L'exploitant agricole émancipé

Léon Gérin
Le sociologue cultivateur Léon Gérin nous offre le récit du voyage au cours duquel il choisit Claire-Fontaine, la ferme, à Ste-Edwidge, près de Coaticook, où il devait passer ensuite tous ses étés. Sa description des lieux retient l'attention autant que celle des hommes qui y vivent, en harmonie, même entre anglophones et francophones et en dépit du fait, connu de tous, "que les colons issus du bas pays français, du French country, durent attendre leur tour, se contenter des restes, ou s'infiltrer sous le couvert de leurs compagnons de travail, en général mieux vus ou mieux partagés."
Quelle mouche m'avait donc piqué? Au sortir du collège et de l'université, et encore plein du souvenir des instants délicieux de songerie intellectuelle attrapés dans le mirage des théâtres, des musées, des bibliothèques, de toute la fantasmagorie de Paris-la-Grande, qu'est-ce qui pouvait bien me pousser, moi, fils de citadin et de fonctionnaire, à peine muni des diplômes libérateurs, à jeter aux orties la toge d'avocat, pour tenter de prendre pied en pays neuf, presque en plein bois? Aberration, sans doute, que mon entourage immédiat, que moi-même nous ne pouvions bien expliquer. Toujours était-il qu'à ce moment critique, l'attirance de la vie campagnarde était maîtresse de mes pensées.

Mettez-y les cinquante ans de recul qui nous séparent de cette date: vous reconnaîtrez que, même alors, la carrière du barreau était, dans notre province encore jeune, une sorte d'impasse encombrée, sans perspective pour le malheureux dépourvu de relations dans le monde des affaires, de la finance. Ils n'avaient rien de séduisant, ces sombres petits bureaux, garnis de meubles déchiquetés, occupant des antiquailles d'immeubles, aux abords du vieux palais de justice, le long des rues étroites et tristes de l'ancien Montréal, où, de temps à autre, apparaissaient, comme autant de fantômes, clients et basochiens affairés, avec des mines peu réjouissantes.

Certes, pareil quartier, dans son air raréfié sentant la vieille pipe, n'avait rien d'attirant pour un assoiffé d'idéal, résigné à s'appliquer les méninges aux besognes les plus prosaïques, qui fussent susceptibles de lui assurer le pain quotidien; mais, non pas d'humeur à sacrifier sur l'autel de la chicane, en retour d'éventuels honoraires, le petit trésor de vie paisible et intellectuelle qu'il entrevoyait sur les coteaux là-bas, aux rayons d'un soleil vivifiant, dans le vaste horizon d'une campagne accidentée ... Si seulement ce rêve était réalisable ! ...

L'hérédité ou l'atavisme pouvait bien y entrer pour quelque chose. Du côté maternel, mes ancêtres québécois se rattachaient aux paysans défricheurs, recrutés par Giffard, à Mortagne, capitale du Perche, et je n'ignorais pas que ce contingent avait peuplé Beauport, la côte de Beaupré, et fourni à la région de Québec, à celles de Trois-Rivières et de Montréal, à toute la colonie française son premier et plus solide noyau agricole. Toujours rêvant, il me semblait entendre ces vénérés disparus unir leurs voix à celles de mes ancêtres de la lignée paternelle, - dauphinais, saintongeais et autres, - pour me suggérer en tapinois la fierté et la saine beauté de la vie des champs.

L'année de ma naissance s'intercale exactement entre celle de la parution du premier volume de l'oeuvre de mon père: Jean Rivard, le Défricheur (1862) et celle du dernier volume: l’Économiste (1864). (Voir pages 111 et 112 du volume sur le Centenaire de Gérin-Lajoie.) Et puis, dès mon enfance, je retrouve en action, au foyer familial, l'influence salutaire de la vie campagnarde. Encore au berceau, une villégiature de mes parents à Saint-Jean, dans l'île d'Orléans, me sauvait la vie. Plus tard, lorsque déjà la famille était fixée dans une ville, - Québec, Ottawa, Montréal,- des séjours périodiques souvent prolongés en diverses campagnes, sur les rives du Saint-Laurent, avaient l'effet d'oxygéner un sang appauvri, de vivifier des organes anémiés, affaiblis par la réclusion de la vie urbaine.

Surtout, un contact plus intime avec le travail de l'habitant, à Saint-Justin et à Saint-Dominique, me familiarisait avec la vie ordinaire du cultivateur, amorçait un commencement d'apprentissage de la vie rurale. Bientôt j'en sus, ou je crus en savoir, assez pour susciter et nourrir en mon esprit l'idée de me faire colon, de tenter un établissement à mes propres frais. J’en étais encore à débattre le pour et le contre d'une pareille aventure, lorsque, vers la fin d'août, un beau-frère de C. * * * , chez qui se poursuivait mon apprentissage, arriva inopinément chez lui, à Saint-Dominique.

Depuis quelques années, Dumaine vivait dans un centre manufacturier de la Nouvelle-Angleterre, en grande partie des recettes que pouvaient réaliser sa femme et ses filles à la filature ou ailleurs. Lui-même, à cause de son âge avancé et de son manque de formation, ne trouvait pas à proximité d'emploi rémunérateur. Il jugeait sa situation gênante, un peu humiliante, et il aurait voulu y mettre ordre en revenant au Canada reprendre son ancien état de cultivateur.

Or, l'année précédente, il avait, au cours d'une excursion en Canada, reconnu de bonnes chances de s'établir avec les siens dans les Cantons de l'Est, à peu de distance de la frontière internationale, et il se proposait de retourner avant longtemps dans cette contrée pour y poursuivre son enquête. Informé que j'étais moi-même à la recherche d'un établissement agricole avantageux, il m'offrait de l'accompagner dans sa voiture, moyen de transport plus pratique que le chemin de fer, puisqu'il nous permettrait d'explorer le pays à notre loisir, et de nous attarder, quand nous le jugerions à propos, aux endroits d'un intérêt spécial pour nous.

Les conditions suggérées par mon éventuel compagnon de voyage, à titre d'automédon, de guide, de palefrenier, de propriétaire d'une Rossinante distinguée (car à cette date reculée, il ne pouvait être question d'automobile), me parurent très acceptables. Puisque lui-même allait pouvoir tirer parti de cette seconde randonnée pour se mieux renseigner sur une contrée qui l'intéressait, il n'entendait me demander pour toute rémunération que le prix de sa journée, la pension de son cheval et la sienne en cours de route. Dès le soir, nous partions ensemble dans son petit buggy américain, vers Saint-Valérien, en Shefford, nous frôlions la surface accidentée des Cantons de l'Est pour aller prendre gîte avant la nuit à Acton-Vale, en bordure sablonneuse.

Le, lendemain matin, nous traversions la Saint-François et nous pénétrions dans la zone montagneuse du sud. Rivière de médiocre débit sur son cours supérieur, mais qui, depuis ses sources entre Lotbinière et Mégantic, déroule de fantastiques détours pour décrire à Lennoxville, proche Sherbrooke, un coude abrupt et, après avoir traversé Sherbrooke, Richmond, Drummond et Yamaska, s'épancher dans la nappe dormeuse du lac Saint-Pierre, la Saint-François n'est navigable que sur une faible partie de son cours, souvent interrompu par des sables affleurants et des cascades chantantes. Elle n'en était pas moins belle dans le cadre verdoyant de ses rives, de ses coteaux, de ses champs cultivés, de ses riches prairies, de ses jardins en fleurs, de ses massifs d'arbres de toute venue: noyers, érables, bouleaux et ormes. On y voyait de belles installations, soigneusement tenues, témoignant des goûts champêtres de leurs occupants.

