir les termes qu'il rencontrait dans les textes. S'il a gardé le goût des vastes synthèses, dans l'Histoire des institutions politiques, il rend beaucoup mieux compte que dans la Cité Antique de l'extrême complexité des phénomènes historiques. Sa méthode a donc gagné en rigueur.

Ce qui est vrai, c'est qu'il est toujours resté fidèle aux règles générales de la méthode que de bonne heure il a conçue. Il est essentiellement animé par le doute cartésien:

Rien n'est plus contraire à l'esprit scientifique, dit-il, que de croire trop vite aux affirmations, même quand ces affirmations sont en vogue. Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur.

Il pense qu'il ne faut avoir aucun respect pour les autorités, même illustres; il faut toujours les examiner à nouveau et recourir aux textes 12. C'est là sans doute l'idéal, mais un idéal qui est assez difficile à réaliser, tout au moins quand on traite d'époques où les documents ne sont pas aussi rares que pour l'antiquité ou même le pré moyen âge. En ce qui concerne l'histoire moderne, force nous est d'utiliser les milliers de travaux qui lui ont été consacrés sans prétendre à les recommencer pour notre compte, mais en prenant la précaution de mettre à l'épreuve la méthode de travail de leurs auteurs 13.

Par contre, Fustel a pleinement raison quand il demande qu'on ne prête pas aux gens du passé nos propres façons de sentir et de penser, que, par exemple, on ne peigne pas les Romains à notre image 14:
    L'esprit critique, appliqué à l'histoire, dit-il, consiste à laisser de côté la logique absolue et les conceptions intellectuelles du présent; il consiste à prendre les textes tels qu'ils ont été écrits, au sens propre et littéral, à les interpréter le plus simplement qu'il est possible, à les admettre naïvement sans y rien mêler du nôtre.
Et surtout, il ne faut pas que, pour défendre une théorie quelconque, on trahisse les documents, on les torture en déformant le sens, comme l'ont fait les savants qui à toute force ont voulu prouver qu'à l'origine la propriété foncière était collective 15:
    Le danger est que, par amour pour une théorie, on ne fasse entrer de force dans l'histoire une série d'erreurs. Ce qui m'effraye, ce n'est pas la théorie elle-même, elle ne modifiera pas la marche des faits humains, mais c'est la méthode dont on se sert pour la faire passer. Je redoute cet usage que l'on prétend faire de l'érudition, cette manière de faire dire aux documents le contraire de ce qu'ils disent, cette façon superficielle de parler de tous les peuples du monde sans en avoir étudié un seul.

    Si nous n'avons pas de textes contemporains, n'est-il pas plus scientifique et même plus loyal d'avouer tout simplement notre ignorance? Sans doute la méthode comparative est légitime et même bienfaisante, mais à la condition qu'on la pratique avec prudence, qu'on ne se contente pas de «chercher de droite et de gauche», en mêlant toutes les époques et tous les pays de la terre.

Fustel a donc une haute idée de la méthode critique qui s'impose aux historiens. Et cependant, on a pu lui reprocher de ne s'être astreint lui-même, — surtout dans la Cité Antique, — «à aucune des opérations techniques de l'érudition»; il prend les textes, tout élaborés, sans faire d'étude critique sur leur provenance. C'est surtout vrai pour les documents anciens; mais, même en ce qui concerne les diplômes mérovingiens, dont beaucoup sont apocryphes, il se contente de suivre l'opinion des anciens éditeurs. On a fait observer aussi qu'il a trop docilement répété ce qui a été dit par les auteurs anciens, même de seconde ou de troisième main, défaut qui d'ailleurs apparaît surtout dans la Cité Antique, et dont il a fini par se guérir, en grande partie. Enfin, bien qu'il se soit élevé contre les généralisations imprudentes, il ne les a pas toujours évitées, procédant par périodes trop longues et par groupements trop larges: procédé qui lui est commun, d'ailleurs, avec la plupart des historiens de l'antiquité, qui ne disposent que de documents bien clairsemés et fragmentaires 16. Quoi qu'il en soit, Fustel a eu le mérite, bien rare, de perfectionner sans cesse sa méthode, de la rendre de plus en plus rigoureuse, de se montrer de plus en plus difficile pour soi-même, — sans autre préoccupation que la recherche de la vérité.

