Borduas et les paradoxes de l'art vivant
Peintre internationalement connu et dont le nom nous renvoie spontanément à l'événement le plus marquant de la-vie culturelle et intellectuelle du Québec des années 40, Paul-Émile Borduas connaît, surtout depuis sa mort en 1960, une multitude de discours de consécration tenus par des « prêtres » aussi différents que les historiens et critiques d'art, les essayistes, les sociologues et les militants nationalistes, et - on le devine aisément - pour des raisons différentes et souvent fort contradictoires.
Le Canada français moderne commence avec lui.
Pierre Vadeboncoeur, La ligne du risque.
Il serait tentant d'expliquer les divergences et la variété des points de vue en invoquant (pour raisonner comme les historiens de l'art) l'inépuisable richesse de son oeuvre dont la qualité, la diversité sont d'une densité telle qu'elle donne prise à plusieurs niveaux de lecture et d'interprétation qui malgré tout, étant donné les propriétés particulières de l’œuvre picturale construite sur un code non explicite et non explicité, ne parviennent pas à l'élucider complètement. Mais l'entreprise s'avérerait vite oiseuse et stérile dans la mesure où, d'entrée de jeu, elle renonce à rendre compte de ce qui, précisément, demande à être expliqué : la profusion et la dispersion des différences dans les divers modes de rapport à l’œuvre.
Bilan des lectures : le talent contre l'impossibilité historique
En fait, sous l'argument de la richesse, de la diversité et de la spécificité de l’œuvre, se camouflent plusieurs lacunes théoriques qui ne sont pas sans contribuer largement à produire le « mystère » entourant l’œuvre. Un premier biais consiste à centrer la démarche analytique exclusivement sur l’œuvre et à postuler que celle-ci renferme tous les éléments de son intelligibilité en même temps qu'elle en est le principe. Il s'agit alors de l'amener à se « trahir » elle-même en retraçant sa genèse et les influences qui la marquent. Le travail, qui exige évidemment la maîtrise d'un vaste système de classement permettant de situer chacune des oeuvres de l'artiste dans une classe nécessairement définie par rapport à une autre et de déterminer, par une analyse des ressemblances et des différences, les influences subies, consiste le plus souvent à dégager, sur la base d'une étude des caractéristiques internes, l'unité de la production artistique de Boduas et à la relier à celles d'autres peintres, contemporains ou non. On fait alors résider la preuve du bon classement dans la collecte d'informations permettant de certifier l'authenticité ou la véracité des influences subies : quels peintres a fréquentés l'artiste ? quelles expositions a-t-il visitées ?, etc. Cherchant sa preuve dans l'événement, l'anecdote, ce type d'explication fait alors apparaître l'ensemble de l’œuvre dans un cheminement continu où les contraintes ne pèsent que sur les aspects internes de l’œuvre et ne peuvent parvenir que des aspects internes d'autres oeuvres, plaçant ainsi le rapport à l’œuvre en dehors de tout procès social d'élaboration. Ainsi, André Jasmin réfute l'hypothèse selon laquelle Borduas a été, au tout début de la Seconde Guerre mondiale, « touché » par une toile de Mondrian et tente de démontrer que la toile qui a alors impressionné l'artiste est La laitière de Vermeer 1. Pour sa part, Guy Robert, qui consacre un ouvrage complet à Borduas, parle de l'influence des tableaux de Pellan tout en établissant diverses comparaisons entre l’œuvre de l'artiste québécois et celle de Jean Arp 2 (2). Enfin, ce serait, selon Guy Viau, qui a connu Borduas, « devant un Renoir que celui-ci éprouve pour la première fois le mécanisme de la création artistique 3 ».
