Du courage
Je définirais bien l'homme par la peur aussi ; car je ne puis penser que l'animal ait peur ; il fuit, ce n'est pas la même chose ; et tous ces efforts d'idolâtrie pour laisser à l'animal quelque faible sentiment, même de ses maux, sont décidément vains. La raison est entière, clairvoyante et inflexible dans la peur même ; la peur est royale, comme le courage. Ce qui fait peur, toujours cette imagination déréglée, dans le silence des choses, dans l'éloignement du danger, oui, ces apparitions arbitraires, ces miracles d'un moment, ces dieux et ces génies partout, ce danger sans corps et sans forme, cette nature animée. Mais l'horreur est dans ces yeux sages à qui il n'est pas permis de recevoir ces folles apparences ; le mal de la peur, c'est la contemplation d'une déchéance, ou d'un désordre, hors de soi, en soi. Il y a une grande honte dans la peur. Mais ce n'est qu'une épreuve aussi et qui annonce un fier courage. Car ce petit monde effrayant ne tient que par toi, et ta peur aussi ne tient debout que par ton courage. Ce scandale annonce autre chose, car qui se rend à sa peur tombe dans la nuit sans pensée. Veut-on comprendre enfin que la conscience morale, c'est la conscience même ?
On a assez remarqué que la peur est plus grande de loin, et diminue quand on approche. Et ce n'est point parce qu'on imagine le danger plus redoutable qu'il n'est ; ce n'est pas pour cela, car à l'approche d'un danger véritable on se reprend encore. C'est proprement l'imagination qui fait peur, par l'instabilité des objets imaginaires, par les mouvements précipités et interrompus qui sont l'effet et en même temps la cause de ces apparences, enfin par une impuissance d'agir qui tient moins à la puissance de l'objet qu'aux faibles prises qu'il nous offre. Nul n'est brave contre les fantômes. Aussi le brave va-t-il à la chose réelle avec une sorte d'allégresse, non sans retours de peur, jusqu'au moment où l'action difficile, jointe à la perception exacte, le délivre tout à fait. On dit quelquefois qu'alors il donne sa vie ; mais il faut bien l'entendre ; il se donne non à la mort, mais à l'action. C'est pourquoi on voit que, dans les guerres, la peur et la haine sont à l'arrière ensemble, et le courage en avant, avec le pardon. Car, comme je l'ai expliqué, on ne hait que par colère, qui est peur au fond ; je hais celui qui m'a fait peur ; mais celui qui m'aide à être libre, lucide et invulnérable, en me montrant l'image du héros résolu, celui-là je l'aime déjà.
Une des causes de la guerre est l'impatience qu'on a de la craindre. Le pressentiment aussi que cet état ne peut durer, et que le plus beau courage est au fond de cette crainte-là ; la guerre est comme un rendez-vous que l'on se donne ; c'est pourquoi ils sont si pressés d'y aller. Mais pourquoi ? Par cet esclavage de tous les jours, qui vient de ce que nous ne savons pas séparer le respect de l'obéissance. Quoi ? Tant d'hommes pour mourir, et si peu pour braver les pouvoirs ? Il ne manque pourtant pas d'occasions d'oser. Oser estimer les valeurs véritables, le policier, si haut qu'il soit, pour ce qu'il est, le menteur pour ce qu'il est, le flatteur pour ce qu'il est, et tous selon l'esprit, pardonnant même tout par la vue claire, ce qui est plus dangereux encore. Mais tous ces guerriers vivent à genoux ; ils tremblent pour un roi, pour un inspecteur, pour un préfet. Ce n'est qu'à la guerre qu'ils trouvent l'occasion de vivre une fois ou deux avant de mourir.