Enquête sur la fin de la république au Canada français. La petite loterie des parvenus

Marc Chevrier

Compte rendu de l'ouvrage de Stéphane Kelly : La petite loterie. Comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada français après 1837, Montréal, Boréal, 1997, 283 p. 

On a souvent pensé et dit au Canada anglais que le Canada français est inapte à la démocratie. C'était bien sûr la thèse de Lord Durham. Des historiens et des hommes politiques du Canada anglais l'ont adoptée à leur tour, et même encore aujourd'hui on décèle dans les jugements portés par la presse canadienne anglaise sur le Québec l'influence tenace de ce préjugé ancien. Dans un ouvrage original, intitulé La petite Loterie, le jeune sociologue Stéphane Kelly s'est penché sur les origines de cet apparent retard démocratique que le Québec semblait accuser. Kelly commence son étude avec aplomb. Il nous rappelle la fameuse thèse du roi nègre, énoncée par André Laurendeau en 1958: si le Canada anglais ne s'alarme guère de voir le gouvernement Duplessis bafouer les règles du parlementarisme, c'est qu'il se comporte à l'égard du Québec de la même manière que les Britanniques traitent leurs colonies d'Afrique. À ces derniers, il ne leur viendrait pas à l'esprit de réclamer d'un roi nègre qu'il se conforme aux hauts standards politiques des Britanniques. Des intellectuels québécois ont repris la thèse de Laurendeau, dont Pierre-Elliott Trudeau, qui attribuèrent l'apparente immaturité politique du Canada français aux manoeuvres de l'élite canadienne anglaise et à l'emprise de l'église catholique sur la société québécoise.

Or, selon Kelly, si la démocratie a accusé quelque retard au Québec, c'est la "conséquence logique de la politique coloniale britannique après la rébellion de 1837". Cette politique a trouvé sa formulation originelle dans The Wealth of Nations d'Adam Smith, sûr qu'il fallait satisfaire les ambitions des jeunes élites coloniales américaines par la "wheel of the great lottery of British politics" pour garder les colonies dans l'empire. En 1840, Lord Durham reprit la formule de Smith et proposa de faire miroiter aux rebelles patriotes les gratifications de la "petite loterie coloniale". La "petite loterie" envisagée par Durham est devenue un véritable système, qui visait à gagner l'adhésion de rebelle et à en faire un parvenu. Kelly s'attache à montrer la trajectoire des parvenus dont la couronne britannique s'est assuré la collaboration.

Pour illustrer cette trajectoire, Kelly met d'abord en lumière les deux grands imaginaires collectifs du XIXe siècle, chacun formulant un récit des origines de la nation et une conception de la légitimité politique. Ainsi s'opposèrent l'imaginaire monarchiste des Loyalistes, issu de l'espoir que la colonie britannique leur garantira la nouvelle terre promise, stabilité et fidélité à la Couronne, et l'imaginaire républicain des Patriotes francophones et irlandais, chefs de file d'une "petite nation" conquise attachée à l'idéal salutaire d'une république agraire. Le républicanisme des Patriotes puisait à plusieurs sources, dont l'une était américaine, les Patriotes voyant dans la république américaine l'exemple à suivre de gouvernement véritablement constitutionnel. Malgré la répression des Patriotes en 1837-38, le clivage républicain/monarchiste s'est poursuivi au Canada-Uni entre 1840 et 1867. Les pères fondateurs, réunis dans une grande coalition de conservateurs et de réformistes du Haut et du Bas-Canada, et les opposants au projet de "Confédération" reproduisirent le grand clivage politique du temps de John Locke en Grande-Bretagne. La pensée des premiers fut proche du Court Party, appellation utilisée par l'historien Pocock pour désigner les tenants en Angleterre de la mainmise du cabinet sur le parlement et de la défense des prérogatives de la Couronne. Inspirée de la philosophie du Scottish Enlightment, l'idéologie du Court whig vit dans un État puissant un élément indispensable à la création d'une classe marchande prospère. Les opposants au projet eurent pour horizon de sens le républicanisme américain et la vision du Country Party, voix d'opposition qui avait dénoncé en Angleterre la corruption du Parlement par la Couronne et défendu le monde rural contre l'empire des financiers.