Ici et là, une scierie spacieuse, une usine à outillage moderne, attestait l'esprit d'initiative, la formation pratique de la population, de ses capitalistes, petits ou grands. Le progrès se continuait crescendo jusqu'à Sherbrooke, principal centre industriel et commercial de la région, après quoi, il revêtait une autre forme, celle d’institutions de haut enseignement: à Sherbrooke même, collège, couvents de culture française; à Lennoxville, université de langue anglaise.

Volontiers, je me serais attardé dans ce jardin improvisé, dans ce petit monde fermé où se côtoyaient et collaboraient deux races, hier, ennemies. Mais mon Maître Jacques à la Rossinante était pressé d'atteindre le terme de sa course: il avait hâte de me faire remonter la vallée de la Coaticooke, endormie dans les hautes herbes de la large prairie, après avoir actionné les roues et les turbines de mainte filature, de plus d'un moulin accroché à ses flancs. Je n'aimais pas les terres sableuses du haut pays; eh bien il allait m'en faire voir de franches et de compactes !

De Sherbrooke, au confluent de la Magog et de la Saint-François, nous remontions le chemin en bordure à celle-ci jusqu'à son remarquable coude de Lennoxville, angle de convergence de quatre cours d'eau: la Massawippi, la Coaticooke, la Moë, la Saumon, sans parler de l’Eaton, qui se déverse, à quelque 15 milles en amont; de la Magog, qui débouche à Sherbrooke même, et aussi de la Saint-François, dont la courbe brusque ferait croire parfois qu'elle se dédouble. Bref, nous avons ici le rayonnement de sept ou huit cours d'eau autour d'un axe commun: c'est un éventail de grande envergure.*

L'abondante irrigation de ce coin de notre province explique, pour une bonne part, du moins, sa fertilité. Les matières fécondantes contenues dans le sol ne deviennent assimilables par les plantes que sous la forme de solutions. La plante ne mange pas: elle boit seulement. Les cantons de Compton, de Clifton, de Barford, de Barnston sont parmi les mieux irrigués de la région, et dès lors les mieux pourvus des éléments nutritifs des plantes, sous la forme assimilable.

Remorqués par notre vaillante haridelle, nous remontâmes le chemin riverain de la Coaticooke, affluent des mieux encadré du cours supérieur de la Saint-François. Toute une révélation en partie double se développait en bordure à ses rives. Sur les mamelons dominant les herbages naturels, les prairies améliorées et les cultures soignées du bas pays se succédaient, comme au hasard, des fermes aux spacieux bâtiments, tandis qu'à travers les interstices des haies et des bocages, on distinguait des troupeaux de diverses races sélectionnées des espèces ovines ou bovines.

On me disait que nombre de ces exploitants, propriétaires de ces fermes, de ces troupeaux, étaient des éleveurs de grand renom, primés dans les expositions régionales, provinciales, nationales; estimés même à l'étranger, et jusque dans la particulariste Angleterre dont les Cochrane, les Smith, de Compton et d'ailleurs, avaient réussi, sur leurs propres domaines canadiens, à améliorer les sujets de race. On ne prévoyait pas alors que ces éleveurs, émules des Bakewell et des Bates de la moderne Angleterre, seraient bientôt déracinés de nos Cantons de l'Est par l'appel des savanes vierges de l'Ouest canadien, ou par la concurrence des ranchs de ces lointaines solitudes. Déjà c'était par tout l'univers la lueur décevante de perspectives d'enrichissement rapide, lesquelles hélas ! ne devaient que partiellement se réaliser, et au prix de conflits et de souffrances dont l'univers, sous la menace d'un nouveau et prochain cataclysme, souffre cruellement même aujourd'hui.

Chemin faisant, je ne pouvais m'empêcher d'observer que, dans la zone de beaux établissements que nous traversions, la couche superficielle des emblavures avait la coloration grisâtre d'une terre franche bien drainée et suffisamment riche en humus. Allons, me dis-je, nous sommes arrivés dans un bon pays. Mais ce n'était pas encore ici le terme de notre voyage. Mon guide pipa Rossinante; nous grimpâmes d'autres côtes; et ayant atteint une hauteur en général assez âpre moins bien pourvue de bâtiments de ferme, plus embroussaillée, Dumaine fit halte devant une maison de cultivateur qui n'avait rien de bien imposant; M. Cabana, apparemment fort brave homme, nous offrit l'hospitalité pour la nuit et nous entrâmes. Après souper en attendant l'arrivée du gendre de mon hôte, nous causâmes longuement, Dumaine et moi, avec Cabana, sa vieille et sa fille.

Philorum L. * * * arrivait en retard pour souper. La journée avait été dure. Troncs d'arbres et chicots noircis par le feu et la fumée du brûlis avaient laissé sur ses mains, sur son visage, sur ses vêtements, des traces d'un mortier fait de cendre et de boue: il fallait bien passer à la cuvette avant de se mettre à table. En un tournemain, le grand jeune homme blond nous revenait avec un galbe et des traits renouvelés: teint clair, oeil bleuâtre, chevelure blondasse où le peigne, ô merveille ! avait passé. Au demeurant, voix sonore, verbe haut, démarche balançante qui donnaient par surcroît l'impression d'une inépuisable réserve de force musculaire, fruit d'une vie passée au grand air avec l'énergique stimulant d'une continuelle activité dans l'étroit compagnonnage des forces de la grande nature du Bon Dieu.

Après de longues années de fréquentation de ce milieu rural, de familiarité avec le tour d'esprit de nos terriens, il me semble assez bien discerner ce qui mijotait dans cette tête de jeune défricheur. “ Voici une jeunesse de la ville, se disait-il, qui aura de la peine à se débrouiller ici, à moins de s'aider de l'expérience de quelqu'un de mon acabit. ” - Tout près de chez nous, il se trouve un beau morceau de terre que vous trouveriez probablement de votre goût. (Je commençais à prêter une oreille attentive.) -Votre charretier m'a dit que vous cherchez une terre; si vous le désirez, demain matin, je vous conduirai voir celle-là, qui est voisine de la mienne. Elle appartient à George Merrill, du village de Compton, mais il vous la cédera à des conditions faciles, j'en suis bien sûr. Il est déjà propriétaire de plusieurs terres et ne demandera pas mieux que de vous vendre celle-là.

Dès le lendemain, la curiosité me gagnant, nous poussâmes une pointe vers l'intérieur. Ce grand rectangle de 200 acres à peu près, dont 65 défrichés à la grosse, comme on faisait dans le pays, encore tout hérissé des souches d'arbres abattus, sans un acre labouré, sans autre construction qu'une vieille grange et les ruines d'une maison abandonnée; mais, d'autre part, offrant au nouvel acquéreur 120 acres de forêt encore debout et qui n'avait pas été pillée; tout cela me paraissait assez intéressant. je commençai à réfléchir.