Fustel de Coulanges demande encore à l'historien de s'affranchir de tout préjugé, de toute préoccupation actuelle. A l'époque où il a commencé à écrire, c'était vraiment une attitude originale. L'œuvre de Michelet n'avait-elle pas été «conçue d'un moment, de l'éclair de juillet»? Pour Guizot et Augustin Thierry, toute l'histoire de France tendait, dès le début, vers ce qu'ils considéraient comme sa fin dernière, le régime constitutionnel de Louis-Philippe, au point que, lorsque la Révolution de 1848 éclata, Thierry déclarait qu' «il ne comprenait plus rien à l'histoire». Fustel, au contraire, veut que l'historien se dégage de toute arrière-pensée politique, patriotique et même morale. «Le patriotisme, dit-il, est une vertu, mais l'histoire est une science.»

Quant aux règles de la morale, sinon la morale même, elles se transforment à travers les siècles. Pourquoi perdre son temps à s'ériger en juge et à prononcer des sentences? Pour lui, il ne songe, «ni à louer, ni à décrier les institutions de l'ancienne France»; il lui suffit de les décrire et d'en marquer l'enchaînement». Affranchi de toute croyance positive, il n'en a pas moins admirablement compris l'influence des idées religieuses, au point qu'on a parfois cru voir en lui un «clérical».

En un mot, sa conception de l'histoire est la plus haute que l'on puisse imaginer; il tiendrait à ce «qu'elle restât une science pure et absolument désintéressée. Nous voudrions la voir planer dans cette région sereine où il n'y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance» 17.

Toutefois, ne se fait-il pas un peu illusion, quand il affirme que l'historien peut se soustraire à toute interprétation subjective et surtout qu'il ne doit jamais faire appel à l'imagination?

Assurément, quand il ne s'agit que d'établir des faits précis, de rechercher des vérités de détail, l'observation seule doit intervenir. Mais comment se représenter toute une époque, toute une civilisation dans son infinie complexité, comment concevoir l'enchaînement des faits historiques et leur évolution, si l'on n'appelle à son aide l'imagination, — non point sans doute une imagination fantaisiste, mais une imagination, en quelque sorte, abstraite et rationnelle, sans laquelle aucune grande découverte scientifique ne serait possible? Et, chose curieuse, cette sorte d'imagination semble être précisément la faculté maîtresse de Fustel de Coulanges, c'est elle qui lui a permis de trouver l'une des causes de la formation des cités antiques, c'est elle qui, non moins que l'observation des faits, a inspiré ses belles théories sur les origines du régime féodal.

Passionné de vérité, il a trop cru qu'on pouvait l'atteindre d'une façon absolue. L'histoire ne peut formuler de lois, au sens plein du mot; elle peut simplement essayer d'expliquer les transformations politiques et sociales, au moyen d'hypothèses, où l'imagination joue un grand rôle 18. Fustel, trop défiant de la philosophie (il avait une excuse, car on ne lui avait enseigné que l'incolore éclectisme), semble ne s'être pas rendu compte bien nettement des conditions de la connaissance. Voilà pourquoi il s'est défendu, bien à tort, d'être un esprit systématique. C'est, au contraire, son grand honneur d'avoir été, en même temps qu'un patient chercheur, une intelligence synthétique d'une rare puissance et, je dirais même, un homme d'imagination.

– III –


Fustel et la philosophie de l'histoire
D'ailleurs, on avait fait un tel abus de la philosophie de l'histoire, — édifiée sur les nuées, — que Fustel était bien excusable d'être sceptique à son égard. Il ne croit ni à l'influence de la race, ni à l'idée de progrès, ni à l'action du milieu géographique; il repousse ces hypothèses, dans lesquelles il voit des conceptions a priori.

