Dette sociale et solidarisme

Benjamin Chapas

La dette sociale et le quasi-contrat social

Et les solidaristes de développer à ce stade la notion de « dette sociale », qui sera reprise par Marcel Mauss dans son essai sur le don (Mauss, 2007, [1924]) et connaîtra un succès fulgurant : « De tous les sentiments nouveaux qui ont germé en silence depuis une ou deux générations au fond de la conscience publique, et dont l’éclosion un de ces jours étonnera ceux qui n’ont rien appris, n’ayant rien observé, le plus fort et le plus profond, c’est le sentiment du devoir social, disons mieux, de la dette sociale qui pèse sur chacun de nous, et dont pendant longtemps nous semblions n’avoir pas plus conscience que de la pression de l’air qui nous enveloppe » (Buisson, 1896, cité par Blais, 2007, p.19) [4]. Déjà en germe chez Leroux et Renouvier, cette notion de dette sociale leur permet d’insister sur ce qui devrait avoir la force de l’évidence à leurs yeux, à savoir que la société précède toujours l’individu – « c’est là un fait d’ordre naturel antérieur à leur consentement, supérieur à leur volonté », écrit Bourgeois (1896) – et qu’à ce titre, l’homme doit une partie de ce qu’il est à l’association humaine elle-même : « s’il n’existe pas, comme le soulignait Durkheim, de partie qui ne soit partie d’un tout, et que celui-ci est plus que la somme de ces parties, on peut convenir que l’homme doit ce qu’il est, en tant qu’individu, à l’association humaine » (Paugam, 2011, p.15).

C’est ainsi que, du langage aux outils, en passant par les pensées, les institutions, les arts et/ou la religion, tout ce dont les individus héritent et ont naturellement en partage est perçu comme l’élément à partir duquel les solidaristes se proposent de penser l’ensemble des connexions qui s’établissent entre les individus dans le cours ordinaire de leur vie. Car pour jouir en toute liberté d’un tel « capital », encore faut-il que ces derniers se soient auparavant acquittés de leur dette envers la société, soit du prix des services que leur ont rendus leurs ancêtres en ayant enrichi ce patrimoine par leur travail – « cette dette contractée envers les ancêtres est immense. Elle renvoie non pas à quelques individus surdoués ou quelques groupes supérieurs mais bien à l’ensemble des hommes qui, par leur interdépendance dans le travail, ont contribué au progrès de l’humanité » (Paugam, 2011, pp.14-15). Tel est le sens profond du solidarisme, approche réaliste et positive de la vie sociale qui recommande de partir du constat selon lequel chaque individu naît en quelque sorte « débiteur », c’est-à-dire chargés d’obligation de toutes sortes envers la société comme Auguste Comte l’avait déjà fait remarquer.

Ajoutons que s’ils revendiquent le caractère « scientifique » de leur doctrine pour mieux consommer la rupture avec les traditions religieuses et affirmer leur indépendance laïque, les solidaristes n’ont jamais fait mystère du fait que leur objectif était de favoriser ainsi l’égalité des conditions pour garantir l’unité des individus (Bouglé, 1907). De ce point de vue, l’insistance sur l’idée d’une dette sociale est donc aussi, pour eux, une façon d’imposer l’idée selon laquelle le droit inconditionnel des individus à la liberté ne va pas sans contrepartie : « le principe de la morale solidariste est que chaque vivant sociable, par le fait seul qu’il naît et développe sa vie individuelle au sein d’une société, profite réellement de tous les efforts sociaux antérieurs et doit, rationnellement, contribuer au bien commun » (Fouillée, 1905, cité par Audier, 2010, p.126). Parce qu’en tant que telle, cette idée selon laquelle les individus doivent s’acquitter d’une dette pour pouvoir jouir de leur liberté n’est pas évidente, au moins aussi peu que ne l’est le passage des sciences naturelles à la philosophie sociale et juridique : c’est une chose de reconnaître une solidarité nécessaire et de prendre conscience d’un héritage, [mais] que c’en est une autre de déduire de cet échange et de cet héritage-là une série d’obligations positives » (Blais, 2007, p.38).

En d’autres termes, si la notion de dette sociale est parlante, au sens où elle permet d’insister sur le fait que nous sommes tous des associés dans le temps et dans l’espace, elle dit surtout l’immense difficulté qu’il y a à vouloir fonder le droit sur le fait – le risque, notamment, étant de tomber dans le « sophisme naturaliste » dont on sait qu’il fait le lit du libéralisme le plus débridé… Et c’est bien pour cela que Léon Bourgeois sera obligé d’emprunter au code civil une notion très ancienne et peu connue de ses contemporains pour réussir le tour de force visant à concilier le fait et la norme et à rendre le remboursement de la dette obligatoire : la notion de quasi-contrat (Bourgeois, 1896). Partant de l’hypothèse que l’humanité est progressivement passée du régime du statut à celui du contrat (Maine, 1861), et insistant sur le risque d’anomie auquel la société moderne se voit par là-même exposée, l’auteur, en effet, opère une analogie essentielle entre le droit privé et le droit public pour rappeler que certaines obligations se forment « sans qu’il intervienne aucune convention, ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui qui s’y est engagé » (art. 1370-1371 du Code civil) [5]

