En relisant le Survenant de Germaine Guèvremont

Hélène Laberge

En relisant le Survenant de Germaine Guèvremont

Èditions Fides,Montréal, 1959. Les numéros de page dans le texte sont ceux de cette édition.

 Arrivée des merles aujourd’hui, 2 avril, à Barnston Ouest, après un hiver très long. Occasion de redécouvrir les saisons à travers la sensilité d’un auteur qui vivait à leur rythme; occasion aussi, inattendue, d’un regard nouveau sur le rapport des Québécois sédentaires avec les nomades.

 

Sans le vouloir sans doute, mais en le décrivant très bien, Guèvremont a mis en scène dans son roman Le Survenant le choc de deux civilisations : une civilisation archaïque, celle du Père Didace, enfermée dans une société terrienne immuable et dans une nature encore inviolée dont elle tire son entière subsistance, et une civilisation du déracinement qu'incarne le Survenant, le vagabond, le coureur des bois et du vaste monde: l'itinérant qui ne pourra plus «prendre racines» qui «porte dans son cœur un ennui naturel, s'il croit trouver toujours plus loin sur les routes un remède à sa peine, c'est pour rien qu'il quitte sa maison, son pays, et qu'il erre de place en place. Partout, jusqu'à la tombe, il emportera avec lui son ennui.» (136)

 Ce jugement que porte silencieusement le Père Didace Beauchemin sur ce survenant qui a frappé à sa porte et qu'il héberge n'influe aucunement sur l'amitié qu'il lui témoigne. Car il a adopté ce grand dieu des routes de tout son désespoir d'avoir Amable comme fils et Alphonsine comme bru : deux êtres chétifs, dénués de la force de leurs ancêtres... Mais lorsque Venant lui demande si avec un tel nom : Beauchemin, ... «le premier du nom devait aimer les routes?» il répond avec éloquence : «T'as raison, Survenant. Les premiers Beauchemin de notre branche tenaient pas en place... Ils venaient des vieux pays. L'un et l'autre avaient quitté père et mère et patrie, pour devenir son maître et refaire sa vie. Ah! Quand il s'agissait de barauder de bord en bord d'un pays , ils avaient pas leur pareil à des lieues à la ronde.» Puis, poursuit Didace, l'un d'entre eux «s'est pris si fort d'amitié pour une créature qu'il a jamais voulu s'en retourner... Il s'est donc marié et c'est de même qu'on s'est enraciné au Chenal du Moine.» (134 -135)

 Sans s'apercevoir qu'il parle tout haut, le Survenant se perd en réflexions sur les propos entendus: Pour refaire sa vie et devenir son maître : c'est ainsi que si peu de Français, par nature casaniers, sont venus s'établir au Canada, au début de la colonie, et que le métayage est impossible au pays. Celui qui décide de sortir complètement du pays qui l'étouffe est toujours un aventurier. Il ne consentira pas à reprendre ailleurs le joug qu'il a secoué d'un coup sec.»

 Deux civilisations viennent de s'exprimer, la première toute enracinée qu'elle soit, lorgnant du côté de ceux qui baraudaient (comme le fait le Survenant), «de bord en bord d'un pays»!

 On peut aussi lire le Survenant à la tragique lumière de l'amour incomblé et sans doute incomblable de la laide Angélina. Avec quelle pénétration cet amour est évoqué : d'un côté l'attrait, la tentation du Survenant pour ce que la jeune femme représente de stabilité, de constance, de fidélité passionnée et même d'une fortune assurant l'avenir d'un ménage; de l'autre, la révélation pour Angélina de l'homme, beau, fort, vivant, exotique, compatissant, libre des contraintes d'un petit milieu étouffant, le contraire des jeunes gens terre à terre, méprisants, qui font la cour à une Angélina «passée fleur...» mais riche héritière d'une bonne terre! C'est aussi pour elle la découverte de la poésie. Assise près de lui, elle regarde «sa main étalée  sur la table» :.. cette grande main d'homme, déliée et puissante, tout à la fois souple et forte, une main qui semblait douce au toucher et en même temps ferme et blonde comme le cœur du chêne, une main adroite à façonner de fins ouvrages, Angélina en était sûre... L'infirme pensa : une telle main est un bienfait à qui la possède et une protection pour la femme qui y enfermera sa main. Quelqu'un passa la porte et lumière de la lampe vacilla. Devant l'or roux que la lueur alluma un instant au duvet des cinq doigts large ouverts, elle trouva que la main du Survenant ressemblait à une étoile.»(48)

 Et même lorsqu'elle découvrira cette tare que lui révélera en grand secret Alphonsine, «Il boit», cette tare qui pouvait ruiner une famille entière et qui était la terreur des épouses et des mères, l'avaricieuse Angélina poussera l'amour jusqu'à lui prêter de l'argent!

