Concerts de la vie

Antoine Ouellette
La musique n'est pas chose abstraite. Tout au long de son histoire, elle n'a cessé de dialoguer avec le monde. Son destin est comme un grand livre sonore qui nous apprend autant sur elle que sur l'architecture, la poésie, la philosophie, la science, le sentiment religieux, les sociétés, etc. En plus de sa beauté propre, la musique est lieu d'échange, de réflexion, peut-être même de sagesse. N'est-il pas frustrant de la voir si souvent confinée à un rôle de caféine ou de valium sonore!

Au moment où se posent avec une acuité croissante les problèmes liés aux pressions de la civilisation humaine sur les équilibres planétaires, la musique pourrait se révéler comme un lieu privilégié de discussion entre nature et culture. Ce dialogue nature-culture, la musique occidentale le tient en fait depuis déjà longtemps. Le présent article se propose de l'écouter et de le traduire sous forme de panorama historique autant que de réflexion actuelle.
Un dialogue intérieur
Art musical par excellence du Moyen-Âge, le chant grégorien ne décrit jamais des phénomènes de la nature: nombre de textes bibliques auraient pourtant pu inspirer aux auteurs de ce chant quelques orages, tremblements de terre ou chants d'oiseaux! Cependant, à y regarder de plus près, on constate à quel point cet art est intimement lié à la nature. À travers la liturgie quotidienne, le chant grégorien ponctue et sanctifie les moments de la journée: la nuit avec l'office des Vigiles; l'aube avec les Laudes; le plein jour: la Messe; le soleil déclinant: les Vêpres; le soir: les Complies. C'est aussi une musique éminemment géologique, tributaire de la pierre des églises pour atteindre cette résonance, cette réverbération essentielle à son envol, à sa respiration, à sa plénitude! Les vocalises des Kyries et des Alléluias possèdent quelque chose d'indubitablement floral: cela devient, pour une fois, tout à fait explicite dans le merveilleux Alléluia de la fête de Saint-Joseph. Les paroles: «Le juste germera comme un lys et fleurira pour toujours devant le Seigneur» sont traduites par des gerbes de notes évoquant la germinaison, l'épanouissement, la floraison! Plus profondément encore, la mélodie grégorienne, comme la vie, est en elle-même basée sur une continuelle alternance d'élans et de repos (les Arsis et Thésis des théoriciens).

À mesure que la civilisation occidentale creusait un fossé de plus en plus profond entre corps et esprit, entre raison et intuition, l'art commença de même à mettre une distance entre la nature et la culture. Déjà, le XVIIe siècle s'ingénia à isoler le fait musical de la vie. Dans l'histoire, c'est bien l'époque baroque qui inventa les théâtres d'opéra et les salles de concerts, lieux fermés destinés à ritualiser l'art dans le sens de la culture et de le présenter tel un bijou dans un écrin, bien protégé des éléments naturels pouvant atténuer son éclat, sa valeur.

D'un autre côté, au moment même où Isaac Newton (1642-1727) découvrait les lois de la gravitation et de l'attraction universelle, les musiciens — théoriciens autant que compositeurs — codifièrent rationnellement les lois du système tonal. Apparu empiriquement à partir des années 1590, ce système musical (encore largement employé aujourd'hui) fait justement graviter les sons les uns autour des autres, selon un ordre et une hiérarchie bien précise, un peu à l'image des planètes qui gravitent autour du soleil. Poursuivant une démarche initiée par Pythagore (VIe siècle avant Jésus-Christ), les acousticiens arrivèrent à formuler mathématiquement des lois concernant la nature même du son (comme Joseph Sauveur, vers 1700, pour la série des sons harmoniques). Ces fondements scientifiques, basés sur la connaissance de la nature physique du son, permirent à Jean-Philippe Rameau (1683-1764) d'écrire son traité d'harmonie musicale le premier du genre et de l'intituler: Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels (1722).