Or le résultat de mes réflexions fut que, vingt-quatre heures après, je me trouvais de retour sur cette terre inculte mais séduisante tout de même dans sa sauvagerie; j'arpentais le cours capricieux de la petite Moë; je notais les moindres particularités de ce grand losange formé de deux surfaces planes superposées que reliait une pente douce. Les méandres infinis de ce minuscule cours d'eau, qui traversait la partie la plus basse de la terre de part en part, devenaient à mes yeux un élément inappréciable à la fois du paysage et de l'économie rurale future du domaine.

Domaine spacieux, d'où, ici et là, jaillissait une source que, dans ma ferveur, je baptisai du nom de Claire-Fontaine. Marquetterie de végétations agrestes, aux teintes chaudes, se déroulant en toute liberté, sous les grands arbres, dans le rayonnement amorti d'un soleil d'automne; bois aux frondaisons parfois éclatantes, étalant leurs larges dômes ou élevant leurs flèches par-dessus les sommets lumineux des coteaux et couvrant de leurs joyeux panaches les bords de la gazouillante rivière, qui se jouait dans le dédale de ses détours, dans l'ombre de retraites silencieuses. O, me disais-je, débordant d'enthousiasme, comme il ferait bon vivre, rêver, méditer, bâtir, ici !

Ce tribut obligé de la tradition classique une fois rendu au dieu Pan et à son cortège des forces inconscientes de la nature, le sens rassis, positif de l'observateur social et du raisonneur en chambre, ne tardait pas à reprendre le dessus. Je me représentais, vivement par avance, quel charme, quel souverain attrait, aurait pour moi, comme pour tout cerveau tant soit peu cultivé et meublé, une telle communion avec cette belle nature ! ... bien plus, une active participation à l'oeuvre de lente transformation de ce pays inculte, même de ces esprits neufs, où déjà bruissait l'annonce des temps nouveaux.

À mon insu, prenait forme chez moi une conception plus large du monde ambiant, le dessein d'un contact plus prolongé, d'une collaboration plus étroite et plus constante avec le terrien, avec ces groupements de rudes travailleurs d'un sol rebelle. La carrière s'ouvrait à moi dans un cadre terne, sévère, c'est vrai, mais où brillait, par instants, la lumière vacillante d'un phare lointain: l'appel du déshérité et gagne-denier aux favorisés d'une race fière de ses ancêtres et résolue à préparer l'avenir des siens. Oui, à tout risque je combattrais à côté de mes frères, et je débrouillerais pour mon compte ce mystère de notre éducation sociale !

C'est pourquoi je suis devenu propriétaire d'un terrain sur le plateau de Clifton. Demain, de retour dans le plaisant vallon de la Coaticooke, explorant les campagnes plus accortes, mieux brossées, de Barnston, de Compton, de Hatley, je prêterais l'oreille à des offres plus alléchantes; on me ferait visiter des terres plus belles, - notablement plus chères aussi, - où la vie serait plus confortable, l'entourage moins hirsute. N'importe, l'obsession du plateau à terres froides de l'arrière-pays me hantait partout; ses champs de bruyères hérissés de souches, couvertes de grands troncs d'arbres en décomposition, de ces longs calabres, suivant le parler pittoresque du peuple; parsemés de roches de toutes formes, de toutes dimensions, depuis le galet, le caillou plat ou arrondi, jusqu'au perron rolandesque de marbre ou de schiste, et au bloc erratique d'origine glaciaire, fièrement planté en plein champ !

Bientôt, ma décision bel et bien prise, j'annonçais à un trafiquant de terres, qui s'était montré extrêmement assidu auprès de moi, escomptant une grasse commission, que, décidément, je n'achèterais pas une de ses belles terres du bas pays, avec ses prix doux, mais que je me préparais à remonter sur le plateau à l'est de Coaticooke, pour y acheter une terre dans les souches et dans les roches. Les sages de la région déplorèrent mon aveuglement, mon peu d'esprit pratique, et peut-être avaient-ils raison. Pourtant, depuis cinquante ans que j'habite et que j'exploite Claire-Fontaine, je n’ai pas eu occasion de regretter cette décision ou songé à la qualifier de coup de tête.

Le caractère physique le plus marqué du coin des Cantons de l'Est où je m'étais installé, c'était une heureuse combinaison d'éléments disparates, tant physiques que sociaux, se complétant et se corrigeant les uns les autres de manière à former un tout harmonieux. Sa configuration générale, celle d'un bloc solide fermant au sud-est le bassin du Saint-Laurent, se révèle pourtant, si on l'examine plus en détail, diffuse, irrégulière, accidentée.

Dans un même vaste horizon, clos de bleuâtres lointains, où trône le massif Orford, on distingue le soulèvement granitique, la pénéplaine cambro-silurienne (ou ordovicienne, pour parler la langue réformée du géologue contemporain). Ce sont de grandes ondulations verdoyantes ou dénudées, arides parfois, portant une forêt plus ou moins entamée, où s'entremêlent la clairière, la savane, la prairie, le frais vallon où s'épanche une source, où gambade à l'occasion un chevreuil, en compagnie peut-être d'une génisse ou d'un bouvillon échappé de la ferme voisine, à la lisière d'un champ cultivé où déjà pointe la céréale ou la graminée.

Le sol, aussi, de composition fort variable: le sable, l'argile, la terre noire y voisinent capricieusement. Des fines alluvions sur les bords du ruisseau tranquille, on passe presque sans transition au gravier grossier ou au tuf glaciaire du coteau, au terreau d'origine récente, résidu de la végétation d'un ancien marécage. Le sous-sol n'est pas particulièrement riche. Ici et là, affleurent les strates redressées, tordues, tourmentées des couches sous-jacentes d'origine sédimentaire, mais entre-temps saisies par le feu, ou comprimées, cristallisées par l'action d'une force irrésistible. On y trouve de l'ardoise, de l'antimoine, du fer chromé, du cuivre, et aussi de l'amiante, tandis que maint cours d'eau roule des paillettes d'or.**

Le climat? Oh ! il est fort dur et capricieux. Hiver froid, rigoureux, accompagné de neiges hautes et persistantes; avec l'alternance de chaleurs tropicales, au cours de la période faisant suite au solstice d'été, en juillet - août. Au reste, pluies très abondantes en saison opportune, ce qui assure la croissance rapide de la plupart des céréales (même du maïs), comme de la plupart des légumes et des fruits de consommation courante dans la zone tempérée. Bref, en dépit de l'altitude, pays favorable à la culture, à l'élevage, à l'industrie laitière.

Et les habitants? Car après tout, c'est l'homme (sans oublier la femme) qui nous intéresse surtout ici. C'est pour ces deux-là, pour le couple humain et sa progéniture, pour la famille humaine, que tout cela existe, ou, du moins, c'est à cause d'eux que nous nous intéressons à tout cela: phénomènes physiques et naturels, objets inanimés, plantes et bêtes du grand univers. D'où venaient donc les hommes et les femmes qui ont connu ce pays presque à l'état sauvage et l'ont rendu habitable?