La grande coalition compta de nombreux rebelles parvenus convertis au monarchisme commercial du Court whig. Kelly a retracé le parcours de trois des plus éminentes figures d'entre eux: Étienne Parent, Louis-Hippolyte Lafontaine, et George-Étienne Cartier. Il emprunte la notion de parvenu à Hannah Arendt, qui est intimement liée chez elle au concept de "paria". Le parvenu est à la fois un médiateur et un bienfaiteur, qui protège le paria de l'oppression de la société majoritaire. Mais le parvenu doit son ascension à sa collaboration avec l'élite dominante, et se garde donc de réclamer l'émancipation du paria. Ainsi s'établit un système complexe de dépendance mutuelle, dont Arendt détaille les subtilités pour comprendre la relégation des juifs comme peuple paria en Europe et la part qu'y ont prise les juifs d'exception, grands financiers et juifs de cour. Kelly distingue à son tour des francophones d'exception, médiateurs entre le paria canadien français et la Couronne anglaise. Il voit tout d'abord le clerc, qui en échange de privilèges prêche l'obéissance au régime. Le clerc n'aspire pas à entrer dans la société anglaise, seulement à faire comprendre ses droits de minoritaires. Puis vient le notable local, qui ne cherche pas non plus à se faire admettre dans l'autre société. Cet émancipé utilise néanmoins les arguments et l'imaginaire de la société anglaise afin de se gagner un statut enviable parmi les siens. Il préconise la survivance nationale mais réprouve toute contestation de l'autorité. Finalement, le parvenu, qui délaisse l'imaginaire de sa société d'origine pour embrasser celui de la société dominante. Il vante les mérites du régime et sa conduite exemplaire lui vaut une fulgurante ascension. Cependant, comme le souligne Kelly avec le récit, parfois poignant, de la conversion de Parent, Lafontaire et Cartier, la collaboration aboutit à l'assimilation du parvenu. Or, la valeur du francophone d'exception auprès de son peuple paria chute dès lors qu'il cesse d'incarner les aspirations de ce dernier, comme en témoignent le discrédit et l'oubli où furent jetés Cartier et Parent à la fin de leur vie. Le parvenu se place donc dans une situation précaire. D'un côté, il doit montrer au francophone qu'il ne le trahit pas, de l'autre, prouver à l'élite anglaise sa loyauté à la Couronne. Cette ambivalence pousse le parvenu à profiter de la politique de corruption menée par la Couronne après l'Acte d'Union. D'où la conversion rapide de plusieurs patriotes, qui comptèrent parmi les meilleurs promoteurs du patronage érigé en système.

Cela établi, Kelly réfute certaines thèse reçues sur les origines de la Confédération. Pour lui, l'influence du clerc et du notable local fut beaucoup moins déterminante qu'on pourrait le croire dans le projet confédératif de 1867. En fait, le clergé, inquiet et divisé, se tint plutôt à l'écart des débats. Le parvenu contribua lui-même à faire accréditer l'idée du soutien actif du clerc à ce projet en tournant à son profit la division du clergé canadien français. Quant au mythe du "priest-ridden society", le Canada français du début du XIXe siècle était loin de vivre sous la coupe du clergé, assure Kelly. Imbue de l'idéal républicain, la jeunesse instruite avait préféré l'action politique au sacerdoce. L'effondrement de cet idéal après 1838 jeta une jeunesse désenchantée vers la religion.


L'intérêt de La petite loterie dépasse largement l'historiographie du XIXe siècle au Canada, même si ce n'est pas peu que d'en avoir rafraîchi l'étude, en mettant au jour l'imaginaire politique des pères fondateurs de 1867, négligé par l'historiographie canadienne française. Kelly réactualise la théorie d'Arendt sur l'impérialisme et le colonialisme. Il montre que la situation du peuple canadien français dans le première moitié du XXIe siècle était assimilable à celle que connaissaient à la même époque les juifs en Europe. Pour Arendt, l'utilité des concepts de paria et de parvenu ne se borne pas à la condition du peuple juif, ils sont primordiaux pour comprendre la condition des petites nations dans le monde moderne. En somme, l'ouvrage de Kelly confirme la pertinence de la pensée politique d'Arendt et place la condition du peuple canadien français dans une perspective plus universelle. Ensuite, disons-le, il y a un parti pris chez Kelly: les imaginaires et mythes politiques d'un pays vivent longtemps; on les croit morts alors qu'ils ne cessent d'exercer leur influence discrète et silencieuse. Ces imaginaires ont façonné l'œuvre constituante de 1867; les architectes de la réforme de 1982, bien loin de se défaire du monarchisme constitutionnel, ont renoué avec lui. C'est peut-être pour cette raison que Kelly termine son essai sur les nouveaux mythes de notre époque contemporaine, comme cette idée, typique des intellectuels fédéralistes et indépendantistes, que la question nationale au Québec se résoudra en le guérissant de son passé. Or, nous rappelle William Faulkner, le passé n'est pas mort, il n'est même pas passé. 

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