Encabanée d'un côté, rationalisée de l'autre, la musique, tel un oiseau fantastique, réussit pourtant à s'échapper de ces cages dorées! Les concerts de rues animèrent la vie des villes et des villages tout au long des siècles baroques et classiques. Mozart s'émerveillait des soirées de Salzbourg où les harmonies des sérénades s'alliaient à la plus intense joie de vivre. Ces concerts en plein air pouvaient tout autant atteindre le grandiose!

Quelques oeuvres amorcent déjà un dialogue ouvert avec la nature. Dans son Troisième Livre de pièces pour clavecin (publié en 1722), François Couperin évoque les Vergers fleuris, Les lys naissants, Les roseaux, et donne la parole au Rossignol en amour, aux Fauvètes plaintives (sic) voire à la Linote éfarouchée (resic)! De son côté, l'italien Antonio Vivaldi (1678-1741) brosse un vigoureux tableau des Quatre saisons (publié en 1724), à grands coups d'effets évocateurs ingénieusement conçus pour orchestre à cordes! Ce sont là des oeuvres naïves, sans doute, qui ne prétendent aucunement intégrer dans la musique les sons de la nature d'une façon scientifique. Avec leur fraîcheur, elles témoignent néanmoins de la présence de la nature au sein de la culture de leur temps.

Le style classique fait naître la symphonie pastorale, depuis celle du pionnier Johann Stamitz (1717-1757) jusqu'à l'apothéose du genre avec celle de Beethoven (1807-08); cela en parallèle avec des philosophies idéalisant maintenant l'état de nature (Jean-Jacques Rousseau!). Au pinacle de son art et de sa célébrité, Joseph Haydn (1732-1809) magnifie toute cette lignée d'oeuvres dans un diptyque monumental convoquant toutes les ressources du classicisme tardif. Ses deux oratorios l'un sacré: La création (1798), l'autre profane: Les saisons (1799-1801) offrent une vision intégrale, harmonieuse du monde et de la vie; une vision fermement fondée sur la conviction que le cosmos reflète un ordre divin et une beauté supérieure à laquelle participent tous les êtres.

La nature romantique
Après ce sommet, le romantisme du XIXe siècle opère un changement de ton important. Malgré le culte de la nature des artistes de ce temps, le dialogue nature-culture demeure surtout implicite: les oeuvres comme Scènes de la forêt, de Robert Schumann (1849), restent encore plutôt rares. Pourtant, plusieurs musiciens romantiques sont fondamentalement redevables à la nature pour leur inspiration. Ainsi, à part quelques lieders
1, aucune oeuvre de Johannes Brahms (1833-1897) ne se veut ouvertement un manifeste d'amour envers la nature. Mais, raconte Florence May, une de ses élèves, «Brahms était un grand marcheur et avait un amour passionné pour la nature. Au printemps et en été, il se levait à quatre ou cinq heures et, après s'être fait chauffer une tasse de café, il partait dans les bois pour jouir de la délicieuse fraîcheur du matin et pour écouter le chant des oiseaux. Même en cas de mauvais temps, il trouvait toujours quelque chose à admirer, toujours un motif de se réjouir. Je ne la trouve jamais triste me dit-il un jour sur une remarque touchant à l'effet déprimant d'une pluie incessante; même quand il pleut, je découvre une autre sorte de beauté» (cité par Claude Rostand, Brahms, Fayard). Inspiré par les beautés conjuguées des montagnes, des forêts et des lacs d'un lieu de villégiature, Brahms écrit à un ami: «Il y a tant de mélodies qui flottent çà et là qu'il faut faire attention de ne pas marcher dessus!»

Si, comme leurs prédécesseurs, les Romantiques s'attardent peu à décrire la nature, leur musique toute entière irradie un profond sentiment de nature. Mais à une nature décorative ou harmonieuse, ils opposent désormais une Nature mystérieuse, regénératrice autant qu'inquiétante. Celle-ci devient même personnage d'opéra comme dans le Freischtz (1821) de Karl Maria von Weber. À la fin du second acte de cet opéra, le chasseur Kaspar se rend, à minuit, au coeur de la forêt, près du Ravin du loup, pour négocier un pacte avec le Diable. Ses incantations sataniques déchaînent les forces occultes, maléfiques, se terrant au plus profond de la Nature. La puissance hallucinante de cette scène lui a d'ailleurs valu d'être interdite lors de certaines représentations! Dans l'opéra de Weber, le cor de chasse sonnera la victoire sur ces forces obscures; cela alors que bientôt, la révolution industrielle allait engager l'humanité dans un implacable assaut envers la nature. Mais déjà, ce triomphe semble amer: l'expression du sentiment de nature chez les Romantiques se voile souvent de mélancolie.....