 Les personnages de Guèvremont sont tous des caractères si typés qu'ils s'attachent à notre mémoire. Même Amanda, le personnage le plus vertueux de cette saga, a une présence tonique. Avec quelle réelle compassion console-t-elle Angélina désespérée par le départ du Survenant, (sans un sourire, sans un je t'aime). «Venant, c'est le mien, cria-t-elle. Et il est parti. Je le reverrai plus. Un chignon de pain sur le coin de la table, je m'en serais contentée, pourvu que lui fût tout proche. Je demandais rien pourtant. Rien que de le voir lever la vue sur moi, de temps à autre, même sans le faire exprès.» Marie-Amanda pleurait à son tour : «Écoute, Angélina... Longtemps elle parla, tâchant, de ses paroles toutes de patience et de sagesse, de dénouer les liens enserrant le cœur de l'infirme.» Et devant sa révolte, elle lui raconte alors qu'elle aussi a connu une peine d'amour. Son fiancé était navigateur et elle était pendant des semaines sans nouvelles de lui : «les soirs que je me suis couchée, une angoisse au cœur, je pourrais pas les compter. Dans ce temps-là, je priais à tout reste, je m'endormais sur mon chapelet... » (181) Il s'ensuit une longue conversation où Angélina peut enfin laisser bercer sa douleur par la maternelle compréhension d'Amanda... Autre temps, autre civilisation où une lente et longue écoute était la plus efficace des drogues!

 Guèvremont a pour décrire la nature ce regard précis né de la constante contemplation d'un lieu. Elle nous en imprègne en réveillant nos propres images des saisons, celles qui échappent encore aux viols de la nature.

 Printemps : Sur le chenal, «les grandes mers de mai avaient fait monter l'eau de nouveau. … Au lieu des géants repus, altiers, infaillibles (de l'automne), Venant vit des arbres penchés, avides, impatients, aux branches arrondies, tels de grands bras accueillants, pour attendre le vent, le soleil, la pluie... Tout près un couple de sarcelles se promenait. Indolente, la cane retourna à sa couvée... » L'embarcation s'approche d'eux mais «Le sentiment de la vie était si fort en eux qu'il leur faisait dominer leur peur naturelle de la mort.» (133)

 Été : : tout en se berçant (dans la balançoire), Angélina laissa son regard errer sur les alentours. Des champs lointains une odeur de miel arrivait jusqu'à elle. Que se passait-il dans le monde? Jamais elle n'avait vu le chenal charrier pareille eau de pure émeraude. Ni les liards (peupliers noirs) autour de la maison déplier aussi délicatement la soie de leurs feuilles luisantes. Jamais les longues terres n'avaient bleui ainsi jusqu'à la ligne sombre du bois, sous la levée de la jeune avoine. Ni le soleil poudrer autant d'or sur la plaine...(143).  

 Automne : temps des labours : «Pour mieux prendre connaissance de la planche de terre qu'il venait de labourer, Didace, le regard vif sous d'épais sourcils embroussaillés, se retourna : les raies parallèles couraient égales et presque droites dans la terre grasse et riche... il avait fait une bonne journée. Entre la route à ses pieds et les pâturages communaux de l'Ile du Moine, l'eau du chenal coulait paisible et verte. … Allégées de leur lait, une dizaine de vaches, à la file, avançaient lentement sur la berge boueuse. Dans le ciel uni, sans une brise, un seul nuage rougeoyait vers l'Est, dernière braise vive parmi les cendres froides... À ce temps morts, amollissant, il préférait les pluies de bourrasque, les rages de vent qui fouettent le sang des hommes et condamnent les oiseaux sauvages à se réfugier dans les baies.»(14)

 Hiver : Le regard perdu dans le firmament pommelé vers le Nord, au défi des bourrasques de vent, des coups d'eau, des bordées de neige et des tempêtes de poudrerie, (Alphonsine) énuméra joyeusement les ressources de la maison : - Tout notre hivernement : notre bois, tu le vois, de la plane des iles, de belle grosseur; la fleur de sarrasin, on en parle pas, on est à même. Nos pois cuisent en le disant sans l'aide d'une goutte d'eau de Pâques. Nos patates fleurissent, une vraie bénédiction. Notre beurre de beurrerie s'en vient. On a tout ce qu'il nous faut. Il nous restera plus qu'à faire boucherie et à saler le jeune lard, à la première grosse gelée après la Notre-Dame.»(31).

 Force est de se demander en relisant ce livre, que plusieurs décennies ont recouvert d'un oubli immérité, où se trouvent maintenant les Didace, les Survenant, les Angélina, toute cette société qui nous semble bornée, enclose dans des rites archaïques communs, dont les seuls spectacles étaient une enfilade des saisons toujours recommencées. Mais ces êtres, ces caractères qui dégagent un tel parfum d'âpre réalité et d'authenticité, ne nous font-ils pas jeter sur la civilisation actuelle un nostalgique regard critique?

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