Longtemps délaissé à cause des incursions meurtrières des iroquois, maîtres de la projection du plateau laurentien au sud des grands lacs Ontario et Érié, et qui avaient fait de la bordure méridionale du grand fleuve un de leurs terrains de chasse et chemins de passage, ce pays s'ouvrit aux colons de langue anglaise et plus particulièrement aux loyalistes, à ceux restés fidèles à la couronne anglaise, une fois la concorde rétablie entre les deux grands rameaux de la race anglo-saxonne. Aussi bien, lorsque les descendants des anciens colons de la Nouvelle-France, trop à l'étroit dans leurs seigneuries riveraines du Saint-Laurent, débordèrent dans la région vallonneuse des Cantons de l'Est, ils trouvèrent les loyalistes et autres émigrants ou fonctionnaires de langue anglaise déjà en possession des terres. Dès les premières années du dix-neuvième siècle, ma future propriété de Claire-Fontaine ainsi qu'une vaste étendue environnante se trouvaient englobées dans l'immense bloc concédé au gouverneur d'alors, sir Robert-Shore Milnes, dont la fringale d'accaparement, sous le régime anglais, ne saurait se comparer qu'avec celle de l'intendant Lauson, sous le régime français.

Dans ces conditions, les colons issus du bas pays français, du French country, durent attendre leur tour, se contenter des restes, ou s'infiltrer sous le couvert de leurs compagnons de travail, en général mieux vus ou mieux partagés. L'arrière-pays des sources de la Saint-François se trouvait dans une situation toute particulière. Il occupait l'extrême sud-est de la province de Québec. Au delà de la ligne faîtière, les hauteurs du Maine, du New-Hampshire, du Vermont annonçaient l'avènement d'un tout autre régime politique, d'une allégeance étrangère. De ce côté-ci de la ligne internationale, on en vint à s'entendre à merveille entre gens de langue française, catholiques généralement, et gens de langue anglaise représentant toutes les confessions, depuis le baptisme, l'anglicanisme, le méthodisme jusqu'à l'agnosticisme et l'indifférentisme.

Aussi bien, vers le milieu du siècle dernier, voyons-nous s’installer de conserve, sur les hauteurs de l'arrière-plateau de Clifton, à la fois des colons de langue française et d'autres de langue anglaise. Nombre de ceux-ci, après quelques années passées dans ce pays neuf, reprirent le cours de leurs migrations; mais l'un d'eux nous présente le cas remarquable d'un Écossais américanisé, encore jeune, qui s'agrippe à ce plateau montagneux et à son entourage de défricheurs canadiens de langue française, en fait son pays d'adoption; et, tout en retenant les principaux traits distinctifs de son tempérament national ou confessionnel, lui-même se déclarant agnostique, ne cesse de vivre en parfait accord avec le groupe ambiant, dont ni lui ni sa famille ne partagent les convictions. Ce qui ne l'a pas empêché d'être cinquante ans choisi par ses voisins et coparoissiens comme premier magistrat de la municipalité et, même d'être, à l'occasion, leur représentant à la chambre d'assemblée.

Dès mon arrivée dans le pays, j'avais observé des écarts notables entre les prises de contact des divers groupes de campagnards de langue française avec les éléments anglophones ambiants et les progrès inégaux de l'assimilation qui se manifestaient en conséquence. Ainsi, dans un faible rayon de Coaticooke, où le contact des deux races avait été intime et prolongé, et avait abouti, dans bien des cas, à des unions mixtes, les adultes parlaient l'anglais avec le nasillement particulier au Yankee de la Nouvelle-Angleterre, et le français, - s'ils se hasardaient à s'en servir en compagnie,- ils le parlaient du bout de la langue, comme quelqu'un qui ne l'aurait appris qu'à un âge avancé. Les Lafond étaient devenus des Lafoe et les Benoît des Benway. Il est vrai que, dans l'intervalle, cet état de choses s'est modifié du tout au tout. Non seulement les Lafond et les Benoît ont repris leurs noms d'origine, mais leurs enfants ne peuvent plus, en général, (c'est grand dommage !) que bredouiller l'anglais: effet du convol avec des femmes plus récemment venues de la Beauce, proche Québec.

Mais dans le pays de Sainte-Edwige, on n'a pas connu de ces avatars: le groupe français, arrivé avec ses traditions des seigneuries du cours inférieur de la rivière Yamaska, a continué à se servir de son parler français; tandis que l'Écossais, même lorsqu'il est resté perdu dans ce milieu de langue française, a continué de parler l'anglais, sans se douter peut-être que cette langue n'avait jamais été celle de ses ancêtres. Il est intéressant de voir comment s'est effectuée en plein dix-neuvième siècle, cette montée de colons riverains de la Yamaska.

Nous avons vu précédemment que le régime des eaux en pays montagneux a pour premier rôle la fécondation des pentes et des niveaux inférieurs qui reçoivent des apports d'éléments fertilisants détachés des couches supérieures. Mais ces thalwegs et lits de rivières rendent un autre service aux habitants de la vallée: c'est, dès l'origine, de servir de voies d'accès aux habitants du niveau inférieur à la recherche de terres neuves. Si nous voulions y mettre le temps, nous relèverions, sur les sommets borduriers de la Coaticooke, de la Moë, de la Saumon, des colons à provenance de points extrêmes de la vallée du Saint-Laurent, depuis Montréal et Laprairie jusqu'à Montmagny et Rimouski, en passant par Trois-Rivières, Québec et SaintIrénée; mais de nulle part plus nombreux probablement que du cours mitoyen de la rivière Yamaska. Pourquoi cela?

Jetez un coup d'oeil sur la carte de la province de Québec. Vous verrez que cette rivière Yamaska, qui baigne la plaine de la rive sud du Saint-Laurent, à mi-chemin entre la Richelieu et la Saint-François, est la dernière des rivières de plaine dans la direction de l'est, la Saint-François étant à proprement parler un cours d'eau arrosant le pays montagneux. Et puis, les anciens vous diront que, vers le milieu du siècle dernier, on jugeait que toutes les bonnes terres étaient prises dans les seigneuries des Massue et des Wurtele, sur la basse Yamaska. D'où la nécessité d'un exode de tout un excédent de population de cette région vers le pays des hauts tributaires du cours d'eau voisin, coulant en ligne presque parallèle à la Yamaska.

Nos voisins de Claire-Fontaine, en Sainte-Edwige de Clifton, nous ont dit l'odyssée de la migration en caravane de tout un groupe de familles originaires de Saint-Aimé, de Saint-Marcel, etc., exploitant, encore aujourd'hui dans la paroisse, des terres où ils sont venus planter leurs tentes avant que la plupart de ceux de la génération actuelle aient vu le jour. D'autres coparoissiens nous disent, d'après les souvenirs de l'aïeule, comment deux des futurs fondateurs de Sainte-Edwige stationnèrent en cours de route, entre la Coaticooke et la Moë, le temps d'entrelacer les tiges souples de deux jeunes arbustes, qui depuis ont continué de croître, mais sans se séparer.*** Non, le souvenir de la montée des seigneuries d'en bas n'est pas près de s'effacer dans la mémoire de nos anciens. C'est un symbole en même temps qu'un gage de durée.

Les indications contenues dans les pages précédentes donnent une idée suffisamment précise peut-être des caractères physiques de la région sud-est de la province de Québec. Il nous reste à faire connaître les divers groupes d'habitants qui s'y sont successivement établis.

