L'amour de Dieu

Jean-Paul Desbiens
Un des pères de la Révolution Tranquille rappelle ici son amour de Dieu.
« Écrire quelques centaines de mots sur l'amour de Dieu est une entreprise indécente. Précisons tout de suite que l'expression «amour de Dieu» peut vouloir dire l'amour de Dieu pour l'homme ou l'amour de l'homme pour Dieu. Dans un cas comme dans l'autre, Mallarmé ne comprenait pas qu'on pût écrire les mots «Dieu» et «coeur». Jules Renard commente: «Ces mots, dans une phrase, font l'effet d'un caillou dans une toile d'araignée.» Ajoutez le mot «amour», assez lié au mot «coeur», l'organe présumé des sentiments, et on ne parle même plus d'un caillou; on parle d'une pierre. On ne peut quand même pas faire l'économie de ces trois mots.Le risque d'indécence se présente si l'on entend livrer son propre témoignage sur son amour de Dieu.

    L'Écriture, toute l'Écriture, nous révèle que Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné le Fils, l'Unique, pour que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle. Et le Fils s'est livré à la mort pour le salut des hommes. Sur cette base, sous cette lumière, l'amour de Dieu pour l'homme est une certitude. Ce n'est pas pour autant une évidence. L'amour «descend» et ne «remonte» guère. Si l'amour était si naturel ou si courant qu'on le chante, il ne serait pas objet de commandement. Or, il est l'objet de deux commandements: le premier et le quatrième. Il n'y a pas de commandement qui oblige à manger ou à respirer.

    Pourtant, l'amour est. C'est l'ÊTRE même, d'après l'Évangile. Dieu est amour. Ainsi, donc, l'amour «descend» et «remonte». En Jésus, la brebis égarée, c'est-à-dire l'humanité, est aimée et aime en retour.

    Justement, l'amour de certains hommes pour Dieu est une évidence. La vie des saints l'établit. Mais la vie des saints n'est pas objet de foi. Et l'objet même de leur amour n'est toujours pas une évidence. Le curé d'Ars: «Je serais bien à plaindre s'il n'y avait pas de paradis. Mais il y a tant de bonheur à aimer Dieu dans cette vie que cela suffirait.» Il avait l'évidence qu'il aimait Dieu; il ne possédait pas l'évidence de l'amour de Dieu ni même que Dieu est. Je dis: l'évidence. Il éprouvait sans doute un sentiment plus profond que l'évidence. Comment savoir? Comment dire?

    Ce que nous connaissons, ce que nous affirmons connaître ou avoir connu de plus grand, de plus renversant, s'appelle l'amour humain. Mais l'amour d'un homme pour une femme; l'amour d'une femme pour un homme est-il si évident? L'amour d'un père pour ses enfants; d'une mère pour ses enfants, quand est-ce que cela peut s'appeler de l'amour? L'amour des enfants pour leurs parents est généralement inférieur à celui qu'ils ont reçu. Il ne se démêle guère du besoin de protéger son «espace vital». L'équilibre peut s'établir rétroactivement quand les enfants sont eux-mêmes devenus parents.

    L'amour se dit beaucoup et aisément, surtout dans l'ébranlement initial. Mais après, mais toujours, et sans illusion, c'est une autre histoire. Une histoire sans mots. Une histoire qui se déroule à l'insu de ceux qui s'aiment.

    Jusqu'ici, je ne dis rien que des banalités. Banalité, je veux dire: des propos à la portée de n'importe qui, selon l'étymologie du mot «banal». Mais qu'en est-il de mon amour de Dieu? Faisons un détour précautionneux. Dans les psaumes, on lit: «Mon âme a soif de Dieu. Mes yeux devancent l'aurore pour te chercher. Qu'ils sont aimés, Seigneur, tes tabernacles! Que ma langue se colle à mon palais si jamais je t'oublie». Les hommes qui ont inventé ces protestations ne connaissaient pas le Dieu de Jésus.
    Je me méfie des émotions spirituelles. De toute façon, je n'en ai pas. Je n'ai jamais fait «l'expérience de Dieu», comme les alléluiatiques en parlent si volontiers. Les premiers chrétiens n'étaient pas sentimentaux. Ils n'avaient même pas pris la peine de se nommer eux-mêmes. Ce sont les païens, par dérision ou par commodité, qui les ont nommés ainsi. Les premiers chrétiens avaient de qui tenir: les quatre premiers témoins, je veux dire les quatre Évangélistes, rapportent la Passion de Jésus dans un style qui s'apprente au procès-verbal.

    Mais alors, qu'en est-il de mon amour de Dieu? Eh bien! Il est misérable. Je suis d'une espèce pauvre en amour. L'espèce humaine. J'ai déjà écrit: «J'aurai toujours parlé de Jésus avec dignité et, quelques fois, avec amour.» Mais qui est Jésus? «Qui dites-vous que je suis?», demandait-il à ses disciples. L'évangile de ce jour (j'écris ces lignes en ce dimanche du Christ Roi) nous dit qui est Jésus. Jésus, c'est l'affamé, le nu, l'étranger, le malade, le prisonnier.

    De là il ressort que les élus auront aimé Jésus à leur insu. Ils sont tout surpris de l'avoir nourri, visité, soigné, accueilli. Or, je n'aime, et encore, que mes amis, c'est-à-dire ceux dont j'ai quelque raison de croire qu'ils m'aiment. Mais aimer, c'est donner sa vie pour ceux que l'on aime.

    Saint Jean écrit: «Si quelqu'un dit: "J'aime Dieu", et a de la haine pour son frère, c'est un menteur; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit ne peut aimer Dieu qu'il ne voit pas.» Je suis placé devant cette lumière et ce critère.

    Une hymne de l'office porte ceci: «Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi? Qui donc est Dieu, si démuni, si vulnérable? Qui donc est Dieu que nul ne peut aimer s'il n'aime l'homme? Qui donc est Dieu qu'on peut si fort blesser en blessant l'homme?»

    Là-dessus, je pense à cette remarque de Nietzsche: «Que trouves-tu de plus humain? Épargner la honte à quelqu'un.» Ce geste, en effet, est sans témoin, sans bénéficiaire sachant qu'il l'est. C'est le geste le plus pur que l'on puisse imaginer.
    Que trouves-tu de plus divin? La miséricorde. Ne pas trop se dépêcher, donc, de proclamer son amour pour Dieu. Croire en l'amour de Dieu.

    En fin de compte, «nous n'avons pour seule offrande que l'accueil de son amour.» Pourvu encore que cette remarque ne me serve pas d'alibi. »

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