Histoire de la censure
IV. ADMINISTRATION. - La censure est l'examen qu'un gouvernement fait faire des livres, journaux, dessins, pièces de théâtre avant d'en autoriser l'apparition. Il convient d'étudier séparément : 1° la censure des écrits; 2° la censure théàtrale.
4° Censure des écrits. L'antiquité n'a pas connu la censure préventive. Nous voyons bien que l'Aréopage fit brûler les ouvrages de Protagoras où se trouvaient exprimés des doutes sur l'existence des dieux, et que de même Auguste fit brûler les satires de Labienus, et plus tard Constantin les écrits d'Arius : mais ce n'étaient là que des mesures répressives. Les conciles, en faisant défense aux fidèles de lire les ouvrages condamnés comme hérétiques, inaugurèrent le système préventif. On a voulu retrouver les origines de la censure proprement dite dans une ordonnance de Philippe le Hardi de 1275, qui place les libraires sous la surveillance de l'Université. Mais la censure n'a réellement pris de développement qu'à la suite de l'invention de l'imprimerie. La facilité donnée par là à la propagation des idées hérétiques qui commençaient à apparaître, effraya l'Église. Dès 1480, plusieurs évêques défendaient qu'aucun livre fût publié sans avoir été examiné par des délégués de l'autorité ecclésiastique et revêtu de leur signature. Ce n'étaient encore là que des mesures isolées. Le pape Alexandre VI établit la censure chez tous les peuples soumis à l'autorité religieuse de Rome. Par une bulle de 1504 il défendait aux imprimeurs d'éditer aucun écrit qui n'eût été soumis à l'examen de l'archevêque, de ses vicaires ou de ses officiaux, le tout sous peine d'excommunication et d'une amende fixée en chaque cas par l'autorité ecclésiastique. En 1545, le concile de Latran confirma et compléta ces mesures. Ce fut donc l'Église qui organisa la censure au XVle siècle. La Réforme d'ailleurs ne jugea pas à propos de la supprimer dans les pays ou elle triompha. L'Angleterre se borna à substituer des censeurs laïques aux censeurs ecclésiastiques. La Chambre étoilée, par un décret en date du 44 juin 1637, organisa complètement la censure. Durant la lutte entre Charles Ier et le parlement, ce dernier prit à diverses reprises des mesures contre la liberté de la presse. A l'occasion de l'ordonnance de juin 1643, Milton publia son Areopagitica ou Discours pour la liberté de la presse, adressé au parlement. Il y déclare que la nécessite de l'autorisation préalable est une oeuvre de l'Inquisition papiste et ne peut être admise par une communauté protestante.
En France, l'Université prêta son concours à l'Église dans la lutte contre la Réforme. Par une ordonnance de 4521, François ler défend aux libraires d'imprimer, vendre et débiter aucun livre qui n’ait été préalablement examiné et approuvé par l’Université et la faculté de théologie.
Après le désastre de Pavie, il fut interdit par arrêt du parlement et par décret de l'Université de faire aucune allusion dans les thèses et farces représentées par les étudiants, aux événements politiques. Le 13 janv. 1536, François Ier défend sous la peine de la hart (gibet) toute impression clandestine de livres. En 1543, l'Université dresse un Index des livres défendus : on y remarque la traduction des psaumes de Marot, les oeuvres de Rabelais, l'édition des Bibles de Robert Étienne. En 1547, un édit d'Henri II oblige l'auteur et l'imprimeur à apposer leurs noms et surnoms avec la marque du libraire. L'ordonnance de Charles IX du 10 sept. 1563 décide que ceux qui enfreindront les dispositions précédentes seront pendus ou étranglés, ainsi que ceux qui se trouveront avoir attaché ou semé certains placards. » C'est en vertu de ces dispositions que le 9 févr. 1573 Geoffroi Vallée était pendu et brillé pour avoir publié sa Béatitude des chrétiens sans nom de lieu ni d'imprimeur. La fameuse ordonnance de Châteaubriand prohibait l'importation des livres publiés à l'étranger sous peine de confiscation de corps et de biens. Aucune caisse expédiée de l'étranger ne pouvait être ouverte qu'en présence de deux docteurs en théologie. En 1624 le parlement de Paris proclamait par arrêt l'infaillibilité d'Aristote ; trois physiciens avaient combattu l'opinion du philosophe grec sur les catégories. Leurs thèses furent censurées et condamnées. Défense fut faite sous peine de la vie de tenir aucune maxime contre les anciens.