D'extérieur plutôt rude, d'apparence mal dégrossi, le fond primitif de la population se composait en grande partie de bûcherons, de mineurs des couches superficielles, de chercheurs d'or dans les bancs de sables charriés par les eaux des torrents, de flotteurs de bois en grume, de bouviers, garçons de ferme, éleveurs de bêtes à cornes. Dès mon arrivée, je connus les derniers représentants de cette phase première, qui tirait rapidement à sa fin. Le vieux Bill L. * * *, squatter (occupant sans titre) du lopin de terre dont, par la suite, je fis l'acquisition, n'était plus là depuis nombre d'années. On m'informa que je le trouverais logé dans une hutte temporaire le long d'un chemin bordant la route sablonneuse qui conduisait à la scierie de Pallister, actionnée par une chute de la Moë, à 2 ou 3 milles en aval de mon installation actuelle. J'eus la curiosité d'échanger une poignée de main avec ce pionnier de la colonisation en nos parages.

Je m'attendais à trouver un individu plus ou moins miséreux, aigri, le coeur plein de fiel contre ceux qui l'avaient ainsi dépossédé, évincé du lot sur lequel s'était fixé son choix, où même, il avait amorcé le défrichement et diverses cultures. Je comptais qu'il allait dénoncer en termes amers ses spoliateurs et l'ordre social tout entier. Il n'en fut rien. J'avais mal jugé l'état des choses. Le vieillard, dans son ermitage d'occasion, mais dont la longue barbe blanche et toute la tenue inspiraient le respect, interrompit sa lecture, celle de la Bible, peut-être, - pour m'expliquer que, dans cette affaire d'éviction, il avait su mater la compagnie foncière de Sherbrooke en exigeant une grasse indemnité comme prix des améliorations culturales qu'il avait exécutées sur la terre en question.

Mon voisin Ch. L. * * *, homonyme et, sans doute, parent éloigné de l’ermite, était d'un tout autre type: homme encore jeune, au teint brun, à l'oeil résolu, il s’appliquait énergiquement à commander et conduire, de la voix et de la baguette, ses grands boeufs sous poil roux: laboureur, essoucheur, épierreur émérite, dans ces landes, ces pâturages et ces friches, où le croît d'un troupeau de bovins fournissait le plus clair du rendement de la terre.

S'entremêlant aux nombreuses familles de cette lignée autochtone des L. * * * , les B. * * * étalaient leurs arpents de pâtis, de prairies et de cultures tint du côté de Compton que de celui de Coaticooke. Un des plus en vedette, c'était Frank B. * * * , bel homme, beau discoureur, mieux au fait, et aux manières plus commandantes que la plupart des gens de son entourage. Sa prestance, son entregent, sa faconde lui assuraient les suffrages du grand nombre, mais, à l'occasion, les critiques voilées de quelques-uns. Un de ses familiers, souvent aux aguets pour le trouver en défaut, s'aventurait même à insinuer, en l'absence de l'autre, que, au bout du compte, Frank ne savait pas tout.

Dans le même sens, assurément, aurait abondé le vieil Alec, naguère chercheur de paillettes d'or dans les sables charriés par la Moë, ou de minerais de cuivre dans le feldspath de la formation rocheuse. Courtaud, fluet, avec de petits yeux noirs, pétillants de malice, il lui arrivait de se reposer sur les marches de ma véranda, au retour d'une promenade à Coaticooke-laPlaisante. Hélas ! ce n'est pas à ce métier qu'il pouvait s'enrichir.

Heureusement, ce premier fond de la population se grossit par la suite de colons d'un type plus nettement agricole, issus de régions de la province de Québec séparées par de notables distances. Pour qui voulait s'en donner la peine, il était assez facile de relever entre ces contingents des divergences tenant aux milieux d'origine ou de provenance. Ainsi, ceux qui venaient des environs de Laprairie (proche Montréal) étaient souvent grands charretiers harcelant leurs chevaux de jurons terribles, qu'ils proféraient d'une voix tonitruante, en contraste avec les conducteurs de boeufs de Compton, dont le verbe restait en général sourd et bas.

Ces charretiers au verbe retentissant, comme aussi les colons des bords de la Richelieu, se distinguaient souvent aussi par une grande liberté d'allures, même par une certaine indépendance d'esprit, comme un souvenir lointain de la prise d'armes de 1837, ou comme un relent de la fermentation politico-religieuse et des rancoeurs de la période décennale suivante. Ils étaient, les uns comme les autres, en contraste frappant avec les éléments sociaux traditionnels, routiniers même, qui se portèrent à diverses époques vers les hauteurs de l'arrière-pays.

Traditionnelle de manière générale, - et en ce qui regarde plus particulièrement certains de ses éléments, - jusqu'à la routine, apparaissait la plus ancienne émigration agricole, qui, vers 1850, vint prendre terre dans l'arrière-pays de Compton à provenance des bords de la petite rivière du Sud (en Montmagny et Bellechasse). Traditionnelle aussi, l'émigration qui se portera vers ce même arrière-pays de Compton, originaire des bords de la rivière de la Chaudière (en Beauce). Telle du moins elle paraîtra aux habitants des Cantons de l'Est, comme aussi, du reste, l'émigration qui est venue vers le même temps de la terrasse argileuse de Saint-Justin (en zone trifluvienne).

Traditionnelle enfin, certes, et remarquablement respectueuse de la hiérarchie sociale représentée par ses anciens seigneurs, tout en se montrant prompte, dans leur nouveau séjour, à faire largement la part du progrès et de la nouveauté, sont apparus à leurs nouveaux coparoissiens de Clifton, ces colons partis soit isolément, soit en caravanes du pays bordant le cours mitoyen de l'Yamaska, pour venir piquer le socle de leur charrue dans la pénéplaine ondulante de Clifton.

Si je ne craignais de faire sourire le lecteur à l'esprit nettement positif, je serais tenté d'esquisser un rapprochement, qui clocherait sans doute à certains égards, entre ces émigrants venus du bas pays pour ouvrir des, terres neuves à la colonisation et ces bannis de l'Attique et de la Grèce ancienne, fondateurs de la Macédoine, etc., pionniers de la puissance de Philippe et de l'empire d'Alexandre. Et maintenant, sans vouloir en rien diminuer le mérite de nos hardis colonisateurs en terre haute, revenons à la réalité moins brillante et séduisante de la dure vie du colon des terres neuves, dans la pénéplaine des Cantons de l'Est.

Au reste, on se tromperait singulièrement si l'on s’imaginait que cette montée des seigneuries du cours mitoyen de la rivière Yamaska représente le terme final de la colonisation de nos terres hautes. Il y a lieu de faire entrer en ligne de compte le reflux de nos gens, de nos propres émigrants de leurs centres primitifs d'émigration, soit les chantiers à bois, soit les centres urbains de commerce ou de fabrication du Canada ou de l'étranger. Il ne faut pas oublier, en effet, que notre pays des hauts tributaires de la Saint-François, à l'extrême sud-est de la province de Québec, est encastré entre les sommets boisés du Maine et du New-Hampshire, aussi bien qu'en facile communication avec les centres de fabrication ou de commerce, d'importance diverse du Canada et des États-Unis.

À première vue, rien de troublant, rien de périlleux comme l'immersion des éléments les plus forts et les plus actifs d'une race inorganisée, ou peu s'en faut, dans un milieu étranger, et surtout d'un milieu doué de l'emprise du Yankee, du galvanisme séducteur de l'Oncle Sam. Aussi bien, il a fallu pour résister, même provisoirement, à l'absorption mettre en oeuvre toutes les ressources de l'esprit communautaire des nôtres; il a fallu faire appel aux traditions familiales, à l'organisation paroissiale, à la tutelle d'un clergé déjà excédé de fonctions surérogatoires. Mais cela n'a pas arrêté l'oeuvre de lente transformation qui s'opère dans tout l'univers.