Et, d'autre part, persuadé qu'il se produit surtout des transformations lentes, il incline visiblement au déterminisme. Aussi fait-il plutôt bon marché des grands politiques, de leurs projets à longue échéance. La figure même de Charlemagne apparaît assez vague dans son œuvre. Sans doute, il ne méconnaît pas l'action des individus, mais il s'intéresse surtout aux êtres collectifs et aux institutions. Il considère que l'histoire doit s'efforcer principalement de «connaître les institutions, les croyances, les mœurs, la vie entière d'une société, sa manière de penser, les intérêts qui l'agitent, les idées qui la dirigent» 19. Il ne nie pas l'importance de l'accident, mais, comme le remarque Paul Guiraud, il a tendance à l'éliminer 20.

Sans aucun doute, Fustel néglige les problèmes de pure philosophie, qu'il considère, semble-t-il, comme oiseux. Comme toute sa génération, et sans que peut-être il ait jamais lu Auguste Comte, il est imprégné d'esprit positiviste; à cet égard, il est bien le contemporain d'un Taine. Et, il faut le dire, c'était une réaction salutaire contre les discussions stériles de l'école philosophique qui avait dominé en France, pendant toute la première moitié du XIXe siècle, tout comme les érudits ont rendu les plus grands services en opposant les résultats positifs de leurs recherches aux généralisations excessives de bien des historiens de la première moitié du XIXe siècle et aux outrances de l'histoire résurrection.

Il est frappant que Fustel ait surtout vu dans l'histoire «la science des sociétés humaines», la sociologie même. Sans connaître sans doute Karl Marx, il en arrive à penser que les intérêts matériels jouent un rôle énorme en histoire; depuis vingt-cinq siècles, affirme-t-il, ils «sont devenus la règle de la politique». Il voit l'autre face des choses, qu'il avait négligé de considérer dans la Cité Antique.

L'une des preuves de cette tendance à l'interprétation économique de l'histoire, — nous ne disons pas au matérialisme historique 21, — c'est l'intérêt que Fustel de Coulanges, depuis la Cité Antique, n'a jamais cessé de porter à l'histoire de la propriété foncière. Celle-ci se trouve toujours au premier plan dans son Histoire des institutions politiques, et l'on sait combien d'études il a consacrées à cette question, comme Le colonat et son volume sur l'Alleu, qui devait susciter et qui suscite encore tant de discussions. Les origines de la propriété ont également attiré son attention: il n'a abouti qu'à un résultat négatif; mais il considérait comme un grand succès d'avoir dissipé tant de nuées. Il en est arrivé à se convaincre aussi que le droit de propriété n'a jamais été la création de la loi, ou, comme nous dirions, qu'il est un phénomène moins juridique qu'économique 22.

Au moyen âge, la propriété foncière joue un rôle de premier plan. Mais Fustel se rend compte que, dans la société du XIXe siècle, l'historien des institutions devra étudier bien autre chose que cette propriété rurale. Et l'on peut citer cette page remarquable qui montre qu'il n'avait pas négligé d'observer la société contemporaine:

L'historien, dit-il dans la Préface de l'Alleu, devra se rendre compte de ce qu'était chez nous une usine et de la population qui y travaillait. Il s'efforcera de comprendre notre Bourse, nos compagnies financières, notre journalisme et tous ses dessous. Il lui faudra suivre l'histoire de l'argent autant que celle de la terre, celle des machines autant que celle des hommes. L'histoire de la science et de toutes les professions qui s'y rattachent aura pour lui une importance considérable. Nos opinions et nos agitations auront pour lui une grande valeur. Pour comprendre nos mouvements politiques, il n'aura pas à s'occuper seulement de la classe qui possède le sol; il faudra qu'il envisage les deux classes qui ne possèdent pas, l'une qui est la catégorie des professions dites libérales, l'autre qui est la classe ouvrière, et il cherchera à mesurer l'influence de l'une et de l'autre sur les affaires publiques.

Beau programme l'histoire économique et sociale contemporaine, tracé par un homme dont les études personnelles n'ont pas cependant dépassé le moyen âge!

– IV –


Le style et l'homme
Fustel considère à tel point l'histoire comme une science qu'il s'est toujours défendu d'avoir voulu faire œuvre littéraire. Se préoccupant plus de la vérité que du style, il déteste tout ce qui est déclamation, emphase, éloquence. Si l'on écrit mal, déclare-t-il, c'est qu'on pense mal. Comme il pensait fort bien, il écrit d'une façon remarquable, avec limpidité, clarté et élégance.