Jardins musicaux
Au tournant des XIXe et XXe siècles, des compositeurs se laissent davantage séduire par les rythmes et les sons de la nature en eux-mêmes: ce sont les impressionnistes. En musique, n'écoutez les conseils de personne sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde, écrit Claude Debussy (1862-1918). Les titres de plusieurs de ses pièces impliquent tout un monde de beautés, de couleurs, de chatoiements né d'une contemplation assidue de la nature: Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir, Ce qu'a vu le vent d'Ouest, Brouillards, Reflets dans l'eau, Cloches à travers les feuilles, Jardins sous la pluie, De l'aube à midi sur la mer... Loin de s'en tenir à l'anecdote, Debussy laisse la nature renouveler sa musique en profondeur: sonorité pianistique, façon d'orchestrer, sens de la forme, du rythme, de l'harmonie. Délaissant les pratiques académiques, cette musique cherche à saisir les nuances fugitives du temps qui passe. Ce faisant, elle ouvre la porte à des territoires sonores inouïs qu'exploreront nombre de compositeurs du XXe siècle.

La musique de Maurice Ravel (1875-1937), de Déodat de Séverac (1872-1921) participe à ce raffinement sensuel, de même que celle du britannique Frederick Delius (1862-1934), qui vivra plusieurs années à Grez-sur-Loing, en France, au milieu de jardins dignes de ceux de Monet, qu'il avait aménagés là-bas.

Dans un style plus rude et épique, le finlandais Jean Sibelius (1865-1957) modèle la progression interne de plusieurs de ses oeuvres sur les phases de la vie biologique: naissance, croissance, maturité, déclin (par exemple dans le poème symphonique Les Océanides, 1914). Sa dernière grande oeuvre, Tapiola (1926) musicalise l'immensité sauvage des forêts boréales. Lorsque Glenn Gould réalisa son documentaire radiophonique sur le Grand Nord (The idea of North, 1967), la seule musique qu'il jugea pertinent d'y intégrer fut justement celle de Sibelius (Cinquième Symphonie, 1915-19).

Ni trop caché ni trop apparent, le dialogue nature-culture en musique semble atteindre ici un équilibre classique: plusieurs compositeurs adopteront par la suite cet équilibre en le réinterprétant selon leurs personnalités, leurs situations particulières.