Presque tous les livres imprimés en si grand nombre au XVIe siècle ayant trait à la liberté de conscience, la censure fut naturellement attribuée à la faculté de théologie ; mais l'imprimerie ayant propagé et étendu le cercle des connaissances, il devint manifeste que les docteurs en théologie étaient incompétents dans la majorité des cas. Les seuls ouvrages religieux continuèrent à leur être soumis. Chaque publication fut examinée par deux docteurs et jugée par l'assemblée de la Faculté. Les examinateurs s'étant dispensés à plusieurs reprises de la consulter, la Faculté leur enjoignit d'être plus circonspects sous peine de perdre pendant quatre ans la censure des livres. En 1629, un édit de Louis XIII chargeait le chancelier de désigner qui il voudrait pour l'examen des livres de théologie. Cette ordonnance prescrivait le dépôt d'un double manuscrit dont un exemplaire devait rester entre les mains des censeurs afin qu'ils pussent s'assurer qu'aucun changement n'avait été fait après l'approbatur.
En 1662, la Faculté fut divisée par la question de savoir si l'autorité du pape était supérieure à celle des conciles. Le docteur Duval, chef de l'un des partis, sollicita et obtint, en 1664, des lettres patentes qui lui conféraient, ainsi qu'à trois de ses confrères, le droit exclusif de censure avec une pension de 2,400 livres à partager entre eux. La Sorbonne protesta. L'autorité transigea. Le nombre de censeurs resta fixé à quatre, choisis par l'assemblée de la maison de Sorbonne, mais on leur adjoignit deux docteurs de la maison de Navarre; Duval et ses trois confrères donnèrent de guerre lasse leur démission en 1666. La Faculté recommença à nommer des docteurs en nombre illimité. Le chancelier Séguier enleva alors à la Faculté le droit exclusif de censure et nomma quatre censeurs avec pension de 600 livres chacun. Chaque censeur rendait compte au chancelier :de là cette formule qui précédait chaque approbation et qu'on lit en tête de tous les livres publiés avant 89. Ce n'est qu'en 1741 qu'on nomma des censeurs royaux à titre permanent. Leur nombre fut de 79 dont 35 pour les belles-lettres, 40 pour la théologie, 40 pour la jurisprudence, etc.
La censure dura jusqu'en 1789; la nécessité d'une autorisation préalable à l'impression resta la règle fondamentale pendant le XVIII° siècle. Aussi les grands ouvrages de cette époque sont-ils publiés à l'étranger. Montesquieu, Voltaire Rousseau, se font imprimer en Suisse, en Hollande, en Angleterre, la correspondance de Voltaire foumille des renseignements les plus curieux là-dessus.
Les ouvrages étant introduits en contrebande, la Hollande inondait la France de livres philosophiques. Le seul résultat était de faire perdre de gros bénéfices à la librairie française. Aussi le pouvoir fermait souvent les yeux et tolérait les ouvrages imprimés en France, pourvu que la couverture portât le titre fictif d'une ville étrangère.
Les feuilles périodiques étaient soumises à une censure très sévère. La Gazette de France eut longtemps seule le privilège des nouvelles politiques. Mais, ni les pénalités énoncées dans l'ordonnance de 1764 sur les gazettes, ni les lettres de cachet ne pouvaient arrêter les nouvelles à la main. Tous les ministres se croyaient d'ailleurs le droit de gourmander les censeurs. Les bureaux du chancelier et ceux du lieutenant général de police étaient souvent en conflit sur les mêmes objets.
Comme le gouvernement français, les princes étrangers avaient fait établir des censeurs. Un libraire de Munich ayant fait venir de France la Cuisinière bourgeoise, le censeur allemand y vit une recette pour apprêter les carpes au gras et confisqua le livre comme irréligieux.
La Révolution supprima la censure, dont l'abolition était réclamée par les cahiers de 89. L'Assemblée constituante décide que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement., sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi ». La constitution de 1791 emploie les mêmes termes et les précise par l'addition suivante : «sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication ». La constitution du 5 fructidor an III porte de même : « les écrits ne pourront être soumis à aucune censure avant leur publication ».
Mais après le coup d'État du 18 fructidor, le conseil des Cinq-Cents décide que « les journaux et les autres feuilles périodiques sont mis pendant un an sous l'inspection de la police ». Après le coup d'État du 18 brumaire, tous les journaux hostiles sont supprimés. La constitution de l'an VIII ne souffle mot de la liberté de la presse. En 1803, un censeur est imposé à chaque journal ; au Journal de l'Empire (les Débats), M. Étienne; à la Gazette de France, M Tissot ; au Journal de Paris, M. Jay, etc. La censure n'était pas officiellement rétablie. Napoléon voulait d'abord la chose sans le mot. Le décret du 5 févr. 1810 régularisa ce système. Il établit un directeur gérant de la librairie et un censeur. Royer-Collard accepta le premier poste et Daunou refusa le second. Un exemple suffira pour montrer la liberté laissée aux auteurs. En 1810, il est question de réimprimer une Histoire de Bonaparte. Ce titre est jugé inconvenant et remplacé par: Mémoires pour servir le l'histoire des campagnes de Napoléon le Grand. Durant tout l'empire, imprimerie, librairie, théâtre furent soumis à une discipline militaire.
