Du classicisme au romantisme, de la primauté de l'idée à celle du mot

Charles Lecoeur

 

Extrait de la Pensée religieuse de Victor Hugo, Bordas, Paris 1951

 

Il n'y a pas à se dissimuler, écrit Ch. Renouvier, que la révolution littéraire en très grande partie commencée, poursuivie et accomplie par Victor Hugo a été une révolution contre la raison ». A la place de révolution contre la raison (car, ainsi que nous le verrons, Hugo n'a jamais été déraisonnable), mettons révolution contre Descartes, et nous aurons la clef à la fois de son génie et de l'opposition passionnée qu'il rencontre.

En littérature le nœud de-cette révolution est la conception différente que de part et d'autre on se fait du mot. Pour les classiques, le mot n'est que le signe de l'idée. Tout ce qu'ils lui demandent est d'être aussi clair et précis qu'un symbole algébrique et de ne pas surcharger la pensée. C'est pourquoi Boileau subordonnait la rime à la raison, c'est-à-dire à l'idée (« la rime est une esclave et ne doit qu'obéir »), et Buffon conseillait de choisir toujours le terme le plus général. Condillac exprime la pensée profonde des deux siècles de littérature classique, quand il proféra comme une évidence l'aphorisme fameux La science est une langue bien faite », qui signifie par réciproque (une langue bien faite est la science) que les écrivains doivent prendre pour modèle les propositions d'Euclide.

Hugo au contraire aime les mots. On se rappelle le chapitre des Misérables où, sous un prétexte insignifiant, il s'amuse à faire défiler tous les mots d'argot qu'il connaît. Tandis que le vocabulaire de Racine est étonnamment pauvre, Hugo a déversé dans son œuvre presque tout le dictionnaire de la langue française, et dans ses épigraphes quatre ou cinq langues étrangères. Non seulement il aimait les mots, mais il aimait jongler avec eux, avec les rythmes difficiles comme le célèbre crescendo et decrescendo des « Djinns », avec les rimes rares comme les deux cents rimes en écho-de la « Chasse de Burgrave» :

                             Daigne protéger notre chasse,

              Châsse.

De Monseigneur Saint-Godefroy, [1]

              Roi !

Là on ne dira pas que la rime est esclave. Elle est reine au contraire, et elle le reste jusque dans les poèmes les plus-philosophiques de Hugo. Qu'on lise ces vers :

C'est un prolongement sublime que la tombe,

On y monte, étonné d'avoir cru qu'on y tombe,

Ou ceux-ci qui terminent dans 1' « Expiation » le récit de-là bataille de Waterloo : '

Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants

Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants.

« Etonné d'avoir cru qu'on y tombe » et. « Où Dieu mêla tant de néants » ont été évidemment amenés par le 'désir d'une rime riche. Mais il faut remarquer que la pensée n'y perd rien, qu'elle en est au contraire magnifiquement élargie.

On voit la différence avec la façon de travailler de Boileau. Boileau commençait par fixer ce qu'il voulait dire- (Racine allait jusqu'à prendre la précaution d'écrire à l'avance ses tragédies en prose), puis il cherchait les mots-pour le dire :

                 Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Hugo au contraire trouve d'abord les mots, puis cherche ce qu'ils veulent dire, quitte naturellement à éliminer les-associations de mots qui ne présentent aucun sens ou dont le sens est sans intérêt.

A première vue cette méthode apparaît paradoxale. Quand on y réfléchit, on s'aperçoit avec surprise qu'elle est la plus-naturelle de toutes. C'est celle même par laquelle l'enfant apprend à parler. Il commence par répéter des sons sans suite et sans aucun sens qui correspondent, si l'on veut aux acrobaties presque purement verbales des Ballades de Hugo. Puis l'enfant sent qu'il faut dans cette musique isoler des mots, et après quelques tâtonnements, où par -exemple il appellera papa tous les messieurs qu'il voit, il finit par appliquer exactement chaque mot à son objet. Ce n'est pas l'idée qui cherche le mot, c'est le mot qui cherche l'idée, de sorte que l'enfant imprègne peu à peu sa pauvre petite pensée personnelle de l'immense expérience collective du langage. Mais on n'a jamais fini d'apprendre à parler, car il y a de ces mots (destin, fatalité, éternité, honneur, âme, Dieu), dont personne ne peut se vanter d'avoir épuisé le sens. Ce sont ceux que toute sa vie Victor Hugo s'est efforcé de placer dans ses vers, en les employant avec une profondeur et une subtilité sans cesse croissantes.

Très conscient de ce qu'il faisait, il a lui-même exposé sa méthode dans un poème des Contemplations intitulé : « Réponse à un acte d'accusation », où il raconte avec beaucoup de verve sa révolution littéraire. Puis il en montre la base philosophique :

Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.

La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant ;
La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure, '
Frémit sur le papier quand sort cette figure,
Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu,
Face de l'invisible, aspect de l'inconnu ;
Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l'ombre ;
Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l'eau, le niveau ;
Formule des lueurs flottantes du cerveau. '

Plus loin Hugo complète :

Ce qu'un mot ne dit pas, un autre le révèle.[2]

Dans un poème de Toute la Lyre (tv. II), Hugo se montre en train de composer* Le titre est : « Je travaille ».

Amis, je me remets à travailler ; j'ai pris
Du papier sur ma table, une plume, et j'écris :
J'écris des vers, j'écris de la prose
.                    • J'entends

Bruire en moi le gouffre obscur des mots flottants

 

Et plus loin :

Je travaille. A quoi ? Mais... à tout ; car la pensée
Est une vaste porte incessamment poussée
Par ces passants qu'on nomme Honneur, Devoir, Raison,
Deuil, et qui tous ont droit d'entrer dans la maison.

L'opposition entre cette méthode et celle du Discours de la méthode est frappante. Il ne s'agit plus de mettre en doute le premier mouvement spontané de la pensée, de le corriger et, selon 1'expression de Descartes, de ramener dans «le droit chemin... ceux qui courent et qui s'en éloignent » (« ajoutez quelquefois, plus souvent retranchez »,  disait Boileau). Hugo au contraire fait exprès de se laisser aller à ce mouvement spontané en se fiant pour le conduire au vrai à ce sourd instinct du mot juste qui est, chez lui, non moins infaillible que l'évidence cartésienne des idées claires et distinctes.

 



[1] L’Année terrible, Mars, : L’Enterrement

[2] Les Contemplations, I, 8 : Suite.

 

 

 




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