La révolution économique et sociale qui, naguère introduite aux États-Unis, battait timidement à nos portes, s'est entre-temps installée chez nous spontanément; ou plutôt, par l’entremise, par l'agence des nôtres. C'est un exemple extrêmement remarquable de ce qu'un historien français, - Michelet, si j'ai bonne mémoire, - a désigné le travail que la nation fait
consciemment sur elle-même. Voyons cela un peu à la lumière des faits observés, des faits vécus, dans ce pays des hauts tributaires de la Saint-François.

Il serait difficile de se figurer un état d'inorganisation plus complet de la classe agricole que celui dont nous étions les témoins lors de mon arrivée dans le pays en 1887. L'ancienne industrie de l'élevage du boeuf des races Durham et Hereford, ou de leurs croisés, se mourait d'inanition depuis que l'Ouest américain s'était ouvert à la colonisation; et l'industrie laitière était encore vagissante.

Imbu de la conception surannée, encore en vogue dans les écoles, suivant laquelle le propriétaire rural devait s'appliquer à produire sur son domaine le plus possible des denrées de sa consommation courante, et réduire au minimum le recours au commerce, les conditions économiques ambiantes m'imposaient par elles-mêmes un régime d'isolement pour ainsi dire complet. Les inconvénients de cette situation, excellente en théorie, m'apparurent bientôt. Ne disposant pour la vente que d'une petite quantité de beurre, que le gros marchand du village ne voulait accepter qu’en échange de marchandises de son propre stock, et au prix me fixait, je restais complètement à sa merci.

Or l'établissement des transports à vapeur, à la fois sur terre et sur mer, qui sur les entrefaites s'accomplit autour de nous, changea bientôt du tout au tout la situation du producteur canadien et permit l'organisation d'une industrie laitière parfaitement outillée en vue de la production et de l'exportation sur les marchés universels de quantités indéfinies de fromage et de beurre. Un groupe remarquable d'agronomes, de professeurs, de fonctionnaires, d'hommes politiques même, recrutés dans les centres les plus importants de la province, sans excepter les Cantons de l'Est, se firent les animateurs, voire même les techniciens et les porte-fanion de ce mouvement pour l'établissement de coopératives de laiterie et la diffusion des méthodes de fabrication les plus recommandables.

Nombre de jeunes gens eurent l'idée d'entrer dans ce mouvement, à un titre quelconque. Parmi eux, mon frère cadet, Auguste, renonça à l'emploi qu'il détenait dans une maison de commerce de Montréal pour s'initier au, maniement du lait et à la fabrication du fromage. Notre oncle Denis, curé de Saint-Justin, chez qui je m'étais moi-même confirmé naguère dans mes goûts de vie campagnarde, lui fournit l'occasion de se rompre aux diverses opérations de la laiterie et de la fromagerie, en le mettant en apprentissage chez son excellent paroissien, Pierre Baril, exploitant d'une fromagerie à Saint-Justin même. J'avais, de mon côté, dès l'automne 1887, fait l'acquisition d'une terre dans le canton de Clifton. Mon cadet vint m'y rejoindre, le printemps suivant, non pas pour travailler la terre, cependant; car, sur-le-champ, il louait ses services comme fromager à un cultivateur, directeur d'une coopérative dont la fabrique était installée à quelques 3 milles de chez moi, sur la route conduisant à Coaticooke.

Les braves patrons, fournisseurs de lait de l'établissement coopératif, purent difficilement dissimuler leur surprise, leur méfiance, lorsqu'ils virent arriver leur petit fabricant de la ville, blondin, aux traits plutôt délicats. Car nous n'avons jamais compté beaucoup de géants parmi les membres de notre famille. Il. s'attendaient à rien de moins qu'un fiasco; mais de fiasco il n'y eut point. Le petit blondin leur fit un fromage de bonne texture, et qui de plus était de conserve, que les exportateurs de Montréal apprirent vite à rechercher. Et de leur côté, les patrons négligents apprirent de la bouche de leur fromager que, sous peine de déchet dans la qualité et le rendement du fromage, il leur faudrait livrer un lait débarrassé de toute impureté, de toute mauvaise odeur, parfaitement tamisé et aéré après la traite.

Bref, le petit blondin, qui était plus robuste qu'il ne paraissait, et savait fort bien tenir tête aux mauvais coucheurs, arriva en fin de saison avec un rendement satisfaisant pour ses employeurs. Dès lors sa réputation se trouva établie, et son succès assuré, dans l'organisation d'une industrie qui n'en était encore qu’à ses débuts dans la région. Son progrès se calqua en quelque sorte sur celui de l'industrie laitière elle-même, dont les transformations dans cette partie de notre province furent à partir de ce moment merveilleusement rapides, sous sa direction.

Mon cadet avait des goûts sensiblement différents des miens et, dans une large mesure, plus pratiques. Il n'avait jamais eu pour le dieu Pan qu'une admiration contenue: quand il s'attardait dans les grands bois, ce n'était pas pour y rêver dans le vague murmure du feuillage et de l'eau du ruisseau endormi. Non; c'était pour en rapporter à brève échéance quelque bonne pièce de gibier, perdrix, sinon chevreuil. Les classiques anciens ou modernes n'avaient pour lui qu'un attrait modéré. Par contre, s'agissait-il d'un placement à faire, d'une entreprise à combiner, d'une industrie à organiser, il avait le coup d'oeil sûr, la main prompte, et les résultats, la plupart du temps, étaient fructueux à l'avenant.

De ce modeste emploi de fromager à gages, mon petit frère ne tarda pas à monter en grade: dès l'année suivante, il s'installait dans le village voisin, Sainte-Edwige de Clifton, où il se rendait acquéreur d'une demi-part dans la propriété de la fromagerie locale. Or ce n'était qu'un premier pas: l'industrie laitière en fabriques coopératives, qui ne faisait que de s'introduire dans notre province, prit à partir de ce moment un formidable élan. Un progrès n'attendait pas l'autre. À peine une fromagerie, une beurrerie, une fromagerie-beurrerie, avait-elle commencé ses opérations dans un canton, une paroisse ou une simple concession ou rang, que les cultivateurs-laitiers, mis en goût, en demandaient de nouvelles: chacun insistant pour avoir une fabrique à sa porte.

Et puis, dans cet ancien pays d'élevage, plusieurs se plaignaient que le sérum, sous-produit de la fabrication du fromage, n'avait pas dans l'élève des bestiaux la valeur nutritive du babeurre, déchet du barattage de la crème. En maint endroit, on renonça aux fromageries: on les remplaça par des beurreries. Bientôt, on jugea que la beurrerie était trop éloignée de la ferme; et, pour parer à cette nouvelle réclamation, il fallut installer, dans les intervalles, des postes d'écrémage dont les produits étaient dirigés pour barattage vers une beurrerie centrale.

C'est ainsi que mon frère, après avoir pris femme à Sainte-Ewidge, et y être devenu père de deux enfants, jugea à propos de laisser aux soins d'un fabricant à salaire sa principale fromagerie d'alors pour installer à Coaticooke une beurrerie centrale, établissement qui eut bientôt pour complément plusieurs postes d'écrémage, ainsi qu’une sorte de bazar, ou grand magasin, pour la fourniture de toutes les choses dont l'habitant peut avoir besoin.