Réveil des oiseaux
Le compositeur français Olivier Messiaen (1908-1992) allait pourtant donner à notre dialogue un nouvel élan, en intégrant à ses oeuvres abondance de chants d'oiseaux. Très tôt, Messiaen prend en dictée les chants de nombreuses espèces d'oiseaux. Il les enregistre en nature à l'aide d'un magnétophone, les retranscrit en toutes notes, les adapte pour les instruments dans ses compositions. Apparaissant tout d'abord d'une façon stylisée (comme dans le Quatuor pour la fin du Temps, 1941, dont le troisième mouvement, un solo de clarinette, est intitulé Abîme des oiseaux), Messiaen les utilise de façon tout-à-fait réaliste à partir des années 1950. Le réveil des oiseaux (1953) condense en une vingtaine de minutes les concerts d'oiseaux qu'un observateur peut effectivement entendre au printemps dans une forêt française, entre minuit et midi. La partition s'ouvre sur un solo de piano inspiré par le chant nocturne du rossignol; les instruments de l'orchestre se joignent peu à peu à lui, ajoutant les vocalisations de la chouette chevêche, de l'alouette lulu, du merle noir, etc. Il n'y a dans cette oeuvre que des chants d'oiseaux et, pour guider les musiciens, le compositeur a écrit au-dessus des notes les onomatopées correspondant aux chants des différentes espèces conviées ici. E-di-di, é-di-di... tioto,tioto,tioto... tou-bitte! est-il écrit au-dessus des parties des hautbois, des clarinettes, de trompette et de cordes chargées de rendre le chant de la Grive musicienne! Les treize pièces du monumental cycle pour piano Catalogue d'oiseaux (1956-58) mettent en scène autant d'oiseaux, entourés de leurs congénères habitant les mêmes milieux qu'eux et tout le contexte d'éclairages, d'odeurs, d'ombres, de lumière, de parfums. Ailleurs, les chants d'oiseaux ne viennent que poétiser et aérer des structures musicales abstraites, savantes et calculées (Livre d'orgue, 1951) ou ajouter leurs voix à une multitude d'influences musicales (La Transfiguration de notre Seigneur Jésus-Christ, 1965-68). Certains concerts d'oiseaux de Messiaen exaspèrent par leur prolixité (avec des résultats sonores parfois douteux: Chronochromie, 1960); d'autres éblouissent par la vivacité de leurs couleurs instrumentales (Éclairs sur l'Au-delà..., 1987-91): tous témoignent d'un authentique engagement envers la nature. Messiaen a d'ailleurs consacré une partie de ses revenus à acquérir et à préserver des prés naturels dans les Alpes. Plus profondément encore: intermédiaires entre le Ciel et la Terre, les oiseaux sont symboles de la prière de l'Homme car la musique de Messiaen, fervent catholique, est essentiellement religieuse voire théologique.

Villes et grands espaces
En dépit de ces réalisations importantes, le XXe siècle a consacré la ville, la grande ville. Ni Debussy (L'art est le plus beau des mensonges) ni Messiaen (qui regrettait le peu de connaissances naturelles de tant d'auditeurs) ne furent vraiment dupes. Nombre d'esthétiques musicales de ce siècle célèbrent ouvertement le monde urbain, les machines, le bruit. Par ailleurs, devenue marchandise dans un univers de commercialisation intensive, la musique a subi quantité d'outrages, de dénaturations. D'autres articles de ce numéro de L'Agora en discutent et je rappelle ma contribution précédente sur le sujet (La voie du silence, septembre 1994).

Pourtant, même des compositeurs résolument urbains ont dû leur salut à la nature. C'est le cas d'Edgar Varèse (1883-1965), par exemple, qui, lors d'une très grave crise personnelle, a littéralement fui au désert du Nouveau-Mexique pour refaire ses forces et repenser son art. Émergeant de son désert intérieur, il donna finalement en 1954 sa première oeuvre majeure après vingt ans d'interruption presque totale. Déserts titre évident! propose une musique hiératique, délaissant les mélodies cycliques qui parcouraient la plupart des oeuvres d'avant 1936 au profit de sonorités granitiques. Écho d'un fort sentiment de solitude, la dernière mesure de la pièce n'est que silence devant être dirigé par le chef d'orchestre!

Offrant de plus vastes étendues sauvages à l'imagination et profitant d'un intérêt universel naissant pour l'environnement, les Amériques ont été, dans la seconde moitié du XXe siècle, le berceau de plusieurs musiques aux visées ouvertement écologiques. La sensibilisation du grand public quant au sort des baleines doit un peu à Alan Hovhaness (né en 1911), compositeur plus que prolifique, qui dans And God Created Great Whales (1970) maria de façon spectaculaire des enregistrements de chants des grands mammifères marins aux sonorités symphoniques. Le jazzman Paul Winter (né en 1939) transcrit en musique le mythe de Gaïa, la Terre-mère. Sa fresque Prayer for the wild things (1992), magnifique et austère, est un savant montage de chants amérindiens, de bruits de nature enregistrés, d'instruments de musique dialoguant avec les cris d'animaux et d'oiseaux, d'improvisations de saxophone en plein air, dans la résonance et l'écho, consciemment exploité, des Montagnes Rocheuses. La couleur profonde d'une instrumentation privilégiant le registre grave, associée à des tempos le plus souvent modérés ou larges, donne à l'ensemble un aspect à la fois contemplatif et interrogatif: que restera-t-il demain de ce monde sauvage?