Ces analyses des influences proprement picturales sont d'autant plus difficiles que Borduas rompt assez tôt avec son seul maître, Ozias Leduc, et que pendant son séjour en France, il semble être imperméable aux différentes écoles parisiennes alors en pleine effervescence. La rareté des filiations plausibles et vraisemblablement identifiables aidant, on délaissera alors la quête des influences proprement picturales mais aussi des textes critiques et théoriques dont la référence tient aux influences littéraires du surréalisme et, plus particulièrement, à celle du « pape » Breton. Plusieurs spécialistes vont alors se mesurer au défi de définir l'ordre de préséance d'un pan de richesse sur l'autre et d'identifier où et à quel moment dans l’œuvre, cette influence commence à se faire sentir. E.H. Turner 4 établit alors à 1938 la date où François Hertel fait connaître à Borduas « Le Château Étoilé » de Breton. Par contre, Guy Viau 5 pense que « c'est vers les années 40 que Borduas déniche dans les rayons de la bibliothèque de l'École du meuble un numéro de la revue Le Minotaure dans laquelle se trouve « Le Château Étoilé » et d'autres textes de Breton. J.R. Ostiguy 6, pour sa part, rejette ces hypothèses : ce serait, selon un témoignage de Mme Borduas, un scientifique français de passage à Montréal, Henri Laugier, qui aurait, en 1941, fait découvrir à Borduas la revue Le Minotaure. C'est aussi le point de vue qu'adoptent François Gagnon 7 et Bernard Teyssèdre 8 mais que ne partage pas tout à fait Guy Robert qui relève quelques flottements et ambiguïtés dans la lettre de Laugier à Borduas, en plus de manifester de grandes réticences à accepter le poids explicatif de l'influence littéraire dans le cheminement de Borduas, préférant s'en tenir davantage aux données d'ordre pictural 9. Ce type d'approche, on le voit, reproduit exactement les mêmes erreurs que la précédente mais en déplaçant le point d'ancrage du pictural vers le littéraire. En effet, même si elle semble atténuer l'autonomie souveraine de l’œuvre picturale, cette approche ne s'attarde guère à dégager les modalités de transfert du rapport à l’œuvre du domaine littéraire au domaine pictural; elle vise plutôt à soupeser l'originalité de la production picturale à la lumière d'un emprunt littéraire. Les historiens de l'art attachent en effet beaucoup d'importance à la question de savoir si la lecture de Breton précède ou suit ce qu'on a tenu pour la première véritable manifestation de l'originalité et du génie de Borduas, à savoir les Gouaches de 42. Et sous cette querelle de dates et d'anecdotes où l'on cherche à vérifier si le génie vient avant l'influence ou l'inverse, la question du statut de l'innovation artistique, ses conditions sociales de possibilité et le rapport qu'elle entretient avec l'ensemble du champ intellectuel, reste indiscutée.
Et c'est précisément pour cela que, malgré les nombreux articles, livres et thèses universitaires consacrés à Borduas, l'explication de son itinéraire artistique et intellectuel offre très peu de consistance. Même lorsqu'ils décrivent avec précision divers aspects de la vie de l'artiste ou qu'ils tentent d'établir une relation entre son oeuvre et le contexte (social, politique, culturel, etc.) 10, les spécialistes de l'art transforment l’œuvre admirée en objet sacré et contribuent à accroître et produire le « mystère ». Borduas et son oeuvre apparaissent alors, en effet, non seulement indéchiffrables mais aussi historiquement impossibles. Toutes les litanies attachées aux fausses explications par le talent apparaissent alors pour enraciner dans la nature ce qu'on présente comme culturellement impossible. C'est ainsi que sera créé le « personnage » Borduas dont le portrait sera tiré en présentant des traits culturels comme autant d'obstacles à surmonter par son talent «naturel». On le présente alors comme un peintre peu instruit, « impitoyablement conscient de son désavantage intellectuel 11 », « handicapé dans la manifestation des concepts et des arguments 12 », «timide et malhabile avec les mots 13 », dont l'expression souffre d'une certaine « gaucherie lyrique 14 » et qui, « aussi démuni dans sa formation idéologique 15 » sera alors d'autant plus facile à ostraciser qu'il sera seul et abandonné de tous. Personnage qu'il nous faut tenir pour d'autant plus suspect que, de son vivant, Borduas est admiré pour sa fougue, sa vivacité et son intelligence, lui qui « discute volontiers de théories qu'il exploite toujours brillamment 16 ».