Un progrès plus marqué encore: ce fut l'introduction et la généralisation de l'emploi des écrémeuses de ferme au foyer même du cultivateur, et dont l'effet fut de supprimer, ou du moins d’alléger singulièrement, la corvée des charrois répétés de grandes canes en fer blanc à lait ou à crème, parfois à de fortes distances, à travers les ornières de chemins, qui n'avaient pas encore été améliorés. Grand soulagement pour le propriétaire d'une vacherie de quelque importance, opérant à forte distance d'un établissement laitier, et dépourvue peut-être d'une provision de glace ou de moyens de réfrigération.

Par-dessus tout cela, une comptabilité exacte, tenue à jour, avec redditions de comptes périodiques fréquentes, et contrôle sévère aussi, ne permettant pas à l'imprévoyant de s'enliser dans un marécage de dettes; et qui, d'autre part, tenait le prévoyant au courant de sa situation, lui permettant, s'il était suffisamment laborieux et rangé, de toucher en fin d'exercice un notable excédent, avec la perspective d'une existence paisible et d'un progrès continu. En comparaison de l'ancien état de choses fait d’arbitraire et d'incertitude, c'était là, pour le petit exploitant, un progrès inespéré.

Surtout dans un ouvrage de cette nature, certes il serait inadmissible que l'auteur se fît le panégyriste de qui que ce soit, encore moins d'un de ses proches. Tout de même, ce frère cadet, disparu depuis plusieurs année. de la scène, où il avait dépensé ses forces au service et à l'avantage d'un groupe nombreux de ses concitoyens, me paraît bien avoir rempli dans ce milieu campagnard, et en temps fort opportun, le rôle de patron agricole, et de manière effective.

Mais je me hâte d'ajouter qu'il n'a pas été seul, -non plus qu'il n'a été le dernier, -à remplir ce rôle. Si nous remontions sur le plateau de Sainte-Edwige, dans l'arrière-pays de la pénéplaine, nous y relèverions la présence et l'activité de plus d'un organisateur émérite qui se dépense à l'avantage de son groupe. Sans la perspective d'une récompense éventuelle adéquate, ils font, eux aussi, fonction de patrons dans les arts nourriciers: ils aident à combler une lacune regrettable de notre organisation sociale ancienne.

En effet, on voudra bien le remarquer, c'est grâce à l'intervention spontanée, désintéressée, de quelques-uns de ses membres, - bien entendu, avec l'assentiment, le concours des autres au besoin, - que la coopérative de laiterie de Sainte-Edwige a donné ces excellents résultats tant au point de vue du rendement financier que de la qualité des produits. Les naïfs ou les doctrinaires, qui ne manquent pas une occasion de chanter les louanges de l'action coopérative, pourraient fort bien s'arrêter à réfléchir que cette prétendue action coopérative se ramène à l'initiative personnelle d'un petit nombre de particuliers dévoués, qui font de l'oeuvre collective leur souci constant. Les admirables résultats dont chacun se félicite et s'étonne n'ont pas d'autre explication.

Avant de clore ce chapitre consacré à l'étude de l'exploitant du pays des hauts tributaires de la Saint-François, il sera utile de faire la rapide revue des traits les plus saillants de son type économique et social relevés en cours d'apparition. Nous l'avons trouvé habitant une pénéplaine de grande surface en combinaison avec des groupes de langue anglaise et d'origine surtout anglo-américaine (ou yankee), qui l'avaient précédé au pays vallonneux. Type de caractère tranché qui se distingue à la fois des gens de langue anglaise de son voisinage et de ses propres congénères riverains du Saint-Laurent, dont il a pourtant reçu des essaims venus de tous les points de la vallée, et que, dans le pays de leur adoption, on qualifie couramment les gens d'en bas.

Assez curieusement, ces nouveaux venus, de quelque provenance qu'ils soient, manifestent sous la loupe de l'observateur, tant la perte de certains traits marqués de leur organisation sociale antérieure que l'adjonction à des degrés variables de traits nouveaux. C'est le résultat de tamisages successifs subis en cours et à la suite de rencontres de caractère multiple, avec les arrivages récents de colons d'autre origine. Batailles rangées sur terre ou sur mer, joutes dans une arène politique quelconque, avec des répercussions de divers ordres. Peu importe, après tout, que ces passes d'armes, ces assauts, ces combats aient eu lieu sur des théâtres lointains, sur terre ou en plein océan, en Amérique, en Europe, dans l'Inde même, le résultat n'a pas moins été, tôt ou tard, d'altérer, de bouleverser tout notre état social.

La guerre de Sept ans, qui a abouti au triomphe des armes anglaises et, au dix-huitième siècle, a sonné le glas de l'empire colonial de la France dans l'Ancien et le Nouveau-Monde, s'est engagée et surtout décidée loin de notre pays. C'est pourtant cette guerre aux péripéties premières de laquelle nous n’avions pas été mêlés qui dans sa dernière phase, a eu pour effet de nous imposer un changement d'allégeance et dès lors a donné le branle au renouvellement dans le cours du siècle suivant de toute notre armature sociale, soit des rapports de notre population avec son clergé, ses seigneurs, ses gouvernants.

Mais, de ces généralités historiques sur lesquelles il serait fastidieux de s étendre, hâtons-nous de revenir à la situation actuelle et concrète de notre exploitant du pays des hauts tributaires de la Saint-François. Peut-on dire de lui sans trop d'exagération qu'il est émancipé? Affirmons-le sous bénéfice d'inventaire et, sur-le-champ, assurons-nous à quels égards et dans quelle mesure ce qualificatif lui est applicable.

Tout d'abord, fait patent, hors de conteste, les colons établis dans les cantons du sud-est de la province de Québec ont été, dès l'origine, libérés du régime seigneurial dont restaient affublés les gens d'en bas. Mais il est nécessaire de noter ici que l'initiative de l'abolition de ce reliquat du régime français a été provoquée par l'installation sur, nos bords des Anglo-Américains.

En second lieu, la dîme, qui était comme le régime seigneurial un legs de l'Ancienne-France, a subi dans la Nouvelle de notables adaptations. Transplantée en Nouvelle-France dès 1663, elle fut promptement réduite du minot 13e au minot 26e des grains récoltés par l'habitant. À mainte reprise modifiée à la suite d'acrimonieux débats, elle devient partie intégrante des institutions de la Nouvelle-France, et ratifiée par les autorités anglaises après la conquête, et par nos propres législateurs de la seconde moitié du siècle dernier, reste inscrite dans nos codes.****

Toutefois, le plus rude assaut que cette antique institution ait subi, dans la province de Québec, lui est venu de la défaveur du milieu physique de la pénéplaine du sud, médiocrement adaptée à la production des céréales, dont les cultures ont été notablement réduites en conséquence. Menacé dans la perception de ses revenus, le clergé a dû changer l'assiette de ses réclamations. Par décret de l'autorité diocésaine, les anciens prélèvements en nature ont été remplacés par une contribution, - toujours, quoique abusivement, désignée dîme, - tablée désormais sur la cote foncière du contribuable au rôle des cotisations municipales (autrement dit communales). Grâce aux cordiales relations subsistant entre les fidèles et son clergé, ce changement a pu se faire sans conflit, sans même l'intervention du législateur. La dîme est ainsi devenue une contribution purement volontaire au point de vue juridique, bien que fixée d'après une spécification et un quantum déterminés par le clergé.