La superposition de musique et de sons de nature est d'ailleurs utilisée dans d'innombrables réalisations de type Nouvel-Age ou musique de relaxation. Certains producteurs proposent des enregistrements de sons naturels sans aucun additif; d'autres ont moins de scrupules: de vulgaires chasses d'eau ont déjà fourni le son de ruisseaux babillants (New York Times, 19 juillet 1995)! Ces produits répondent au besoin réel de l'Homme urbain moderne de renouer avec ses racines: la nature lui semble de plus en plus lointaine et ses horaires fébriles lui laissent de toutes façons bien peu de disponibilité pour la rencontrer...

Un dialogue extérieur
Le nouveau créneau de la musique environnementale a fait la gloire de certains compositeurs d'avant-garde tout en suscitant un peu (?) de perplexité... 4'33 (1952) de John Cage est une pièce silencieuse dans laquelle un instrumentiste ne joue pas durant quatre minutes et demie (d'où le titre!); puis il salue le public et quitte la scène. La musique est alors constituée des bruits de l'assistance, qui s'impatiente ou rigole, et des sons environnants. L'idée est d'amener les auditeurs à ouvrir leurs oreilles sans aucune discrimination ni jugement critique sur les bruits qui les entourent et qui, habituellement, passent à peu près inaperçus... Le canadien Raymond Murray Schafer (né en 1933), auteur de remarquables études sur le paysage sonore (dont un livre classique portant précisément ce titre), propose, à côté de pièces de conception plus traditionnelle, des concerts inter-actifs en nature: les gens parcourent les sentiers d'un boisé à la découverte des musiciens qui y sont dispersés; le public est convié au bord d'un lac pour écouter les concerts de trombonistes installés sur des plates-formes flottantes situées çà et là sur l'eau... Les facilités technologiques le permettant, tel compositeur offrira un concert sous l'eau, dans une piscine: les auditeurs-baigneurs devant plonger pour entendre une musique diffusée par haut-parleurs dans l'élément liquide; tel autre compositeur orchestrera des symphonies de cloches et de sirènes de bateaux dans le port de telle ville, etc.

Il n'est pas facile de distinguer les démarches sincères, fruits d'une préoccupation authentique envers l'environnement, des entreprises racoleuses de musiciens en mal de publicité et de renouvellement. D'autant plus que tout cela se double habituellement de prétentions diverses, le plus souvent largement surestimées par une certaine musicologie! En spatialisant la musique avec des haut-parleurs, les compositeurs ne font tout de même que reprendre, avec d'autres moyens, le principe antiphonique des chants liturgiques chrétiens de l'antiquité! En ce domaine esthétique, le XXe siècle aura souvent offert l'impression d'un maniérisme, d'un autre de ses maniérismes! Beaucoup de bruit (de nature) pour rien?

Envol
Il se dégage un fait important de ce qui précède. Le dialogue nature-culture en musique, surtout implicite tant que la nature était omniprésente, est devenu davantage explicite dès que l'on prit conscience des menaces que la civilisation humaine la culture fait peser gravement sur la nature. A travers son histoire, la musique a exploré plusieurs pistes de réflexion, relançant constamment ce dialogue. Et si la valeur des oeuvres suscitées plus récemment est diverse, il est bien possible que la musique ait contribué à un plus vaste mouvement de sensibilisation. La musique a probablement encore beaucoup à dire: resterait à écouter.

Personnellement, je ne crois pas que les expériences-limite même les plus excitantes puissent profondément inspirer un public déjà hyper-sollicité et gavé de musique. Mise à part sa sincérité souvent discutable, le militantisme écologique porté par des chansons en mégawatts résonne déjà à mes oreilles comme un requiem. Je suis plutôt favorable à une certaine simplicité d'approche qui passerait par la redécouverte du plaisir d'écouter. Partout les concerts en plein air se multiplient: signe des temps. Le silence habité des lieux ouverts (kiosques, amphithéâtres...) provoque plus aisément des moments magiques: Hier soir encore, les oiseaux de Lanaudière vinrent ajouter leur chant à celui de l'orchestre (Claude Gingras, La Presse, 22 juillet 1995). Mais au fond, peu importent les lieux, l'essentiel reste de cultiver, au fil des jours, l'émerveillement face au monde que nous habitons. C'est d'abord cette culture-là qui assurera la pérennité de notre dialogue avec la nature.