Somme toute, de telles lectures, qu'elles soient centrées sur l’œuvre ou sur l'auteur, sa biographie et sa trajectoire individuelle, parce qu'elles ne déterminent pas rigoureusement les conditions de production et de circulation des oeuvres artistiques, ne contribuent guère à une objectivation désacralisante du peintre et son oeuvre et ne font bien souvent que « rajeunir la liturgie sans rien renier de la vénération ancienne 17 » des oeuvres dont elles prétendent rendre compte. Elles auront, de plus, fortement contribué à faire oublier la genèse et les caractéristiques spécifiquement socio-culturelles du mouvement automatiste en réduisant celui-ci à l'influence et à la pensée d'un seul homme qu'on aura négligé de saisir dans la globalité de son insertion sociale. On aura ainsi passé sous silence toute la dynamique macro-sociologique des rapports de force qui structuraient l'ensemble des institutions (et les relations des groupes qui s'y affrontaient) de diverses manières touchées et mises en cause par la violente critique automatiste. Et ce silence est d'autant plus suspect que n'est pas sans être problématique le lieu où Borduas élabore sa conception de l'art : c'est à titre de professeur de dessin dans une école technique (l'École du meuble) qu'il aura l'occasion de forger sa réflexion et sa pratique picturales qui viendront bousculer les plus sûres positions de l'art académique du Musée et de l'École des beaux-arts. On s'est empressé de faire de son renvoi de l'École du meuble le symbole de son « martyre » et de la répression dont il fut victime mais on n'a pas vu là tout le paradoxe d'une telle consécration. Et pourtant, c'est dans ce paradoxe que s'articule toute la spécificité (et une bonne partie du « mystère ») du mouvement automatiste.
En effet, il y a quelque chose d'intrigant dans le fait qu'une institution vouée à la formation de la couche supérieure de la classe ouvrière devienne le secteur de transformations importantes dans une production symbolique qui est propriété exclusive de la petite bourgeoisie canadienne-française qui doit d'ailleurs la disputer chaudement à certaines fractions de la bourgeoisie anglophone. Et cela n'est compréhensible que dans la mesure où l'on remplace l'enseignement et la pratique du dessin dans le cadre plus large du rôle que leur assigne un système d'enseignement alors fort secoué autant par la nécessité d'encadrer une classe ouvrière dans une formation devenue plus nécessaire à la suite des transformations de la production que par celle de trouver de nouvelles positions à une petite bourgeoisie qui commence d'être aux prises avec « l'engorgement des professions ».
Notes
1 André Jasmin, « Le climat du milieu artistique dans les années 40 », Peinture canadienne française,
Conférences de Sève, nos 11-12, Les Presses de l'Université de Montréal, 1970, p. 27.
2 Guy Robert, Borduas, Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1972.
3 Guy Viau, La Peinture moderne au Canada français, Québec, Ministère des affaires culturelles, 1964, p. 49.
4 E.H. Turner, Paul-Émile Borduas 1955-1960, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1962.
5 Guy Viau, op. cit.
6 J.R. Ostiguy, Un siècle de peinture canadienne 1870-1970, Québec, Presses de l'Université Laval, 1971, p. 45.
7 François Gagnon, « Contribution à l'étude de la genèse de l'automatisme pictural chez Borduas », La Barre du Jour, nos 17-20, janvier-août 1969, pp. 206-224.
8 Bernard Teyssèdre, « Fernand Leduc, peintre et théoricien du surréalisme à Montréal », La Barre du Jour, nos
17-20, janvier-août 1969, pp. 224-270.
9 Guy Robert, op. cit., p. 31.
10 François Gagnon, op. cit.
11 Guy Robert, op. cit., p. 24.
12 Idem, p. 53.
13 Idem, p. 54.
14 Idem, p. 58.
15 Guy Robert, op. cit., p. 56.
16 Maurice Gagnon, Sur un état actuel de la peinture canadienne-française, Montréal, Éditions de l'Arbre, 1945,p. 85.
17 Pierre Bourdieu, « La critique du discours lettré », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 5-6, p. 7.