La Cité Antique est un chef-d'œuvre de composition puissante et élégante, de style harmonieux, vraiment attique. Dans les volumes consacrés au moyen âge, le style conserve toute sa vigueur et son éclat, mais la composition est un peu alourdie par les discussions. Cependant, comme le dit encore si justement Paul Giraud, «la passion de la vérité donne de l'éclat au style et de l'allure à la marche».

A personne ne peut s'appliquer plus exactement la fameuse sentence de Buffon: «le style est l'homme même». Toute sa personne était empreinte d'une parfaite distinction. Sa probité scientifique n'était aussi que le reflet d'une droiture qui allait jusqu'au parfait désintéressement.

Visiblement, pour lui, rien ne comptait que l'intérêt de la science à laquelle il avait consacré sa vie. La recherche scientifique et l'enseignement, il les considérait comme de véritables apostolats. Mais sa personne même n'était pas en jeu. Dans ses polémiques, il ne s'indignait que contre les critiques qui n'apportaient pas leurs preuves ou qu'il considérait comme moins probes qu'il ne l'était lui-même. Il détestait les faux savants, mais il marquait beaucoup de déférence et même de sympathie à des contradicteurs, comme Julien Havet ou d'Arbois de Jubainville, qui n'avaient en vue que l'intérêt de la science. S'il défendait si énergiquement, — et même parfois si âprement, — ses idées, c'est qu'il pensait être l'interprète de cette science, qu'il révérait par-dessus tout. Il était d'ailleurs le plus simple des hommes, sans morgue et sans aucun air de supériorité. Les plus modestes de ses étudiants, il les accueillait avec une bonne grâce parfaite, s'ingéniant à leur donner les plus utiles conseils sans leur faire jamais sentir le poids de son autorité magistrale.

Fustel se consacrait si exclusivement à la science que jamais il ne laissa percer ses propres opinions politiques. Aussi serait-ce une occupation vaine que de vouloir le rattacher à un parti quelconque, comme quelques personnes ont essayé de le faire, il y a longtemps déjà. Ce qui est visible, en tout cas, c'est l'importance qu'il attache à la Révolution française. Dans sa lettre à Mommsen sur l'Alsace, du 27 octobre 1870 23, on trouve cette phrase significative: «Savez-vous ce qui a rendu l'Alsace française? Ce n'est pas Louis XIV, c'est notre Révolution de 1789.» Il adhère pleinement au principe des nationalités, tel qu'il a été formulé par les hommes de la Révolution 24.

En un mot, quelle place peut-on assigner à Fustel de Coulanges parmi les historiens, de plus en plus nombreux, qu'a comptés la seconde moitié du siècle dernier? Si l'on considère combien il a rectifié d'idées vagues ou fausses, quelle vive lumière il a projetée sur tant de problèmes essentiels, à quel point ses théories sont nettes et compréhensibles, on doit le placer tout à fait au premier rang des historiens qui ont illustré le XIXe siècle. Mais il y a plus encore à dire: par les idées si suggestives qu'il a émises, comme par la méthode dont il a donné l'exemple, il est l'un de ceux qui auront exercé la plus forte influence sur l'avenir de la science historique.