Une formidable gêne au progrès de la Nouvelle-France et du Canada, ce fut, pendant tout le régime français et au cours du premier siècle de l'occupation anglaise, l'absolutisme du pouvoir central: plaie inséparable d'une organisation sociale reposant sur la force des armes, sur l'esprit de domination et de conquête.

Or, après avoir causé la ruine de l'ancienne civilisation, ce chancre, devenu l'affliction des états modernes et contemporains même, a fini, sinon par user ses forces, du moins par perdre beaucoup de son empire, au profit du régime plus satisfaisant dans l'ensemble - mais dans l'ensemble seulement du parlementarisme, des chambres électives, d'un exécutif responsable de sa gestion.

Or la lutte contre l'absolutisme politique, cette hydre à plusieurs têtes, parfois liguée avec le fanatisme sectaire Multiforme, les Canadiens du haut pays l'ont menée avec succès de concert avec les éléments d'esprit ouvert et tolérant recrutés au sein des groupes de langue anglaise, et parfois dans les Cantons de l'Est, et même sur le cours supérieur de la Saint-François. Car Anglais, Écossais, Irlandais, Anglo-Américains, que sais-je, bigarrure d'éléments ethniques disparates et associés de date récente, tout ce monde s'est, à l'occasion, rallié aux tenants de la liberté politique et religieuse, en vue de rogner les griffes à la haine sectaire intolérante.

Régime seigneurial, privilèges de classe, absolutisme politique, fanatisme sectaire, c'étaient là autant d'obstacles matériels à la liberté d'action et au progrès des nôtres, se posant sur la route et leur coupant le passage. Mais l'analyse en révèle deux autres, d'ordre psychologique ceux-là, qui n'en méritent pas moins de retenir l'attention. Notons d'abord cette crainte ou phobie qui dégénère facilement en haine de l'étranger, la xénophobie, néologisme d'étymologie grecque quoique d'aspect barbare, la xénophobie, dont, au siècle dernier, on faisait couramment le péché mignon de l'Angleterre, mais qui, au siècle actuel, si nous n'y portions attention, pourrait bien devenir le nôtre. Heureusement, chez nous comme dans tout pays éclairé, la xénophobie est tenue en laisse, du moins dans ses manifestations instinctives les plus bruyantes.

La tolérance, la largeur d'esprit sont devenues la devise et tendent clé plus en plus à s'imposer comme la règle de conduite de ceux qui détiennent la direction des divers groupes. Dans le milieu mixte des exploitants de la pénéplaine au sud-est du Saint-Laurent, ces principes ont trouvé un champ d'action et d'expansion exceptionnellement bien situé et préparé, où l'on a pu largement recourir à l'adjuvant des lumières de l'ordre intellectuel et moral.

On voudra bien l'observer, les faits sociaux que nous avons indiqués ci-dessus (droits seigneuriaux, dîme ecclésiastique, absolutisme politique, etc.,) ont une existence objective, sous forme d'une institution sociale, qui les rend indépendants de l'individu sur qui leur influence s'exerce. Au contraire, la xénophobie, comme aussi l'apathie, l'atonie intellectuelle, désignent des attitudes purement psychologiques inhérentes à l'esprit du principal intéressé, et que, dès lors, on jugerait volontiers plus facilement modifiables par lui. Ces attitudes, ces habitudes acquises, en cours d'existence, doivent pouvoir s'éliminer par le renversement du procédé d'acquisition.

Voyons de manière sommaire comment les indications qui précèdent nous aident à comprendre la genèse du type de l'exploitant de notre pénéplaine. Le peuplement de ce pays neuf, au moyen d'émigrations successives venues de divers points de la vallée, peut se représenter comme un filtrage qui se poursuit à travers un jeu de tamis à mailles plus ou moins serrées. Le premier tamisage opéré sur les habitants primitifs, ou les colons venus directement des anciennes seigneuries du Bas-Canada, était à larges mailles et livrait, peut-on dire, du tout-venant. Le deuxième tamisage, représenté par le travail exécuté dans les chantiers à bois, les exploitations forestières de l'arrière-pays montagneux, était un peu plus serré: sous peine d'être exclu, il fallait être doué d'une forte charpente, de muscles solides; mais une intelligence et une instruction dans la moyenne étaient suffisantes.

Déjà il en fut autrement lorsque le tamisage ou la sélection dut se faire en vue du travail exécuté dans les manufactures, les fabriques, les usines, ou encore les maisons de commerce. Ici, on se montrait plus exigeant: le nombre des exclus (invalides, inaptes, tarés) augmentait notablement.

C'est que la sélection faite en vue de la bonne exécution du travail dans une grande usine mécanique, après installation à grands frais de machines complexes, d'un outillage coûteux, ne saurait se passer de l'intervention d'un personnel d'experts, spécialement dressés, préparés. Autrement on s'expose à de nombreuses déconvenues, et, inévitablement, le rendement tombera, l'entreprise cessera d'être profitable. Ici, la sélection doit s'opérer impitoyablement au point de vue non seulement de la dextérité manuelle, mais aussi des connaissances techniques et de la culture générale de l'esprit.

En dernier lieu, dans ces milieux plus complexes de la vie rurale, comme de la vie urbaine, se surajoutent, dans le cours des années, aux triages ordinaires que nous avons vus, deux autres tris de finissage, pourrait-on dire, d'abord en fonction des qualités morales du sujet, et le dernier en fonction de sa valeur sociale. Il m'est arrivé, comme à d'autres, sans doute, d'en relever des exemples frappants autour de moi. Il m'a été donné d'observer quelque type de campagnard fort remarquable assurément, qui, à la suite d'une préparation assez sommaire, était une lumière pour son entourage: il avait acquis l'esprit avisé et calculateur qui distingue le Yankee ainsi que sa faculté d'application aux affaires. Seulement, il n'avait pas eu le loisir de développer au même degré le côté moral ou intellectuel de sa nature: dans ses rapports avec ses coparoissiens, il se montrait revêche et dur.

C'est ainsi que les simples ébauches en milieu progressiste restent parfois apparemment inférieures à leurs compatriotes passés au rabot du milieu traditionnel communautaire: ceux-ci, moins avisés peut-être, se montrent en général moins âpres au gain, plus larges et traitables dans les rapports ordinaires de la vie sociale. Lorsque le progressiste aura franchi le dernier stade de son évolution, et aura acquis quelque chose de l'entregent de son coparoissien du type traditionnel, alors pourra-t-on affirmer en toute justesse que l'exploitant du haut pays est émancipé; émancipé non seulement des entraves léguées par un passé plus ou moins lointain, mais de celles inhérentes à sa propre nature et dont il lui est parfois plus difficile encore de surmonter l'influence néfaste.


* La carte de la région sud-est des Cantons de l'Est, publiée à Nantes, 1883, sous les auspices de la Société des Moulins Nantais, est fort suggestive à cet égard.

** Voir sur ce sujet les études éclairantes de M. J.-A. Dresser, géologue et membre de la Société Royale du Canada.

*** C'est la route qu'ont suivie les Dumoulin, les Martineau, les Hébert, les Masson, les Perrault, etc.

**** On pourra consulter avec fruit l'excellent travail du regretté abbé Auguste Gosselin sur L'Histoire de la dîme au Canada (1705-1709), reproduit dans les Mémoires de la Société Royale du Canada, 1903, p. 45-63.

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