La charte de 1814 proclamait dans son art. 8 la liberté des écrits, mais Guizot et Royer-Collard présentèrent bientôt un projet de loi sur la censure. L'abbé de Montesquiou, ministre de l'intérieur, le porta à la Chambre le 6 juil. 1844. Malgré la très vive opposition de Benjamin Constant, il fut adopté définitivement le 24 oct. '1844. Une ordonnance du 24 oct. 1814 nomma 20 censeurs royaux et 22 censeurs royaux honoraires. Pendant les Cent-Jours, la censure fut abolie (par un décret du 25 mars 1815; l'acte additionnel portait : « Tout citoyen a le droit d'imprimer et de publier ses pensées en les signant, sans aucune censure préalable. » La seconde Restauration parut d'abord vouloir agir de même. Une ordonnance royale du 20 juil. 1815 déclara levées les restrictions apportées par la loi du 21 oct. à la liberté de la presse. Mais la loi du 22 févr. 1817 soumit de nouveau les journaux et périodiques à l'autorisation préalable. Elle fut appuyée par Royer-Collard, et combattue par l'extrême droite, et notamment par de Labourdonnaye, de Villèle, Chateaubriand, qui ne voulaient pas laisser cette arme au ministère.
Les lois de 1819 abolirent la censure et remirent au jury le jugement des délits de presse. L'assassinat du duc de Berry, en 1820, amena un mouvement de réaction qui eut pour conséquence le rétablissement de la censure. Benjamin Constant prit sept fois la parole dans la discussion contre la censure, mais en vain. La loi fut adoptée le 31 mars 1820. Une ordonnance du 4 avril établit une commission de 12 censeurs. La censure était d'ailleurs très impopulaire. Le public empêchait le censeur Raoul Rochette de faire son cours ; Népomucène Lemercier, de l'institut, publiait une tragi-comédie en un acte et en prose intitulée Dame Censure, fille du Soupçon et de la Peur; les personnages étaient : l'Orgueil, l'Intérêt, l'Hypocrisie et l'Ignorance, pères et mères des Vices et Ridicules, protégés par la Censure; M. Mille-OEil dit de l'Espionnage, cousin de la Délation et de la Calomnie, etc. La loi de 1821 ne fut prorogée que durant quinze mois, que B. Constant appela « les saturnales de la calomnie ». La censure ne fut pas prorogée en 1822, mais le gouvernement se réservait la faculté de la rétablir par simple ordonnance. Il en usa le 15 août 1824. A ce moment les censeurs étaient devenus si impopulaires que l'on dut cacher leurs noms. Charles X abolit la censure par une ordonnance du 29 nov. 1824, mais il la rétablit en 1827. L'ordonnance du 24 juin créait un bureau de censure et un conseil de surveillance de la censure. Sur les six censeurs trois refusèrent ce poste. Une ordonnance du 5 nov. 1827 révoqua l'ordonnance du 21 juin 1827, une loi de 1828 en consacra l'abolition. Les fameuses ordonnances de 1830 rétablissaient la censure avec toute son intensité. Ordonnance et trône dispa-rurent sous les barricades. La charte de 1830 porte : « La censure ne pourra jamais être rétablie ». Elle le fut pourtant par la loi du 9 sept. 1833 pour les ouvrages dramatiques et la mise en vente des dessins, gravures, lithographies et médailles. La révolution de Février rendit à la presse toute sa liberté, mais Cavaignac supprima sans façon des journaux an nom du salut public. Au 2 déc, les imprimeries furent occupées militairement, les journaux ne purent paraître sans autorisation préalable. Le décret de févr. 1852 emprunta à l'arsenal de la Restauration presque toutes ses mesures préventives contre les journaux : autorisation préalable, cautionnement, timbre, avertissements, suspension, suppression administrative, juridiction correctionnelle au lieu du jury, que de menaces pour les écrivains! Le nom de censure n'était pourtant pas prononcé.
La chute de l'empire entraîna celle de ce système vexatoire, toutefois, c'est seulement par la loi du 29 juilllet 1881 qu’a été établie la liberté complète de la presse : l'autorisation préalable et le cautionnement sont supprimés et remplacés par une simple déclaration indiquant les noms du gérant et de l'imprimeur. La censure ne subsiste donc aujourd'hui en France que pour les théâtres.»