Notes
1. Disons une fois pour toutes combien nous sommes redevable à l'excellent volume de Paul Guiraud, Fustel de Coulanges, Paris, 1896. Voy. aussi la pénétrante étude de Ch. Seignobos (dans l'Histoire de la littérature française, de Petit de Julleville, t, VIII, pp. 279 et sq.) — Il peut être intéressant de mentionner les principaux ouvrages de Fustel de Coulanges: Mémoire sur l'île de Chio, 1856 (réimprimé dans les Questions historiques); — Polybe ou la Grèce conquise par les Romains (thèse de doctorat, 1858; réimprimé au même endroit); — La Cité antique, Paris, 1864 (7e éd., 1879); — Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, Paris, 1875; — Recherches sur quelques problèmes d'histoire, Paris, 1885; — Les problèmes des origines de la propriété foncière (Revue des Questions historiques, avril 1889); réimprimé dans les Questions historiques; — L'alleu et le domaine rural pendant l'époque mérovingienne, Paris, 1889; — Les origines du régime féodal; le bénéfice et le patronat, Paris, 1890; — Nouvelles recherches sur quelques problèmes d'histoire, Paris, 1891; — La Gaule romaine, Paris, 1891; — L'invasion germanique et la fin de l'Empire, Paris, 1891; — Les transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, Paris, 1892; — Questions historiques, Paris, 1893.
2. Bien significative, la note donnée par son professeur Chéruel en 1851: «Ses devoirs écrits attestent des connaissances étendues, une lecture attentive des sources, une intelligence historique remarquable. Mais il y a quelquefois dans ses compositions une tendance à l'esprit de système et à la confusion.»
3. Réimprimée dans Questions historiques, 1893.
4. La thèse latine (Quid Vestae cultus in institutis veterum privatis publicisque valuerit) constituait l'idée première de la Cité antique.
5. Comme le montre cette lettre à son camarade Perrot, du 3 mars 1870: «Je vivais à Strasbourg dans une atmosphère d'engouement, d'enthousiasme naïf qui m'agaçait et qui aurait fini par me rendre stupide.»
6. Il avait traité le sujet dans son cours de 1862-1863.
7. Voy. Paul Guiraud, op. cit., pp. 84 et sq. Fustel définissait lui-même sa méthode d'enseignement: «Nulle généralisation, nulle fausse philosophie, pas ou peu de vues d'ensemble, pas ou peu de cadres, mais quelques sujets étudiés dans le plus grand détail et sur les textes.»
8. Il est mort le 12 septembre 1889. Pendant trois ans, de 1880 à 1883, il avait été directeur de l'École Normale, mais il se réjouit de revenir à son enseignement et à ses études. Il était de l'Académie des Sciences morales depuis 1875.
9. De là, ses deux volumes: Recherches sur quelques problèmes d'histoire, 1885; Nouvelles recherches sur quelques problèmes d'histoire, 1891
10. L'alleu et le régime rural pendant l'époque mérovingienne, 1889; Les origines du régime féodal, 1890; La Gaule romaine, 1891; L'Invasion germanique, 1891; La transformation de la royauté pendant l'époque carolingienne, 1892.
11. Op. cit., p. 143.
12. Voy. par exemple, Questions historiques, p. 403: «Il y a deux écoles d'érudits: ceux qui pensent que tout a été dit, et ceux qui, penchant vers le doute, ne peuvent se satisfaire des plus beaux travaux de l'érudition, qui doutent de la parole du maître, chez qui la conviction n'entre pas aisément et qui d'instinct croient qu'il y a toujours à chercher.»
13. Voy. à ce sujet Ch.-V. Langlois et Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques.
14. Questions historiques, pp. 405 et sq.
15. Origines de la propriété foncière (reproduit dans Questions historiques, 1893).
16. Sur ce qui précède, voy. le chapitre de Ch. Seignobos (dans l'Histoire littéraire de la France). M. Guiraud lui-même, dans son livre sur la Propriété en Grèce, pour étudier la propriété au Ve siècle avant Jésus-Christ, utilise des textes de Plutarque, postérieurs de six siècles.
17. L'histoire en France et en Allemagne (dans Questions historiques, pp. 15-16).
18. Voy. Henri Sée, Science et philosophie de l'histoire, Paris, 1928.
19. Questions historiques, p. 406.
20. Voy. Paul Guiraud, op. cit., pp. 194 et sq.
21. Sur le lien et la distinction de ces deux notions, voy. notre étude, Matérialisme historique et interprétation économique de l'histoire, Paris, 1927.
22. Voy. Paul Guiraud, op. cit., pp. 219 et sq.
23. Questions historiques, pp. 503 et sq.
24. «Notre principe, à nous, est qu'une population ne peut être gouvernée que par les institutions qu'elle accepte librement et qu'elle ne doit faire partie d'un État que par sa volonté et son consentement libre. Voilà le principe moderne.»

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