Musiques d'eau et feux d'artifice
Imaginez la splendeur de la scène suivante rapportée par un journal de Londres:

«Mercredi soir 17 juillet (1717), vers huit heures, le roi (George 1er) s'embarqua à Whitehall sur une barge ouverte dans laquelle se trouvaient aussi la duchesse de Bolton, la duchesse de Newcastle, la comtesse de Godolphin, Madame Kilmanseck et le comte d'Orkney. Et il remonta la rivière en direction de Chelsea. Il y avait également plusieurs autres barges avec des personnes de qualité et un si grand nombre d'embarcations que la rivière entière en était en quelque sorte recouverte. Une barge de la City Company était utilisée pour la musique: 50 instruments de toutes sortes qui jouèrent pendant tout le trajet à partir de Lambeth (tandis que les barges étaient entraînées par la marée jusqu'à Chelsea sans qu'il soit nécessaire de ramer) les plus plaisantes symphonies composées pour l'occasion par Mr Haendel (note: ce sont les célèbres Water Music). Elles plurent tellement à Sa Majesté qu'elles durent être jouées trois fois pendant l'aller et le retour. À onze heures, Sa Majesté débarqua à Chelsea où un souper était préparé, et là encore, il y eut un autre concert très plaisant qui se termina à deux heures. Après cela, Sa Majesté regagna sa barge et revint par le même chemin, et la musique continua à jouer jusqu'à ce qu'elle ait touché terre.»

Le même Georg Friedrich Haendel (1685-1759) n'a pas attendu notre Festival Benson and Hedges pour sonoriser magistralement des feux d'artifice (Royal Fireworks Music, 1749)! Voilà d'éblouissantes musiques environnementales bien avant la lettre!

Olivier Messiaen et les oiseaux
«Dès qu'on entend les oiseaux, on dit tout de suite: C'est un merle! C'est une grive! C'est un rossignol!, de même qu'à une audition classique, on dit: C'est Mozart! C'est Debussy! C'est Berlioz!.....

(En forêt), j'ai noté, par exemple, un Merle, mais je sais qu'en même temps ont chanté un Pinson, une Fauvette grisette et un Rossignol: je l'indique sur mon papier et je note très exactement le chant de ce Merle puis, le lendemain, je reviendrai à la même place pour noter seulement le Pinson et Fauvette grisette, le surlendemain je noterai le Rossignol et ainsi de suite. Enfin, je combine après coup ces cinq, dix ou vingt chants. La combinaison obtenue est vraisemblable bien qu'elle ne soit pas exactement celle que j'ai entendue.

L'oiseau étant beaucoup plus petit que nous, avec un coeur qui bat plus vite et des réactions nerveuses bien plus rapides, il chante dans des tempos excessivement vifs, absolument impossibles pour nos instruments; je suis donc obligé de transcrire le chant dans un tempo moins rapide. Par ailleurs, cette rapidité est liée à une acuité extrême, l'oiseau pouvant chanter dans des registres excessivement aigus, inaccessibles à nos instruments; j'écris donc une, deux, trois octaves plus bas. Et ce n'est pas tout: pour les mêmes raisons, je suis obligé de supprimer des intervalles très petits que nos instruments ne peuvent pas exécuter. Je remplace ces intervalles par des demi-tons, mais je respecte l'échelle des valeurs entre les différents intervalles. Tout est agrandi mais les rapports restent identiques et, par conséquent, ce que je restitue est tout de même exact. C'est la transposition à une échelle humaine de ce que j'ai entendu.»

(Tiré de: Musique et couleurs, nouveaux entretiens d'Olivier Messiaen avec Claude Samuel, Belfond, 1986).

Note
1. Dans la culture germanique, le lied est une forme de mélodie pour voix et piano (ou, plus rarement, orchestre).

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