C’est-à-dire que « le point important, et étrangement précurseur, est le fait que ce quasi-contrat, qui n’a jamais été formulé, consiste à placer les associés dans une espèce de ‘position originelle’ d’équivalence. C’est, dit Bourgeois, une sorte de ‘contrat idéal’ qui respecterait la juste volonté des associés, s’ils étaient capables de se mettre chacun à la place de l’autre. Quelles que soient les inégalités de condition, le quasi-contrat postule une ‘égalité de valeur’ entre tous les individus. Il suppose des êtres conscients et libres, qui auraient été capables de ‘discuter’ et de donner leur consentement » (Blais, 2007, p.39). Se référant à une conception du contrat social bien différente de celle que véhicule la tradition du droit naturel, c’est ainsi que Léon Bourgeois se réapproprie le contractualisme politique pour montrer que la liberté et la solidarité participent d’une seule et même réalité anthropologique et que, loin d’être antinomiques, elles concourent ensemble à la genèse d’une démocratie non moins sociale que libérale [6]. « Sociale » dans la mesure où elle contribue au développement d’une économie qui se fait fort de répondre aux besoins sociaux qui émanent d’un modèle de développement souvent coûteux sur le plan humain – et cela aussi bien grâce à l’action des pouvoirs publics qu’à la spontanéité et la bonne volonté du tissu associatif et coopératif. Mais néanmoins « libérale » étant donné que les solidaristes n’en restent pas moins attachés à l’idée que, ce faisant, l’objectif n’est pas de faire le procès de la liberté mais, au contraire, de favoriser l’émergence d’une « cité de consciences autonomes » (Michel, 1901, cité par Blais, 2007, p.255).

Notes

[4] « L’idée de dette a eu un retentissement considérable. On peut aisément expliquer le phénomène. Elle s’appuie en effet sur un énigmatique sentiment, au demeurant profondément religieux, qui associe à la reconnaissance éprouvée pour l’auteur d’un bienfait la propension à lui rendre quelque chose en retour, à tout le moins un remerciement (…). Le processus est sans doute inconscient, mais tout indique que, même dans les sociétés les moins évoluées, chacun sait qu’il doit transmettre à son tour un héritage dont il a profité. Il semble bien que l’une des premières obligations inscrites au fond de la conscience humaine est l’obligation d’avoir à rendre ce que l’on a reçu » (Blais, 2007, p.36).

[5] C’est-à-dire sur une simple présomption de volonté, soit un consentement qui n’est pas toujours explicite mais qui peut être tacite et sous-entendu en raison même de l’appartenance des individus à la société : « puisque la société existe et qu’elle se maintient par l’acceptation tacite de ceux qui la composent, il y a entre eux ce que le doit civil a depuis longtemps défini sous le nom de quasi-contrat » (Delprat, 1908, cité par Audier, 2010, p.121).

[6] Qui, notons-le au passage, rappelle étrangement la construction rawlsienne : « il est légitime de présumer que des êtres raisonnables, s’ils fondaient aujourd’hui une société commenceraient par poser en principe la mutualisation des risques comme des avantages. D’un commun accord ils jugeraient absurde de réserver tous les profits à une classe, toutes les charges à une autre classe. Ils voudraient, en un mot, avant de contresigner le contrat que, pour les diverses parties en présence, les causes du consentement fussent égales. C’est cette volonté, bien qu’elle n’ait jamais été formellement exprimée, que nous devons étendre et exécuter aujourd’hui, si nous désirons organiser notre société suivant la justice » (Bouglé, 2009, [1904], p.30).

Bibliographie (par ordre de mention dans le texte)

Mauss M., 2007, Essai sur le don (1re édition : 1924), PUF.

Buisson F., 1908, La politique radicale. Etude sur les doctrines du parti radical et radical-socialiste, Giard et Brière.

Blais M.-C., 2007, La solidarité. Histoire d’une idée, Gallimard.

Bourgeois L., 1896, Solidarité, Armand Colin.

Paugam S., 2011, Repenser la solidarité (1re édition : 2007), PUF.

Bouglé C., 1907, Le solidarisme, Giard et Brière.

Fouillée A., 1905, Les éléments sociologiques de la morale, Alcan.

Audier S., 2010, La pensée solidariste. Aux sources du modèle social républicain, PUF.

Maine, H. S. 1861, Ancient law : Its connection with the early history of society and its relations to modern ideas, J. Murray.

Michel H., 1901, Question du temps présent : la doctrine politique de la démocratie, Armand Colin.

Delprat G., 1908, « La crise du libéralisme en matière d’assistance. Les origines », Revue politique et parlementaire, quinzième année, t.LV, pp.335-337.

 




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