Portrait de Fénelon

Saint-Simon
Il s'agit d'un texte extrait des Mémoires du duc de Saint-Simon (édition Chéruel, VII, 59)
Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vue qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappait dans !'original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait. Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi-même dans toutes ses conversations: avec cela, une éloquence naturelle, douce, fleurie; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée; une élocution facile, nette, agréable; un air de clarté et de netteté pour se faire comprendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures: avec cela un homme qui ne voulait jamais avoir plus d’esprit que ceux à qui il parlait: qui se mettait à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettait à l'aise et qui semblait enchanté; de façon qu'on ne pouvait le quitter ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C’est ce talent si rare, et qu'il avait au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs à Jérusalem, et soupirer après son retour, et l’espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie.



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