Une aurore boréale

Pierre Loti
Extraits de: Fleurs d'ennui
Reproduit d'après: Pages choisies des auteurs contemporains. Pierre Loti. Avec introduction de Henri Bonnemain. Paris, Armand Colin/Calmann Lévy, 1900, p. 115-117
Texte de présentation: "Avec un vocabulaire aussi restreint que celui de Racine, Pierre Loti a su tout peindre et rendre quelquefois même l'insaisissable. - Dans les pages qui suivent, il décrit avec un rare bonheur une de ces aurores boréales qu'il a pu admirer dans les mers du Nord, pendant ses nuits de quart. Avec une grande simplicité de style - sans phrases savantes ni adjectifs chatoyants - il nous montre l'étrange magnificence de cette grande fantasmagorie silencieuse."

    La plaine de glace s'étend de tous côtés à perte de vue. La lumière boréale embrase et colore superbement cette nuit et ce désert. A travers le cristal étincelant des glaçons qui nous entourent, les reflets d'en haut se décomposent en tant d'arcs-en-ciel, que nous croyons marcher au milieu d'un monde fait tout entier de gemmes précieuses.

    Au-dessus de nos têtes, les nuages qui planent sont d'un rouge sombre, d'une intense couleur de sang.

    Et de grands rayons pâles traversent le ciel comme des queues de comètes; il y en a des milliers et des milliers, qui divergent tous d'une sorte de centre mystérieux, perdus au fond de l'immensité noire: le pôle magnétique. Des faisceaux, des gerbes de rayons, s'élancent et se déforment, reparaissent et puis s'éteignent. Cette étrange magnificence change et remue.

    C'est la splendeur de cette force insaisissable, inconnue, qu'on a appelée magnétisme. Cette puissance occulte se donne ce soir une grande fête, par cette nuit d'hiver, là-bas dans les régions hyperborées. Elle rayonne, elle éblouit, elle inquiète! elle jette son épouvante de chose inexpliquée, incompréhensible, spectrale.

    Une sorte de tremblement continu agite toute cette lumière. On croit l'entendre bruire et crépiter - on écoute -, rien ... Ce n'est qu'une grande fantasmagorie silencieuse. Ce feu est froid et mort, dans ce ciel et sur cette mer gelée, c'est le silence absolu ...

    (...) Les nuages, qui d'abord ressemblaient à du sang vu par transparence, ont peu à peu changé de couleur. Les uns sont devenus d'un rouge sombre, les autres d'un rose triste et mourant.

    Les grands rayons pâles s'en vont à la débandade dans le ciel immense; on dirait qu'ils ont perdu leur centre; on dirait qu'on les en a détachés enles tranchant: du côté du pôle, leurs sections sont nettes comme des sections faites à coup de ciseaux.

    Seulement ils se tiennent encore entre eux, les rayons pâles, juxtaposés en longues séries mouvantes et tremblantes. Cela semble des bandes d'une gaze lumineuse plissée à petits plis.

    Des souffles mystérieux, qu'on ne sent pas sur terre, des souffles magnétiques, agitent doucement ces étoffes de feu bléme; elles s'enroulent en spirales légères, ou se déploient comme des banderoles impalpables, en s'éteignant toujours.

    De dernières rougeurs, presque livides, paraissent encore çà et là sur les nuages.

    De derniers lambeaux de cette gaze lumineuse traînent au hasard dans l'espace, en tremblant toujours. Il deviennent de plus en plus diaphanes. Ils sont si vagues,'qu'on a peine à les suivre. Ils sont si ténus, que l'oeil les perd. Ils ne sont plus rien. La lumière polaire est éteinte. L'aurore boréale vient de mourir.

    La nuit noire et glacée nous enveloppe et nous n'y voyons plus, au milieu de ce chaos déchiqueté, qui est une mer figée...

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    Jules Michelet

    Extrait de l'ouvrage intitulé La montagne (première partie, chapitre XII) (1868)

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    Passage tiré de: Le roman d’un enfant.




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